Trois ténors du milieu des services financiers au Québec ont servi une mise en garde à l’Autorité des marchés financiers, lors du Rendez-Vous du régulateur, tenu le 14 novembre dernier au Palais des congrès de Montréal. Selon eux, une règlementation excessive génèrera plus de problèmes que de solutions.Yvon Charest, président et chef de la direction d’Industrielle Alliance, assurance et services financiers, n’y est pas allé de main morte à l’égard des nombreux changements apportés à la règlementation par l’Autorité. Selon lui, tous ces changements éloignent le régulateur de sa mission qu’il estime être d’assurer la solvabilité des institutions financières.

« Le Canada a bien traversé la crise et nous n’avions pas ces normes. La plus importante est à venir, soit la règle IFRS-2. Si elle est adoptée, il y aura une volatilité incroyable des compagnies d’assurance. Au lieu de suivre les sillons des autres à l’international, il vaudrait mieux voir comment préserver notre système », a-t-il dit.

M. Charest a rappelé qu’il ne faut pas oublier que solvabilité et gestion de risques vont de pair. « La solvabilité, c’est de la gestion de risques. Ce principe doit avoir préséance sur tous les autres. Chez nous, la gestion de risques est encapsulée sur une page. Ça doit être clair », a-t-il précisé.

Il a aussi affirmé qu’il fallait cesser de croire que tout changement est positif. « Je ne sens pas qu’on a cherché à bénéficier des saines pratiques mises en place dans le passé. On est parti d’une feuille blanche. L’ensemble des lignes directrices est devenu un fardeau trop lourd. Auparavant, nous envoyions toute la correspondance de l’Autorité à nos gens en conformité. Maintenant, ils nous demandent de cibler l’essentiel et de leur envoyer seulement 25 % de cette correspondance tellement elle est abondante », a-t-il dit.

M. Charest dit aussi se méfier de la multiplication de l’indépendance. Plus il y aura de gens indépendants dans les diverses activités d’une institution financière, plus il sera difficile de savoir qui décide, a-t-il mentionné.

« Quand on parle d’imputabilité, il faut savoir quelle est la responsabilité de chacun. Plus on les multiplie, plus il sera difficile de savoir qui décide. Est-ce que ce sera la direction, le conseil d’administration ou les gens indépendants ? Tout le monde va penser que ça incombe à l’autre », dit-il.

À cet effet, il a ajouté que la langue française résumait très bien à qui vont les pouvoirs en matière de gouvernance. « Les membres de la direction dirigent le conseil. Quant au conseil, il est justement là pour conseiller. On ne peut pas lui demander de diriger en seulement six rencontres par année. Le conseil d’administration ne peut être efficace que s’il est bien alimenté par la direction. Plus vous nourrissez le conseil, plus il est efficace », a-t-il dit.

Le PDG a aussi déploré le manque de rigueur qui accompagne l’approbation de certaines règles. À cet effet, il a donné en exemple une situation qu’il a personnellement vécue. À la suite de certaines transactions qu’il a réalisées aux États-Unis, il a dû à trois reprises fournir ses empreintes digitales. « J’espère que ça ne deviendra pas un exemple de bonnes pratiques, car c’est quelque chose d’extrêmement long », a-t-il dit.

Selon M. Charest, la solution au problème de la règlementation réside dans la mise en place d’un bon système de contrepoids (check & balance). Il a dit fortement apprécier les visites qu’ont effectuées l’Autorité et la firme de notation Standard & Poor’s dans ses locaux au cours de la dernière année.

« Ils ont justement pu voir que nous avions un bon système de check & balance. Nous leur avons expliqué qu’elle était la dynamique de la direction et notre vision. C’est une démarche que je juge extrêmement utile. Quand il y a quelque chose de difficile à mesurer, le mieux, c’est d’aller voir sur le terrain et de parler aux différents intervenants. En une heure ou deux, je suis convaincu que le régulateur ou l’agence de notation peuvent dire si la cote de la compagnie est verte, jaune ou rouge », a-t-il dit.

Le rôle du C.A.

Yvan Allaire, président exécutif du conseil d’administration de l’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques, s’est aussi questionné sur le rôle du conseil d’administration au sein d’une entreprise. Selon lui, la compétence d’un conseil d’administration se mesure en fonction de la compétence médiane de ses membres.

« Un conseil ne peut compter sur les compétences de ses membres forts pour combler celles de ses membres plus faibles. S’il y en 2 qui comprennent la situation et 13 qui ne la comprennent pas, le conseil va aller dans le sens des 13 », a-t-il dit.

Quant à la notion d’indépendance des administrateurs, il dit ne pas y croire. « Comment mesure-t-on l’indépendance d’esprit ? Ce n’est pas quantifiable », a-t-il souligné.

Il a ajouté que le cas du secteur financier était particulier vu qu’il est le seul qui puisse mettre en péril la société. « Il va de soi qu’il doit être surveillé », a-t-il ajouté.

Il a toutefois adressé une mise en garde : trop règlementer risque d’aggraver les pathologies excessives. Il prend comme exemple la rémunération des dirigeants. Plusieurs proposent que leur rémunération soit liée à la performance financière de l’entreprise qu’il dirige. Ce serait une erreur selon lui.

« Cela exacerberait la recherche obsessionnelle à faire marcher les chiffres. Ça peut se faire de toutes sortes de façons et on peut faire dire n’importe quoi à des chiffres. De plus, l’attention de la haute direction serait portée sur l’immédiat au détriment du long terme », a-t-il dit.

Autre lacune : plus le fardeau règlementaire est grand, plus il apporte de la paperasse. « Il y a beaucoup plus d’information disponible qu’avant. En 1950, les résultats annuels des entreprises tenaient en 10 pages. Maintenant, cette moyenne est de 165 pages. Est-ce plus clair ? », a-t-il fait remarquer.

Il a aussi rappelé qu’avant leurs faillites, les hauts dirigeants de Bear Stearns et Lehman Brothers avaient touché des primes atteignant 1,5 milliard de dollars (G$). « Ils avaient été récompensés parce que ces entreprises valorisaient la prise de risques. Ça a mené à la situation qu’on connait », a dit M. Allaire.

Un aspect qui l’inquiète est le grand volume d’argent que possèdent les caisses de retraite dans les fonds spéculatifs. À titre d’exemple, il a avancé que 80 % des sommes investies dans la firme de fonds spéculatifs Blackstone appartenaient à des caisses de retraite.

Toutefois, M. Allaire se demande jusqu’où on peut se poser des questions quant à un investissement. « Si j’investis à Montréal et que la ville est frappée par un grand tremblement de terre, que va-t-il arriver ? Or, il n’y a pas eu de séisme majeur à Montréal depuis 1534. Ce n’est pas dit qu’il n’y en aura pas un demain. Doit-on s’empêcher d’investir à Montréal pour cela ? Est-ce mieux de se questionner ainsi ? », a-t-il fait remarquer.

Principes au lieu de règles

Pour Léon Courville, professeur associé d’HEC Montréal et ancien président de la Banque Nationale du Canada, l’interdépendance de la règlementation est devenue inévitable. « Si je devenais conseiller d’un pays en faillite, la première chose que je leur dirais est qu’ils ne peuvent pas dissocier leur politique fiscale et leur politique monétaire de la politique règlementaire. Elles sont devenues indissociables. On le voit chez les compagnies d’assurance aujourd’hui », a-t-il dit.

Un régulateur pourrait-il déléguer des pouvoirs aux conseils d’administration des institutions financières ? Non, a répondu M. Courville, car seul le régulateur a la vision d’ensemble de l’industrie.

« C’est d’ailleurs ce qui a sauvé le Canada d’avoir une règlementation plus établie sur des principes que des règles. Yvon Charest ne sait pas ce qui se passe chez son compétiteur, même s’il en a une certaine idée. Il ne pouvait toutefois pas savoir que la Financière Manuvie ne couvrait (hedge) pas tous ses risques. C’est très difficile pour les membres d’un conseil d’administration, qui se voient six fois par an, d’avoir une vision d’ensemble de l’entreprise », a-t-il souligné.

M. Courville a ajouté qu’avoir plusieurs lignes directrices mène à beaucoup d’incongruités. « La règlementation internationale de Bâle fait que les régulateurs s’abritent derrière elle au détriment des règles nationales. Les problèmes de l’Irlande ne sont pas les mêmes que ceux des États-Unis. Ça entraine des comportements nationaux un peu déviants », dit-il.