Au moment de vendre leur clientèle en assurance et en services financiers, plus de conseillers réalisent qu’ils sont assis sur une mine d’or. Les ventes précipitées vues dans le passé se raréfient au profit de transactions plus réfléchies, avec un meilleur équilibre entre acheteur et vendeur. La conformité accrue y est peut-être pour quelque chose.L’ère de changement qui souffle sur l’industrie n’épargne pas les transactions de blocs d’affaires. Lawrence Geller, président de L.I. Geller Insurance Agencies, observe que les bouleversements iront bien au-delà de la règlementation. De grandes tendances changeront les rapports entre cabinets et assureurs.

« Je soupçonne que tout changement des règles en regard des commissions de suivi et de renouvèlement, des bonis, de l’indépendance et de la capacité pour un conseiller de s’incorporer aura un effet substantiel sur l’évaluation d’une clientèle. Ce sera tout autant le cas de tendances comme la consolidation chez les agents généraux et la volonté ou la capacité des manufacturiers à traiter avec les conseillers et leurs cabinets », a confié M. Geller au Journal de l’assurance.

Après 40 ans d’expérience dans le secteur des valeurs mobilières, le président de la firme de consultants en gestion de patrimoine Curry-Henry Group, Brian L. Curry, en a vu d’autres. Il croit que la tendance actuelle vers une conformité accrue incitera les acheteurs à la prudence.

« L’acheteur doit faire une vérification diligente du bloc d’affaires et du style du vendeur. De nos jours, les affaires ne sont plus autant axées sur le mode transactionnel. Les acheteurs cherchent des blocs constitués de comptes de gestion à honoraires. Côté conformité, vous devrez autant analyser le style du bloc d’affaires que son intégrité », a expliqué M. Curry au Journal de l’assurance.

Pour plusieurs, la conformité devient bien plus qu’un fardeau règlementaire. Elle est aussi une occasion d’affaires à saisir pour le conseiller, souligne pour sa part Marie-Élaine Farley, vice-présidente aux affaires juridiques et corporatives de la Chambre de la sécurité financière. Les conseillers qui veillent à la conformité de leurs pratiques faciliteront la planification de la relève, croit-elle.

« Il faut penser à la valeur de notre bloc d’affaires. Qui voudra acheter des risques? Des dossiers bien montés représentent une valeur au moment de passer le flambeau à la relève », a commenté Mme Farley lors d’un panel sur la conformité au Congrès 2013 de l’assurance et de l’investissement.

Présent à ce panel, le vice-président et directeur général du Groupe Cloutier, Michel Kirouac, a renchéri. « Il y a cinq ans, on aurait voulu intégrer la conformité dans l’évaluation d’un bloc d’affaires et plusieurs se seraient demandé : quel est le rapport? Souvent, les blocs d’affaires se vendent sur la base des états de commissions et d’une liste de polices, mais personne ne regarde l’état des dossiers », déplore-t-il.

« Je participe à plusieurs transactions chaque année entre représentants. J’observe que des aspects de la conformité comme la présence de dossiers physiques ou sur support informatique et celle de logiciels de gestion de la clientèle prennent de plus en plus d’importance. Plus vous êtes équipés, plus vous êtes en mesure de prouver votre conformité. C’est vrai en assurance, et ça l’est encore plus en placements. »

Dans une récente entrevue accordée au Journal de l’assurance, M. Kirouac a réitéré que les dossiers bien organisés donnent une valeur concrète à un bloc d’affaires. « Les commissions de renouvèlement et le potentiel de nouvelles ventes déterminent en partie la valeur d’une clientèle, mais il y a plusieurs autres facteurs qui jouent sur cette valeur. Celui d’avoir un dossier exhaustif sur papier ou imagerie contenant les analyses des besoins financiers, par exemple. »

La principale crainte de l’acheteur est de ramasser des problèmes en acquérant une clientèle, soutient M. Kirouac. Il pense à ces nombreuses clientèles constituées depuis les années 1980 et pour lesquelles le conseiller est parfois inactif depuis cinq ou six ans. Souvent, ces dossiers sont mal documentés et l’analyse des besoins y fait défaut.

« Si un client se plaint d’avoir souscrit trop d’assurance ou choisi le mauvais produit sur recommandation de son conseiller précédent, il sera difficile pour l’acheteur de démontrer les motifs derrière les choix du client s’ils ne sont pas documentés », dit M. Kirouac.

En guise de soutien auprès des conseillers vendeurs, Groupe Cloutier s’enquiert de l’état de leur clientèle : dossiers physiques ou sur imagerie, tableaux de comparaisons, projections et analyses des besoins financiers. Mais il y a plus encore. « Ce n’est pas juste l’analyse des besoins qui compte. Vous devez aussi avoir des dossiers bien montés, de bonnes notes, des références de membres de la famille, d’amis, de contact, des notes qui indiquent pourquoi il a choisi tel ou tel produit », précise M. Kirouac.

Prime à la conformité

« La présence de ces éléments en bonne conformité ajoutera facilement une valeur de 15 % à 25 % à une clientèle, croit M. Kirouac. Cela suffit peut-être à faire passer le coefficient de la clientèle à quatre fois les commissions de renouvèlement, et plus », ajoute-t-il. Selon lui, les multiples ont évolué rapidement ces dernières années. L’époque à laquelle le réseau était la scène de ventes précipitées, à une fois et demie les commissions de renouvèlement pour un portefeuille, se termine. « Pour avoir un tel multiple, le portefeuille doit vraiment être en mauvais état, croit M. Kirouac. Plus ça ira, plus les facteurs vont grandir. Je ne pense pas que nous reverrons les 2 à 2,5 fois les commissions. Les conseillers sont mieux organisés. On voit de plus en plus d’entrepreneurs qui se montent de beaux cabinets avec adjointes, systèmes de technologie et bon mélange de lignes d’affaires, ce qui leur assure des revenus intéressants. »

Selon lui, un portefeuille de qualité qui génère des renouvèlements de 50 000 $ par an pourra très bien se vendre 4 à 5 fois ces commissions de renouvèlement. « Connaissez-vous bien des entreprises qui rapportent 50 000 $ par an pour un investissement initial de 250 000 $? C’est 20 % de rendement annuel. À quel prix êtes-vous prêt à laisser aller ça? À 150 000 $? Pas vraiment. À 250 000 $, ça commence à avoir du bon sens. Il commence à se créer un équilibre entre acheteur et vendeur. » Ce potentiel de rendement poussera en effet les multiples à la hausse. Ils seront de plus en plus élevés pour les gros blocs d’affaires, croit M. Kirouac.

Pour sa part, Lawrence Geller exprime des réserves quant à l’utilisation d’un multiple fixe pour évaluer une clientèle en assurance et en services financiers. Un tel multiple risque de mal représenter la diversité d’un portefeuille de clients. « Les multiples ne recouvrent souvent qu’une partie des activités d’un bloc et ne s’appliquent pas à une pratique variée : assurance temporaire, permanente, universelle, collective pour petits groupes, invalidité, maladies graves, soins de longue durée, fonds distincts », énumère-t-il.

Chaque ligne d’affaires commande une différente méthode d’évaluation, qui demande à être raffinée par la suite, explique M. Geller. Selon lui, le flux des renouvèlements étalés dans le temps, l’âge des clients, la démographie, les autres produits détenus par un même client et les activités que l’acheteur entend poursuivre avec ses clients influencent le multiple de départ. « J’ajouterai que le multiple dépendra aussi de la volonté et de la capacité du vendeur à demeurer avec l’acheteur et à le présenter à ses clients. »

Évaluer un bloc d’affaires est plus complexe qu’on le croit, renchérit Brian Curry. Qu’il s’agisse de valeurs mobilières, de fonds communs, d’assurance vie… ou d’une franchise de McDonald’s. « Le multiple doit tenir compte de plusieurs facteurs, dont les plus importants sont le type et la qualité de la clientèle. Quels sont les facteurs d’âge et de risque des clients? Quels sont leurs plans de transferts d’actifs vers les enfants ou les petits-enfants? »

Tous ces facteurs permettent d’arriver à une valeur d’actif, mais ce qui est réellement important, c’est de retenir cet actif, insiste M. Curry. Ainsi, il ne suffit pas d’établir la valeur d’un bloc d’affaires sur les revenus qu’il a produits dans les trois dernières années.

« Dans une transaction, on tient pour acquis que l’actif demeurera en place, alors que ce n’est pas toujours le cas. Il y a une importante vérification diligente à faire en regard de la relation que le conseiller vendeur entretient avec ses clients, et de sa capacité à les transférer avec succès aux clients. L’acheteur doit quant à lui avoir des pratiques de même qualité que le conseiller précédent, et devrait être capable d’établir la même relation avec les clients », croit-il.

Il recommande aux deux parties de signer une clause qui prévoit un facteur de rétention. « Une des conditions pourrait être que si après un certain temps, il n’y a pas encore 90 % des actifs à bord, une pénalité s’applique, probablement une soustraction de 15 % au prix initial. Si le vendeur reste avec vous six mois pour assurer une transition en douceur et que vous perdez des clients au bout de neuf mois, c’est probablement votre faute. Si vous les perdez plutôt au bout de deux mois, c’est là que la pénalité s’applique », dit M. Curry.

Indépendants livrés à eux-même

Ces considérations sont particulièrement importantes pour les conseillers indépendants, rappelle-t-il. Les banques et leurs courtiers en valeurs mobilières sont propriétaires de la clientèle. Ces institutions établissent deux contrats distincts : un avec le vendeur et un avec l’acheteur. Elles fixeront en outre le prix de la transaction, décideront de l’acheteur et agiront comme négociateur. Au contraire, les indépendants sont livrés à eux-mêmes.

« Le contrat est entièrement entre l’acheteur et le vendeur. C’est le modèle de l’agent principal que l’on voit dans des réseaux comme Raymond James et Placements Manuvie, poursuit M. Curry. Dans ce cas, il est mieux de confier le processus à une firme indépendante qui agit comme tierce partie. Autrement, je peux vous garantir que soit l’acheteur, soit le vendeur subira un abus. »

Sans être aussi intrusifs que les banques, certains réseaux dans lesquels la clientèle appartient au conseiller contrôlent davantage les variables lors des transactions. En revanche, le conseiller qui désire vendre à sa clientèle au sein du réseau accède à des ressources internes de soutien et de financement. Souvent, la vente survient entre deux collègues d’un même réseau, et même, avec un membre de la famille.

C’est le cas de la nouvelle Division Services Conseils de la Financière Manuvie. Son rôle consiste entre autres à donner des conseils aux deux parties, au moment de l’achat d’un bloc d’affaires. La Banque Manuvie peut offrir de financer l’achat d’un portefeuille d’un client.

« Le conseiller qui songe à vendre tend à surévaluer son bloc d’affaires et l’acquéreur, à le sous-évaluer, a confié au Journal de l’assurance André Vaillancourt, directeur général de Division Services Conseils pour le Québec. Nous voulons aider à réduire l’écart dans le prix et faciliter les négociations, tant du côté de l’acheteur que du vendeur. »

La plupart des conseillers n’ont pas de plan d’affaires, constate-t-il. « Nous aidons le conseiller qui veut assurer sa relève à se préparer quelques années à l’avance. Il s’agit de services gratuits que Manuvie réserve exclusivement à ses conseillers indépendants, ajoute M. Vaillancourt. Nous ne cherchons pas à les acheter, nous voulons les aider à faire croitre leur entreprise. »

Division Services Conseils met l’accent sur les bonnes pratiques d’affaires et sur les programmes de formation qui permettent aux débutants de s’intégrer progressivement à un cabinet. Dans ce réseau, la plupart des transactions de clientèles concernent la relève familiale.

Martin Deslauriers perçoit d’ailleurs l’emprise des grands réseaux sur les transactions de clientèles. Assez pour faire dévier le président de Transition Conseils de ce secteur d’activité, après cinq ans d’efforts pour y percer en tant que tiers indépendant. En entrevue au Journal de l’assurance, l’entrepreneur a confié faire de moins en moins de transferts d’entreprises et réorienter sa firme vers des besoins qu’il a découverts pendant ses recherches, comme le Web et la réalité augmentée.

« Les directeurs des gros cabinets sont à l’affut des conseillers qui désirent vendre leur clientèle, de façon à ce qu’ils ne sortent pas du réseau. Le marché entre dans une dynamique de rétention de blocs d’affaires. Les grosses entreprises gèrent ces transactions. On ne les voit pas passer », dit M. Deslauriers.

Les transactions qu’il voit sont souvent motivées par la maladie. « Plusieurs ventes sont précipitées par la maladie, a-t-il observé. Le conseiller en santé ne veut pas vendre. C’est un business de renouvèlements qui ne nécessite pas beaucoup d’efforts pour maintenir les entrées d’argent », rappelle le président de Transition Conseils.

Tant qu’à vendre de trois fois et demie à cinq fois le bénéfice avant intérêts, impôt et amortissement (BAIIA), l’entrepreneur en santé aura plutôt avantage à embaucher un directeur général pour les dix prochaines années, croit M. Deslauriers. « Si le DG fait un bon travail, la valeur marchande de l’entreprise ne diminuera pas, et le propriétaire gagnera cinq années de rentabilité, estime-t-il. Même chose pour le conseiller qui décide de mettre en place dans son cabinet une structure qui soutiendra ses opérations des dix prochaines années. Il obtient ainsi une relève et fait monter la valeur de la clientèle. »

Transfert en douce

D’autres transferts s’effectuent sans prix de vente au départ. Chez l’agent général Financière S_Entiel, le vice-président, développement des affaires Frédéric Perman propose une formule sans financement au départ. S_Entiel se positionne plutôt comme un facilitateur pour la mise en place d’un plan de continuité des affaires.

« Nous nous situons avant la transaction. Nous nous assurons que la clientèle du conseiller continuera d’être servie adéquatement par un conseiller qui a les mêmes valeurs, que le vendeur lui-même aurait choisi. Avec notre plan de continuité, nous gardons le bloc d’affaires chez nous, nous l’optimisons et nous attirons des conseillers de l’extérieur. »

Le plan de continuité s’adresse par exemple à un conseiller disposé à poursuivre ses activités, mais moins intensivement. « Il pourrait par exemple travailler deux jours par semaine en conservant 50 de ses 1 000 clients, illustre M. Perman. Il signe une entente avec un plus jeune qui se rattache à son cabinet. Le sénior touche 100 % des commissions de service et le junior peut mettre le nez dans les dossiers de 950 clients et réaliser des ventes croisées, avec un partage des commissions, par exemple de 60 % pour lui et de 40 % pour le sénior. Aucun financement n’est requis dans cette situation. » La continuité ultime est assurée à l’aide d’une convention qui fixe un prix de rachat de la clientèle par le junior en cas de décès ou d’invalidité de son mentor. « C’est une sécurité, explique M. Perman. Pas seulement pour les conseillers et leur famille, mais aussi pour leurs clients qui demandent souvent à leur conseiller de plus de 60 ans si quelqu’un prendra leur relève. » Certaines de ces ententes recouvrent des périodes jusqu’à sept ans. Lorsque la convention de rachat entre en vigueur, S_Entiel recourt à un tiers pour le financement, entre autres BMO, SSQ Groupe financier ou Banque Manuvie.