Les changements au Règlement sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes entrés en vigueur le 1er février entrainent une conformité accrue pour les assureurs. Plusieurs devront accroitre leur vigilance et modifier leurs formulaires de renseignements. Parmi les produits visés : les fonds distincts hors REER.Le cœur du nouvel ensemble règlementaire réside dans la notion de relation d’affaires. Le législateur insiste sur l’importance d’en exercer le contrôle continu. Consultant en prévention et en conformité en matière de blanchiment d’argent, Jean-François Lefebvre explique que le contrôle continu couvre toute transaction à survenir dans une relation d’affaires, pour tous les comptes détenus par un même client.

« Toute transaction, qu’elle soit de 5 $ ou de 500 $, fait partie de cette relation d’affaires », précise M. Lefebvre, qui a travaillé plusieurs années au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), l’organisme chargé d’analyser les déclarations d’opérations douteuses relevées par les institutions financières.

Le nouveau règlement exige que les institutions financières prennent plus de recul par rapport aux transactions qu’elles voient quotidiennement défiler. Elles devront en dégager les intentions et déterminer si celles-ci accentuent le risque d’un client.

Le but ultime du CANAFE : détecter les desseins malhonnêtes avant qu’il ne soit trop tard. Ainsi, le Règlement demande aux institutions de prendre les mesures raisonnables pour vérifier l’identité de toute personne qui effectue ou tente d’effectuer une opération susceptible d’être rapportée au CANAFE. « L’ancien règlement stipulait uniquement “qui effectue une transaction” », précise M. Lefebvre.

De plus, les assureurs devront maintenant obtenir des renseignements sur l’identité du client, alors qu’auparavant, il suffisait de prendre les mesures raisonnables pour les obtenir. Le Règlement se fait plus précis sur les renseignements à obtenir sur les actionnaires d’une entreprise. Il stipule que l’assureur doit se procurer, au moment de la vérification sur une personne morale, « le nom de tous ses administrateurs de même que le nom et l’adresse de toutes les personnes qui détiennent ou contrôlent, directement ou indirectement, au moins 25 % de ses actions ».

Dans une de ses lignes directrices, le CANAFE explique comment les compagnies d’assurance devront resserrer leurs contrôles. Il y indique que l’assureur ou le représentant doit consigner l’objet et la nature envisagée de la relation d’affaires. Il doit examiner périodiquement cette information et la tenir à jour.

« Cela pourrait vous amener à augmenter la fréquence de votre contrôle continu, à mettre à jour plus fréquemment les renseignements sur l’identité du client et à prendre les autres mesures plus rigoureuses qui s’imposent, le cas échéant », précise le CANAFE dans sa directive Tenue de documents et vérification de l’identité des clients – Sociétés d’assurance vie et représentants d’assurance vie.

« Le législateur a ratissé large pour que les relations d’affaires à faible risque puissent être rajustées comme étant à haut risque si les nouveaux renseignements obtenus le justifient », dit M. Lefebvre. La directive du CANAFE énumère une liste partielle d’objets et de natures envisagées des relations : planification financière, conseils financiers, préservation du capital, ainsi que planification et préservation de la succession.

Le CANAFE espère beaucoup de ce nouveau règlement. « La simple obligation de s’identifier est un élément dissuasif important », a rappelé le directeur du CANAFE, Gérald Cossette, lors d’une allocution à un colloque de l’Association of Certified Anti-Money Laundering Specialists (ACAMS), tenu à Montréal, le 11 février.

Or, le directeur du CANAFE désire renforcer cette dissuasion envers les actes de blanchiment par une conformité encore plus efficace, but ultime derrière les récentes modifications. « Ce qui vous est demandé relève du bon sens, a-t-il déclaré à l’audience composée d’une centaine de responsables de conformité, dont plusieurs du secteur de l’assurance et de firmes comptables et juridiques. Vous devez exercer une surveillance continue de façon à reconnaitre que la nature du risque d’un client peut changer. Une vérification continue, nous l’espérons, devrait nous permettre de détecter ces changements. »

Par ce contrôle continu, le CANAFE espère recevoir plus de déclarations d’opérations douteuses et mieux reconstituer le fil des évènements. « Une transaction en soi ne dit rien. Par contre, une série de transactions peut démontrer un pattern. Une transaction douteuse n’est pas malhonnête en soi, mais peut être utilisée ensuite pour identifier un client à risque », explique M. Cossette.

L’obligation de rapporter une opération douteuse s’applique en tout temps, qu’elle survienne ou non dans le cadre d’une relation d’affaires telle que prescrite dans le règlement fédéral. Or, la relation d’affaires vise seulement les transactions pour lesquelles le client doit être identifié, dit M. Lefebvre. Par exemple, les fonds distincts enregistrés (REER) en sont exemptés, mais pas les fonds distincts non enregistrés.

Fardeau administratif

M. Lefebvre se montre par ailleurs sceptique quant à la déclaration faite sur son site par le ministère des Finances, qui indique que les modifications proposées « n’imposent pas un nouveau fardeau administratif aux entités déclarantes ». « Je ne suis pas d’accord. Tout le monde aura plus de travail à faire, dit M. Lefebvre. L’impact variera selon les ressources de chaque organisation. Certaines sont mieux équipées. » Il croit que plusieurs assureurs devront entre autres modifier leurs logiciels.

Directeur de la conformité de Desjardins Assurances, Jean-François Morin croit que.les assureurs devront revoir leurs formulaires et y ajouter des sections qui permettent de documenter la relation d’affaires. « CANAFE estime que le contrôle continu de la relation d’affaires nous permettra de voir autre chose. Chez certains manufacturiers, vous observerez l’introduction de questions très précises comme : “‌Décrivez ou indiquez le but poursuivi par l’acquisition du produit” », précise-t-il.

M. Morin s’attend à ce que la plupart des assureurs modifient leurs formulaires de renseignements. « D’autres se fieront à l’information qu’ils ont déjà colligée ailleurs », pense M. Morin. Desjardins ira par étape, dit-il, en changeant les formulaires au gré du lancement de nouveaux produits, ou conjointement avec d’autres initiatives règlementaires.

C’est probablement ce que compte faire l’assureur lorsqu’il introduira les formulaires destinés à tenir compte du Foreign Accounts Tax Compliance Act américain (FATCA). Cette loi destinée à contrer l’évasion fiscale des contribuables américains qui détiennent des comptes à l’étranger entrera en vigueur le 1er juillet 2014.

La Financière Manuvie s’est de son côté dotée d’un formulaire provisoire en attendant de réviser ses formulaires pour de bon. Cette mesure temporaire permet de vérifier l’identité de l’assuré et l’utilisation d’un contrat d’assurance individuelle universelle ou Performax Or. Les conseillers doivent le remplir pour établir de nouveaux contrats ou apporter des modifications à un contrat existant, comme la transformation d’une assurance temporaire ou le changement d’une propriété, précise l’assureur dans un avis à sa force de vente.

Le conseiller doit aussi remplir ce formulaire au moment de soumettre une nouvelle demande de souscription pour un contrat non enregistré auprès d’Investissements Manuvie. En juillet 2014, Investissements Manuvie prévoit mettre à jour plusieurs demandes de souscription « en y intégrant les nouvelles questions afin que vous n’ayez plus à remplir un formulaire distinct », précise l’avis. Les produits visés par les futurs formulaires comprennent notamment lRetraitePlus, FPG Sélect, ProjetRetraite, Comptes à intérêt garanti et les produits de rentes.

Grand remue-ménage

M. Morin considère que le règlement crée un grand remue-ménage en raison du faible volume de transactions susceptibles de déboucher sur des opérations douteuses en assurance vie. « Le règlement du 1er février permettra bien sûr aux assureurs de mieux comprendre comment un client peut effectuer une opération douteuse. Mais il vise des activités : par exemple, les REER sont exemptés, mais pas les produits non enregistrés, qui constituent un volume moindre », dit-il.

Il exprime d’autres réserves sur le nouveau règlement. « Il demande aux assureurs de documenter la raison pour laquelle le client souscrit une police. Au sens strict, certains diront qu’il ajoute une obligation spécifique. Au sens libéral, je dirais qu’il vient préciser l’obligation fondamentale que nous avons d’être aux aguets pour détecter les opérations douteuses », soutient M. Morin.

Le règlement n’indique pas assez clairement comment documenter une relation de façon à prédire les actions du client, dit-il. « Notre rôle consiste à vérifier tout ce qui dépasse de la relation normale. À ce titre, les indicateurs que nous fournit le CANAFE sont extrêmement approximatifs. Ils sont définis à priori et s’adaptent mal à notre réalité, où il n’est pas évident de blanchir des sommes avec un produit d’assurance vie », a insisté le directeur de conformité.

En assurance vie, il est clair que le client se procure le produit dans un but de protection, rappelle M. Morin. « Si on ajoute aux formulaires une question qui demande à quoi sert la police, ce sera la réponse dans 99,9 % des cas. Cela ne nous avance pas à grand-chose et ne permettra pas de détecter plus d’opérations douteuses », critique le directeur de conformité.

M. Lefebvre dénote quant à lui un manque de communication entre le CANAFE et l’industrie. « Les gens du secteur de l’assurance veulent plus de réponses. La règlementation est écrite en pensant d’abord aux institutions de dépôt, ce qui n’est pas toujours bon. »

En marge de l’évènement dans lequel il a pris la parole, M. Cossette, du CANAFE, a confié au Journal de l’assurance l’intention qu’a l’organisme d’observer davantage divers secteurs qu’il connait moins que les banques, comme celui de l’assurance. « Nous comprenons toutefois que dans ce secteur, il est possible de déposer un montant important dans une police d’assurance et de revendre celle-ci le lendemain », dit-il.

Pourtant, M. Morin croit qu’il s’agit d’une situation rarissime. « C’est une catastrophe de rentabilité pour l’assureur qui paie une grosse commission au conseiller, et qui se retrouve avec un trou soudain dans ses placements à long terme », dit-il. Selon lui, le produit d’assurance n’est pas attrayant pour le blanchisseur qui veut avant tout acheter et revendre rapidement pour brouiller les pistes. Un produit d’assurance racheté à l’intérieur d’une période de trois à cinq ans allume une lumière rouge chez l’assureur, qui déclenche une vérification automatique.