L'évaluation des coûts de reconstruction en immobilier demeure un problème, et ce, autant pour les individus que pour les entreprises. Aucune norme n'a encore été mise en place et certains assurés vivent des histoires d'horreur parce que leur montant d'assurance n'est pas suffisant. Les assureurs se disent touchés par le problème, mais hausser la prime de l'assuré pour refléter la valeur réelle de son immeuble demeure une tâche difficile.Patricia St-Jean, première vice-présidente région de l'est d'Aviva Canada, estime que les bâtiments canadiens sont sous-assurés de 15 % en moyenne. Elle affirme toutefois qu'il s'agit d'un chiffre conservateur. Elle attribue ce problème au fait qu'il n'y a pas de norme pour déterminer les coûts de reconstruction.

« En assurance des entreprises, par exemple, j'ai vu des gens qui ont recommandé à des propriétaires et à des constructeurs de condominiums d'exclure les fondations du montant d'assurance. Une fondation peut subir des dommages », dit-elle.

Selon Mme St-Jean, le problème est plus grave en assurance des entreprises parce que les montants en cause sont plus élevés. Néanmoins, si un entrepreneur est sous-assuré, il risque de ne pas pouvoir reconstruire.

Norme et formation

Pour elle, la solution demeure de mettre en place une norme et de donner de la formation sur les calculateurs aux courtiers et agents d'assurance. « L'assuré doit aussi être formé. Quand on lui demande les dimensions de sa maison, son nombre d'étages, et jusqu'à quel point son sous-sol est fini, ça demeure des questions techniques », fait-elle valoir.

Chez AXA Assurances, on a constaté une insuffisance des montants d'assurance il y a quelques années en assurance des particuliers. L'assureur a établi des mesures pour pallier ce problème. « Nous avons demandé à nos courtiers de refaire leur guide d'évaluation à l'aide de nouveaux outils qui étaient plus performants et réalistes. Actuellement, la situation est correcte en assurance des particuliers, mais il faut toujours être vigilant et suivre attentivement l'évolution des coûts », dit Yves Fortin, vice-président assurance des particuliers.

En assurance des entreprises, AXA estime que le problème est plus criant. L'assureur avance que 30 à 35 % des entreprises sont sous-assurées selon certains tests pilotes effectués. Ainsi, ce serait plus de six entreprises sur dix qui seraient sous-assurées.

« Ce qu'on a observé, dans un contexte de longue guerre de prix, est qu'il est difficile de mettre en pratique une mise à jour des valeurs. Tout le monde en reconnait la nécessité. Et c'est difficile tant chez le client que chez l'assureur. On ajuste les valeurs, mais pas les primes, compte tenu que le contexte du marché vient souvent le compenser par une baisse de primes. Le gain pour nous n'est pas là ultimement », dit Jean-François Béliveau, vice-président, assurance des PME, d'AXA Assurances.

Le laisser-aller génère de plus en plus de poursuites en responsabilité professionnelle chez les courtiers, note M. Béliveau. « L'évolution sur le plan juridique pourrait faire qu'on fasse un pas de plus dans cette direction », dit-il.

François Houle directeur principal, formation et technique d'assurance des entreprises, à L'Union Canadienne, mentionne que l'évaluation des bâtiments est plus difficile à effectuer en assurance des entreprises à cause de la nature des constructions des bâtiments commerciaux.

« Contrairement aux bâtiments des particuliers, les bâtiments commerciaux sont moins homogènes dans leur structure et leur design, rendant ainsi leur évaluation plus complexe. Nous utilisons des méthodes internes qui permettent de procéder à leur évaluation. Toutefois, nous constatons que les montants d'assurance sont souvent insuffisants, ce qui nous oblige à plus de vigilance lors de la souscription de ces risques », dit-il.

Pire en entreprise

Pierre Lepage, vice-président assurance des particuliers, Intact Assurance, mentionne aussi que le problème n'est pas réglé en assurance des particuliers, et qu'il semble pire en assurance des entreprises.

« Le coût de la construction au Canada a été plus élevé que l'inflation au cours des dernières années. Ça inclut le coût du bois d'œuvre et de la main-d'œuvre. En assurance des particuliers, l'augmentation automatique de ces montants n'a pas toujours suivi. Il y a donc un écart qui s'est creusé. Ainsi, plus l'évaluation a été faite il y a longtemps, plus la différence pour le coût de reconstruction est importante. Tous les dommages ne sont pas des pertes totales, mais ça devient une question d'équité. Deux maisons identiques peuvent être assurées différemment en fonction du moment où elles ont été évaluées. Une peut être sous-évaluée et l'autre non. La différence de primes va le refléter. Ça demeure un défi », dit-il.

Il note aussi que le problème a été plus complexe pour les assureurs dernièrement, car il y a eu des changements dans les outils d'évaluations. « Marshall Swift a changé son outil d'évaluation RCT, ce qui a amené des écarts importants. C'est un défi d'avoir de bons outils d'habitation, mais le plus gros défi demeure d'avoir le détail de la superficie habitable dans les données. À long terme, on doit encourager la mise à jour des évaluations. La même situation prévaut en assurance des entreprises », dit M. Lepage.

André Yergeau, expert en sinistre, président d'André Yergeau et associés et vice-président des Experts en sinistres TransQuébec, note que ce sont les petits oublis qui causent la sous-assurance.

« Pour une maison construite au coût de 250 000 $, le courtier proposera à son client de l'assurer pour 250 000 $. Sauf que dans la première année, le nouvel acheteur refera son aménagement paysager autour de la maison, l'entrée en asphalte ou en pavé uni et ainsi de suite. Ce qu'on oublie souvent, c'est que si la maison passe au feu, il faut la démolir et la sortir de là. Ça occasionne des frais assez importants. De surcroît, si le feu survient en hiver, il faut démolir la fondation, car l'eau des pompiers risque de la faire travailler. Le gel et le dégel font qu'on défait l'aménagement paysager. Le revêtement de l'entrée, qu'il soit en pavé uni ou en asphalte, sera arraché. Souvent, on oublie ces frais », dit-il.

M. Yergeau note aussi que les gens veulent faire des économies et ne veulent pas un montant d'assurance supérieur au prix payé pour leur maison. Pour avoir la paix d'esprit, on recommande aux consommateurs une évaluation professionnelle. « Le professionnel donnera une évaluation très précise, parce qu'il verra que les planchers sont en lattes de bois franc et que les armoires de cuisine sont en acajou. Si l'assuré ne donne pas ces détails au téléphone à son courtier, il ne les aura pas lors de la reconstruction », dit-il.

Coûts exorbitants

Comme les assureurs, M. Yergeau croit que la situation est encore pire en assurance des entreprises. « Certains assureurs disent même que leur portefeuille d'assurance est à peu près à 60 % de la valeur réelle des biens des entreprises qu'ils assurent. En plus, ça évolue très rapidement. Les coûts de reconstruction en commercial sont exorbitants. Ça n'a pas de bon sens. Un assuré qui a un bâtiment de 15 pieds de haut demande plus qu'un bâtiment de 10 ou 12 pieds. C'est le type de construction, les matériaux et les équipements à apporter sur place qui font que le bâtiment a des coûts beaucoup plus élevés, sans compter que ce type de bâtiment a souvent une structure en acier », dit-il.

M. Yergeau dit voir fréquemment des particuliers et des entreprises sinistrés être sous-assurés. Il estime qu'entre 20 et 25 % des sinistrés dont il s'est occupé ces dernières années sont sous-assurés. En assurance des particuliers, il dit ne pas voir de situations graves de manque d'argent. En assurance des entreprises, c'est une autre histoire.

« La différence, c'est que les montants sont plus considérables en assurance des entreprises. Quant on parle d'une différence de 10 ou 15 % pour une habitation, on parle de 25 000 $. Mais quand on parle de 10 ou 15 % en assurance des entreprises, on parle de 300 000 $. Le pourcentage est le même, mais c'est le montant qui varie. Une ferme peut être assurée pour 800 000 $, mais en réalité, ça coûtera 950 000 $ pour reconstruire. Le fermier devra donc sortir 150 000 $ de sa poche », dit-il.

Guy Bérubé, expert en sinistre senior et enquêteur-incendie chez Crawford, estime que la principale lacune du calcul du coût de reconstruction est que cette démarche se fait à partir du bureau d'un assureur.

« Il n'y a personne qui se déplace sur les lieux. Demain matin, appelez un entrepreneur en construction, et demandez-lui combien vaut votre maison d'un étage, avec la brique sur les murs extérieurs, un toit en bardeau d'asphalte et de la parqueterie dans le salon. Il vous répondra qu'il ne fait jamais ça au téléphone. Il doit aller voir. Notre problème, c'est qu'on a des logiciels d'évaluation. Avec quelques questions relativement sommaires, on établit un coût de reconstruction sans se déplacer pour aller voir les lieux. Par-dessus ça, l'assuré fait des rénovations au fil du temps. Il n'avise pas son courtier de l'ajout d'une rallonge, d'un garage ou d'un nouveau revêtement en brique plutôt qu'en aluminium », dit-il.

Pour M. Bérubé, seul un entrepreneur en construction peut établir un coût de reconstruction, car c'est lui qui va rebâtir le bâtiment. « Le coût de l'acier a augmenté et il varie énormément selon un paquet de facteurs. Quand on se fie aux résultats d'un logiciel d'évaluation qui n'a pas été mis à jour avec le coût de la vie, ce n'est pas réaliste avec ce qui se passe en construction.

« En assurance aux entreprises, on voit régulièrement des cas qui ne sont pas assez assurés. Est-ce que le montant de départ a été mal établi ou est-ce que ce montant a été établi pour minimiser la prime de l'assuré? Certains entrepreneurs se disent : je vais payer moins de primes et je m'arrangerai avec les dommages s'il y a un sinistre », déplore M. Bérubé.

Il dit aussi observer ce type de problèmes dans les maisons de haut de gamme. « Dans ce type d'habitation, on voit parfois un ensemble de robinets qui vaut de 1 000 $ à 2 000 $. Au mieux, dans le logiciel de l'assureur, on l'identifiera comme étant un peu supérieur à du standard. On inscrira une valeur de 500 $, alors qu'il en vaut peut-être 5 000 $. J'ai aussi vu des maisons haut de gamme qui sont à tomber sur le dos. Il y en a où les planchers sont en marbre. Or, il y a différentes qualités dans le marbre. C'est la même chose pour la brique, on voit parfois des différences de 10 000 $ entre différents types de briques », dit-il.

Transfert de responsabilité

Le gros problème, selon M. Bérubé, c'est qu'il s'agit d'un transfert de responsabilités de l'assuré vers l'assureur. « L'assuré prend son patrimoine, met ça entre les mains d'un assureur au téléphone et lui dit de l'assurer. C'est pourtant son fonds de retraite. »

M. Bérubé croit que la solution demeure l'évaluation d'un entrepreneur en construction même si cela coûte 200 $. Et si l'assureur conteste la couverture demandée, l'assuré possède un dossier étoffé, dit-il, déplorant toutefois que les gens écartent cette solution.

M. Bérubé affirme cependant qu'un secteur d'affaires a compris le problème et l'a résolu, soit celui des condominiums. « On trouve une clause dans la convention de copropriété qui stipule qu'il doit y avoir une évaluation par un évaluateur agréé du coût de reconstruction de la bâtisse pour le montant d'assurance. Pourquoi le demande-t-on pour les condominiums et pas pour les entreprises? », demande-t-il.

Robert Plante, président de Services professionnels d'évaluation (SPE), une firme qui se spécialise dans les évaluations de coûts de reconstruction des bâtiments, croit que les assureurs vont bientôt changer leur point de vue pour faire face au problème. « D'ici quelques années, les assureurs vont systématiquement demander une évaluation. La récession a toutefois ralenti le mouvement », dit-il.

Les courtiers d'assurance IARD ont aussi leur part à faire selon le président de SPE. « La situation a toujours été tolérée, mais elle devient de plus en plus inacceptable. Tout le monde sait que c'est critique. Les poursuites en responsabilité réveillent beaucoup de gens. Ça se parle dans le milieu. Quant l'assureur s'implique, ça facilite les choses. Des courtiers vont même jusqu'à payer une évaluation. Il pourrait alors y avoir un arrangement avec l'assureur pour que le client soit assuré à la bonne valeur », dit M. Plante.

Il ajoute que la récession n'a pas fait baisser le coût de reconstruction. « C'est même le contraire! », dit-il. Au client qui refuse l'évaluation, on pourrait faire signer un document dégageant de toute responsabilité. Le refus du client lui fait prendre conscience que sa valeur de reconstruction n'est pas correcte. Ça doit devenir une règle et une éthique de travail. Ça permettrait de régler bien des problèmes. Il s'agit de passer à un autre palier », dit M. Plante.