Près de vingt ans après sa publication, le rapport Stromberg demeure toujours d’actualité. Même s’il a fait couler beaucoup d’encre à l’époque, rien n’est réglé aujourd’hui, selon son auteure. Elle en incombe la responsabilité aux régulateurs, à qui elle reproche de ne pas avoir eu le courage de mieux règlementer la distribution des produits d’investissement.

« Je ne voudrais pas critiquer trop vertement les organismes de règlementation, mais on peut dire qu’ils ont failli à la tâche, dit Glorianne Stromberg, avocate en valeurs mobilières, consultante en règlementation et ancienne commissaire de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. On leur confie la protection des investisseurs. Or, l’épargnant, le particulier qui a des placements, c’est bien la dernière personne dont ils se soucient. »

Selon elle, ces organismes doivent se pencher sur la mécanique de l’industrie, en commençant par sa fonction conseil. Elle reproche au système canadien, déficient et fragmenté, de règlementer les produits à la pièce, en silos.

« Ça ne marche plus ! »

« Depuis que je suis dans le métier, on me dit “On ne change rien tant que ça marche”. Eh bien, vous savez quoi? Ça ne marche plus! Vraiment plus… Et les plus vulnérables sont les plus touchés. Je ne parle pas des lobbyistes, des institutions et des entrepreneurs. Je pense au petit épargnant obligé de jongler avec des notions qu’il peine à comprendre. »

La succession de conflits d’intérêts qu’elle signale s’amorce dès l’étape du service-conseil, se poursuit jusqu’à la rémunération du personnel, puis continue avecl’équipe d’élaboration et de souscription des produits.

L’informatisation de l’industrie, qui chemine depuis 20 ans, a aussi contribué à l’émergence de nombreuses difficultés : elle a permis l’arrivée de produits dont la structure n’aurait jamais pu être envisagée autrefois. « Cela a permis de faire du commerce partout dans le monde, de façon instantanée. Toutefois, il n’y a virtuellement plus de liquidités dans le marché. Ça a engendré son lot de difficultés, car ce n’est pas vraiment une situation de libre marché : tout dépend de l’arbitrage et des meubles que chacun parvient à sauver. »

Lorsque ces produits se retrouvent au début de la chaine d’approvisionnement, les représentants soutiennent « donner des conseils », dit l’ex-commissaire : « Ils se présentent comme des conseillers, mais en fait, ce sont des vendeurs. L’échelle de rémunération est conçue de manière à obliger ces prétendus conseillers ou représentants à proposer des produits bien précis, comme des produits maisons, sinon, ils n’ont plus de boulot. On alimente ainsi toutes sortes de conflits d’intérêts qui imprègnent la transaction de A à Z. »

La plupart des épargnants n’en savent rien, ou presque, déplore-t-elle. « On se met alors à parler de gestion des conflits d’intérêts. Car il parait que ces conflits sont “gérables”. Voyons donc! Les conflits d’intérêts constituent un véritable problème, à bien des égards. »

Mme Stromberg fait un parallèle avec une situation semblable, dans un autre contexte. « Si l’on constatait qu’un médecin recommande un traitement qui ne convient pas nécessairement au patient, mais dans lequel le praticien aurait un intérêt, cela susciterait surement la colère ou ferait l’objet d’un examen public. Il suffirait d’une nanoseconde pour décréter que ça ne va pas. » De même, le client qui consulte un avocat s’attend à recevoir les meilleurs conseils qui soient et non ceux qui permettront à l’avocat d’enrichir les compagnies auxquelles il serait lié.

Des remises en question qui ne se font pas

Une autre ritournelle bancale qu’elle décrie? « Laissons agir les règles du marché. » Le raisonnement peut tenir quand on s’adresse à des gens parfaitement informés et outillés pour prendre la meilleure décision, mais ce n’est tout simplement pas le cas ici.

La situation actuelle est en effet loin de correspondre à un tel idéal, dit Mme Stromberg. L’informatisation a favorisé la mise en marché de produits de plus en plus complexes, difficiles à comprendre et généralement assortis de frais élevés. « On pourrait faire abstraction de la complexité de ces produits, mais leurs frais empêchent à eux seuls l’investisseur d’atteindre ses objectifs. »

Deuxièmement, les placements qui atteignaient autrefois un taux de rendement suffisant pour procurer un revenu décent à l’épargnant rapportent maintenant très peu, mais ils sont quand même accompagnés de frais de gestion. « Les gens tentent de se créer un revenu alors que, dans les faits, ils risquent leur capital, dit Mme Stromberg. Peu importe l’explication qu’on leur donne, ils ne savent plus à quel saint se vouer. Que peuvent-ils faire? »

Tout cela n’aborde même pas ces cas où l’on omet d’évoquer les risques associés au produit, que ce soit en matière de règlementation ou de supervision. Tout le monde a pourtant entendu parler de ces scandales et fiascos où les épargnants ont tout perdu. Certains investisseurs ont acheté des produits adossés à des actifs. Bon nombre d’entre eux se sont fait dire que leur placement était presque aussi sûr qu’une obligation du gouvernement du Canada, fait valoir Mme Stromberg.

Elle cite aussi le cas la banque britannique Barclays, qui a reconnu avoir trafiqué le taux interbancaire pratiqué à Londres (LIBOR) – rien de moins que le taux retenu par les banques pour emprunter entre elles! Ce taux sert ensuite à établir celui des prêts hypothécaires, prêts commerciaux et autres instruments. « Voilà bien un autre signe du manque d’intégrité qui mine l’industrie », estime Mme Stromberg. Pire encore, dit-elle, rien ne permet de croire que l’industrie ne va pas tout simplement passer d’une crise ou d’un désastre à l’autre.

Au Canada, il suffirait d’effacer la date des rapports de Mme Stromberg (pourtant produits il y a près de 20 ans) pour croire qu’elle les a rédigés hier, dit-elle. « Les problèmes relevés il y a 20 ans continuent d’être préoccupants aujourd’hui. »

« Les organismes de règlementation ont travaillé généreusement pour améliorer les pratiques en matière de divulgation. Toutefois, l’industrie les a parallèlement amenées à partager cette philosophie étonnante : nous sommes certes tenus de tout dire, mais nous ne le dirons que si l’investisseur le demande... »

Besoin d’un cadre unique

Une rationalisation du cadre règlementaire s’impose. « Il est beaucoup trop morcelé. Il faut un cadre unique, mis en place de façon systématique et uniforme, dit-elle. De plus, on doit tout revoir dans l’intérêt supérieur du client, en se disant que ce qui profite à l’investisseur profite à l’industrie. J’en reste persuadée », dit-elle.

« J’espère aussi que les épargnants vont se prendre en main. Ils doivent s’informer, être exigeants et refuser ce qui ne leur convient pas parfaitement. Je me prends à souhaiter que des investisseurs mieux informés, sensibilisés aux réalités du marché et capables de négocier de manière à servir leur intérêt personnel pourront non seulement assurer leur avenir, mais aussi celui de l’industrie. »