Les compagnies sont excédées de payer chaque année des M$ Refoulement d’égouts: des assureurs intentent des dizaines de poursuites contre des villes du Québec


Publié dans le Journal de l'assurance, Mai 1997

Excédés de rembourser des dizaines de millions de dollars à leurs assurés pour des refoulements d’égouts année après année, une vingtaine d’assureurs ont décidé d’intenter des poursuites devant les tribunaux pour recouvrer quelque 23 M$ contre 12 municipalités du Québec. Les assureurs s’appuient sur un argument majeur: les refoulements d’égouts seraient devenus des événements prévisibles. Ils surviennent année après année, sans surprise, avec une telle constance qu’on peut même prédire l’emplacement des sinistres.

Au moment de mettre sous presse, le Journal de l’assurance a obtenu la confirmation que les compagnies suivantes allaient formellement déposer des actions en justice: la Société de portefeuille Desjardins, assurances générales, la Canadienne Générale, La Fédération et Canadian Surety. D’autres compagnies évaluaient toujours la pertinence de le faire ou non. Quelques compagnies ont cependant décidé de ne pas emboîter le pas. C’est le cas du Groupe Commerce: Yves Lapré, vice-président indemnisation, a expliqué que la décision de l’assureur s’appuyait principalement sur la récurrence du phénomène. « Il s’agissait de pluies extraordinaires qui surviennent une fois tous les 100 ans. On a donc décidé de ne pas poursuivre. En tant qu’assureur, on doit payer », a-t-il affirmé.

Toujours au moment de mettre sous presse, le Journal de l’assurance a pu découvrir que, parmi les municipalités qui sont visées, la majorité se trouvait sur la Rive-Sud de Montréal. Parmi elles, on trouve celles de Saint-Hubert, Saint-Constant, Chambly, Delson et Sainte-Catherine.

Toutes les poursuites devaient être déposées au plus tard le jeudi 8 mai 1997, deux semaines après la fermeture de la présente édition. Cette date butoir marquait la fin du délai de prescription. En effet, selon la Loi des cités et villes, aucune action en justice ne peut plus être entreprise contre une municipalité six mois après une perte encourue. Les assureurs ont choisi trois cabinets d’avocats pour les représenter.

Ras le bol

Ce qui a fait déborder le vase des assureurs, cette fois-ci, n’est pas une goutte mais plutôt les pluies diluviennes qui se sont abattues sur le Québec, les 8 et 9 novembre 1996. Ces pluies ont provoqué des dommages considérables dans des milliers de résidences d’assurés. À la mi-mars dernier, les assureurs avaient versé 69,0 M$ en prestations, répartis entre 9 327 réclamations. C’est le secteur de l’habitation qui a grugé la part du lion avec 66,1 M$ de dommages. Or, ce montant ne couvre pratiquement que des refoulements d’égouts.

Au cours de nombreuses entrevues, plusieurs dirigeants de compagnies ont fait part au journal de leur exaspération devant la récurrence du problème. « Les assureurs en ont ras le bol de payer année après année », a dit l’un d’entre eux résumant très bien les propos de ses confrères.

D’ailleurs, les poursuites qui vont tomber sur les villes s’articulent autour de cet argument: les refoulements d’égouts ne sont plus accidentels et imprévus. Ils surviennent avec une telle constance qu’on peut prédire l’emplacement des sinistres.

« En lisant nos réclamations, on constate qu’il y a récurrence systématique. On est même capable de prédire le nom de la rue, et si c’est le numéro civique 1230, 1232 ou 1234 », a lancé Pierre Michaud, premier vice-président Indemnisation, à la Société de portefeuille du Groupe Desjardins, assurances générales.

Desjardins est l’un des assureurs les plus lourdement affectés par le problème. Selon M. Michaud, Desjardins détient 14 % du marché de l’assurance habitation sur la Rive-Sud de Montréal, mais a dû payer 30 % de la facture des réclamations reliées aux pluies de novembre dernier. Cet écart s’explique par la procédure de vente de l’assureur. À l’interne, on insiste auprès des agents pour qu’ils offrent le maximum de couverture aux assurés. L’avenant contre le refoulement d’égout fait partie de cela.

Mais chez Desjardins, le problème n’est pas limité à la Rive-Sud, a révélé M. Michaud. En fait, l’assureur a retracé des réclamations pour refoulement d’égouts dans 67 municipalités du Québec. Au total, l’assureur a versé pour 18 M$ de dommages à travers 2650 réclamations. M. Michaud soutient que 70 % des sommes versées en indemnité sont sujettes à recouvrement. Mais ce sont les villes de la Rive-Sud qui sont surtout visées puisque la majorité des réclamations y sont survenues. Dans ces poursuites, Desjardins évaluera chaque dossier selon la récurrence du problème. « Si c’est la première fois pour une municipalité, on regardera alors le dossier sous un autre angle avant de se rendre à l’ultime. »

Les pertes encourues varient selon les compagnies. Chez Canadienne Générale, les sinistres versés ont atteint 1,5 M$, selon une information fournie par Vincent Fréchette, le vice-président responsable du Québec. Plusieurs municipalités sont visées. Chez Canadian Surety, l’ampleur des sinistres a atteint 260 000 $ pour 26 dossiers de réclamations, selon Linda Daoust, directrice générale au Québec. À La Fédération, les sommes versées en sinistres ont atteint 2 M$.

La tête dans le sable

Les poursuites des assureurs reprochent principalement aux municipalités de tolérer un réseau d’égouts devenu aujourd’hui déficient compte tenu de l’ampleur de leur population.

Ces réseaux n’ont pas suivi l’évolution démographique. L’urbanisation a elle aussi été déficiente font observer les assureurs.

Pour soutenir leur thèse, certains assureurs ont commandé une étude sur l’état des réseaux d’égout et des réseaux pluviaux à une firme d’ingénieur conseil. Ils en ont partagé la facture.

« On a constaté l’existence de by-pass entre le réseau d’égouts et celui pluvial », dévoile Pierre Michaud. Selon lui, des villes ont connecté aux égouts le réseau qui sert à acheminer la pluie au fleuve. Si cela a peu d’effet lors de petites pluies, ce n’est plus le cas lors de pluies diluviennes. Les égouts sont alors incapables d’évacuer l’eau. Autre constatation: on a vu des tuyaux de 24 pouces se jeter dans des tuyaux de 18 pouces.

Malgré l’augmentation de la population, on n’a pas accru la canalisation, dénonce M. Michaud. « On avait des réseaux pour 5000 maisons, mais maintenant ils desservent 15 000 maisons. On a remplacé les champs qui servaient d’éponge par de l’asphalte mais sans trouver de débouché pour l’eau », dit-il. Les municipalités sont à blâmer parce qu’elles ont manqué de contrôle dans le développement de leurs infrastructures, reprochent les assureurs. La grogne est d’autant plus vive que certaines villes « fautives » ont des voisines qui ne connaissent jamais ce genre de problèmes. « La ville de Montréal a été inondée par les mêmes pluies en novembre, pourtant ses citoyens n’ont pas eu de problèmes », soulève une gestionnaire en indemnisation chez un assureur qui soupesait encore sa décision de poursuivre ou non.

Pierre Michaud est catégorique: il faudra bien que ces municipalités cessent de se mettre la tête dans le sable quant vient le temps de s’attaquer au problème. D’autant plus, dit-il, qu’on ne peut plus se permettre de payer la facture par équité pour les autres assurés qui finissent par en subir les effets sur leurs primes.

Les assureurs ne sont pas les seuls à regimber, dévoile un vice-présidente. Des citoyens qui ne comptaient pas de couverture contre les refoulements d’égout ont le droit de se tourner vers les tribunaux pour réclamer dédommagement à leur municipalité. C’est ce que des résidents de la ville de Saint-Hubert ont appris de la bouche de la Sécurité publique, le vendredi 11 avril dernier. Plusieurs dizaines de personnes s’étaient alors réunies dans une assemblée publique pour discuter de leur sinistre respectif.

Une guerre entre assureurs?

Au moment de mettre sous presse, plusieurs municipalités avaient déjà reçu des mises en demeure de corriger le problème. Pour certaines, il ne s’agissait donc pas de surprise.

Malgré tout, a révélé Pierre Michaud, aucune ville n’avait réagi officiellement. « Elles ont tout au plus remis le dossier à leur assureur en responsabilité civile. On assistera alors au jeu traditionnel de qui est responsable? », déplorait-il.

Assistera-t-on alors à une guerre entre assureurs? « C’est certain que le débat se fera entre assureurs », a répondu M. Michaud. Ajoutant du même souffle que cette fois-ci, les assureurs en responsabilité civile ne pourront pas tout prendre parce qu’il y aura dépassement des limites. Sans compter que des villes ciblées, on en compte qui s’assurent elles-mêmes.

Tout ce débat juridique va provoquer un débat d’ingénierie, selon M. Michaud, et au bout du compte, un débat politique. À ce moment, ajoute-t-il, les assureurs ont des solutions à proposer au gouvernement. Parmi elles, la création d’un fonds pour indemniser les gens lors de catastrophes naturelles. Ce fonds, comme celui que réclament les assureurs contre les tremblements de terre, pourrait être constitué par une partie de la prime en assurance habitation. Les assureurs réclament cependant un allégement fiscal, le temps de le constituer.

Encore sous le choc de la décision du Gouvernement du Québec d’exiger des villes qu’elles coupent 500 M$ dans leurs dépenses, les municipalités au Québec risquent d’être ébranlées par cette facture supplémentaire.