Il existe une soixantaine de plateformes dans le secteur de l’économie collaborative au Québec. Si l’industrie de l’assurance ne crée pas de nouveaux produits pour couvrir leurs activités, d’autres concurrents numériques le feront.

Ces concurrents pourraient même agir de l’étranger, ont prévenu des experts de l’économie collaborative, réunis lors d’un panel tenu lors de la Journée de l’assurance de dommages 2017. Ils offriront le même service que les assureurs d’ici, tout en occupant le terrain et en s’associant à d’autres assureurs.

Qu’est-ce que l’économie collaborative ? Léonie Gagné, avocate chez Lavery, qui animait le panel, la définit comme étant la mutualisation de biens, de services ou d’espace par l’entremise de réseaux d’utilisateurs établis sur des plateformes numériques.

Quelle est sa taille ? Difficile à dire… Mais Guillaume Lavoie, chargé de cours à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et conseiller municipal de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal, la compare à celle d’un iceberg. Si les joueurs les plus connus que sont Airbnb et Uber représentent la partie émergée, le bloc sous l’eau est d’une taille bien plus considérable.

En 2013, PwC estimait à 13 milliards de dollars (G$) par année les revenus de location associés à l’économie collaborative. En comparaison, les revenus des locateurs classiques en hôtellerie et hébergement, équipements, voitures, musiques, films, livres ou autres sont de 240 G$. PwC prévoyait aussi que les deux segments allaient représenter des parts égales du marché en 2025, évaluées à 335 G$ chacune.

« La tarte grossit, ce n’est donc pas la mort de l’économie traditionnelle. Le gros de la croissance se passe du côté des acteurs collaboratifs », dit M. Lavoie.

Toutes les tranches de l’activité humaine connaitront un impact associé aux pratiques collaboratives, insiste M. Lavoie. Cela inclura tous les services couverts par les assureurs.

Des entreprises en démarrage dont le plan d’affaires et le financement montraient un bon potentiel n’ont pu lever faute de couverture d’assurance, relate M. Lavoie. D’autres joueurs qui ont trouvé l’assureur ont pu démarrer et occuper rapidement le marché, comme Turo ou Drivy, en France, dans le transport entre particuliers. Si les assureurs québécois n’accompagnent pas les entrepreneurs d’ici, leur champ d’activité sera occupé par de plus grands joueurs venus de l’étranger. Ceux-ci seront assurés par des concurrents établis ailleurs, insiste-t-il.

Trois fondements permettent de comprendre l’économie collaborative. Premièrement, les abonnés veulent utiliser la capacité excédentaire, ou rendre actifs les biens inutilisés. La voiture est un exemple, car à l’exception des livreurs ou des camionneurs, les véhicules sont utilisés entre 2 % et 6 % du temps.

« On veut avoir une société plus productive, plus durable et plus entrepreneuriale. Pensez seulement à l’empreinte environnementale qui est requise pour les quelques minutes d’utilisation d’une perceuse », note M. Lavoie. Une étude a estimé ce temps d’utilisation à moins de 15 minutes par son propriétaire durant le temps où il détient l’outil.

Deuxièmement, on passe de l’économie de propriétaires à l’accès à la propriété. Le même bien peut servir à une multitude d’utilisateurs. Pour une industrie comme l’assurance qui vise principalement des propriétaires, cela représente un changement notable, dit M. Lavoie.

Le troisième fondement est l’abaissement des barrières à l’entrée du marché. Pour une large variété de tâches, l’utilisateur a ainsi accès à des biens ou à des services en fonction du temps et des habiletés qu’il est prêt à consacrer pour réaliser l’activité, et ce, à moindre cout. Toutefois, le zonage municipal des activités est conçu sur la ségrégation des activités, souligne M. Lavoie. Dans le contexte de l’économie collaborative, la cloison entre les biens personnels et les biens à usage professionnel ou commercial devient plus floue pour les assureurs.

S’ajoute un quatrième fondement : celui de l’appréciation par les pairs. « Les mauvais joueurs sont rapidement exclus par la communauté réunie par la plateforme », précise M. Lavoie.

Une économie difficile à chiffrer

Fabien Durif, cofondateur et directeur de l’Observatoire de la consommation responsable de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), rappelle que l’impact de l’économie collaborative est encore mal documenté. L’étude de PwC citée par Guillaume Lavoie se limite à cinq secteurs d’activité, et la croissance annuelle moyenne pour arriver à ce montant est de 63 %, ce qui est considérable. L’étude de Monitor Deloitte arrive à des taux de croissance assez similaires, mais d’ici 2020.

Au Canada, Statistique Canada a évalué à 1,31 G$ les dépenses en services de transport entre particuliers et en services de location de logement privé, ce qui est au cœur du modèle d’affaires de Airbnb et Uber. L’Observatoire de la consommation responsable estime à au moins 2 G$ le marché si l’on comptabilise toutes les activités liées au secteur.

On connait mieux l’impact de l’économie collaborative sur les comportements des consommateurs, particulièrement sur leur rapport au droit de propriété. Les utilisateurs des plateformes consomment de plus en plus par l’entremise de leur communauté sans passer par les détaillants. Les plateformes sont devenues des intermédiaires.

« Les consommateurs sont plus malins, plus rusés. Ils veulent payer de moins en moins cher. Ils veulent profiter des services et transformer des produits en services », ajoute M. Durif.

La popularité des services de transport entre particuliers est plus élevée chez les moins de 35 ans habitant les agglomérations urbaines. Dans son bulletin du 28 février 2017, Statistique Canada a estimé que 9,5 % des Canadiens, soit 2,7 millions de personnes, ont déjà utilisé les plateformes pour un ou deux des services mentionnés ci-dessus.

Les « milléniaux » âgés de 30 à 35 ans achètent rarement une maison et encore plus rarement une voiture. « Ils préfèrent vivre des expériences plutôt que posséder », souligne M. Durif.

Le besoin d’assurance

Il devient très difficile d’appliquer les dispositions de la Loi sur la protection du consommateur (LPC) à ce type de commerce, poursuit M. Durif. L’encadrement des relations entre les utilisateurs et les exploitants de plateformes demeure à définir. « On n’a pas de réponse là-dessus si vous regardez les sites des plateformes. La manière dont elles assument leurs responsabilités est assez floue », précise-t-il.

Par exemple, la plateforme de services de restauration Cooked4U exclut littéralement toute responsabilité dans le contrat d’adhésion de l’utilisateur. On ne dit rien sur la couverture d’assurance et la plateforme n’en offre pas. Chez Amigo Express, on impose aux utilisateurs de réclamer pour le trajet l’équivalent des frais engagés pour l’utilisation du véhicule. On veut ainsi éviter d’influencer la nature du contrat d’assurance du conducteur, sous réserve de la validation par l’assureur.

Au Québec, aucune des onze plateformes qui sont actives dans les services de restauration à domicile n’assume de responsabilité pour des cas d’allergies alimentaires ou des règles touchant la salubrité des aliments, ajoute M. Durif.

Des assureurs européens ont développé des produits qui couvrent les activités d’échanges entre pairs sur ces plateformes numériques. « L’économie collaborative nous renvoie aux fondamentaux de l’assurance : rassurer », dit Fabien Durif en citant Thomas Olivier, responsable des pratiques émergentes de l’assureur français MAIF.

Cet assureur a déjà établi 36 partenariats avec des startups depuis 2009, et une trentaine d’autres seraient à l’étude. L’assureur a créé un fonds d’investissement voué à l’économie collaborative, à l’innovation et au numérique, doté de 125 millions d’euros. MAIF a développé un produit qui couvre la responsabilité civile liée aux pratiques collaboratives.

« En Europe, et surtout en France, aucune plateforme ne démarre sans assurance. BlaBlaCar, qui ressemble à Amigo Express, a démarré tout doucement, mais elle est présente désormais dans une quarantaine de pays et sa valeur est estimée à 2,5 G$ », explique M. Durif.  


Un entrepreneur de l’économie collaborative témoigne

Maxime Villemure a lancé ShareBee pour mettre en relation les gens qui ont besoin d’espace d’entreposage ou de stationnement avec des propriétaires ou des entrepreneurs. Plusieurs choses le préoccupent, dont l’assurance, car il n’en a pas.

Après seulement quelques mois de fonctionnement, quelque 300 utilisateurs partagent un demi-million de pieds carrés à Montréal. L’entrepreneur affirme que la première année financière du site devrait rapporter des revenus d’un million de dollars.

Le marché de l’entreposage était évalué à 34 G$ en 2016. Sa croissance annuelle est de 6,6 %. Les structures actuelles ne seraient plus capables de répondre à la demande croissante, dit M. Villemure.

Pour l’instant, les utilisateurs de Sharebee ne peuvent s’assurer qu’en passant par leur propre couverture en assurance habitation. « Nous essayons de limiter les frictions dans le marché. Si on doit appeler son assureur et remplir un avenant, tout ça est bien long et ça allonge le processus de transaction », dit-il. M. Villemure cherche un assureur qui pourra couvrir les deux parties à la transaction. Pour atteindre une masse critique, Sharebee souhaite établir un partenariat avec un assureur pour attaquer le marché de l’entreposage, d’abord ailleurs au Canada, puis en Amérique du Nord. Ses concurrents dans le marché européen ou en Amérique du Nord sont tous associés à un assureur d’envergure, souligne-t-il.