Les assureurs de dommages sauront-ils s’adapter aux changements qu’entrainera l’émergence de l’économie de partage ? Oui, répondent des experts interrogés sur le sujet lors de la Journée de l’assurance de dommages 2016.

Louis Gagnon, président, service et distribution, chez Intact Corporation financière, confirme que les changements associés à l’univers numérique sont les plus importants à survenir dans l’industrie depuis 25 ans. « C’est un bouleversement complet. »

Lui-même ancien courtier, il a toujours eu à l’esprit que si le client recevait de l’argent pour l’utilisation d’un bien au domicile, ce n’était pas couvert par l’assurance habitation. « On ne pouvait louer sa maison ou son auto. Ce qu’on nous annonce ici, c’est un changement complet de ce qu’on a toujours fait », dit-il.

Les assureurs ne sont pas très bien préparés à ces changements, avoue M. Gagnon. Ils ne se sentent pas confortables à l’idée de couvrir un nouveau type de risque. « Les assureurs doivent prendre des risques, notamment dans leur interprétation et leur évaluation des biens assurables. On doit faire plus confiance aux gens à l’égard de l’information qu’ils nous donnent. »

Toute la production de biens et services sera modifiée par l’économie de partage, poursuit-il. La demande sera diminuée pour plusieurs produits, dont les automobiles. « Il y aura moins de biens en circulation, et c’est ce que nous assurons. Il faudra réfléchir à la possibilité d’assurer des personnes, et pas seulement leurs biens », précise-t-il.

Réfléchir

L’industrie assure des habitations, des automobiles et des bâtiments commerciaux. Il est temps de réfléchir à la manière d’assurer des autos sans conducteur. « Est-ce qu’on aura un produit à offrir aux gens qui n’ont pas d’auto, mais qui ont besoin de se déplacer ? »

Selon M. Gagnon, il faut continuer de simplifier le processus de souscription et utiliser les sources d’information externes, en demandant chaque fois au client potentiel son autorisation pour utiliser les données pertinentes. « C’est là que le changement sera plus important. On ne posera pas plus de questions, au contraire, mais on demandera plus souvent la permission d’utiliser des données provenant de sources externes. » Il sera toujours délicat de protéger la confidentialité de l’information tout en l’utilisant adéquatement et de manière prudente.

Jean-François Béliveau, premier vice-président au Québec chez Northbridge Assurance, rappelle que l’assurance a été créée jadis pour couvrir le risque associé à la pérennité d’un patrimoine. L’économie a modifié les besoins il y a 300 ans et ça continuera de se passer ainsi, estime-t-il.

L’économie de partage crée de nouveaux besoins en assurance, tant chez les particuliers que dans les entreprises. L’industrie devra s’adapter comme elle l’a fait dans le passé. « Je vous rappelle que dans nos guides de souscription, il n’y a pas si longtemps, le conjoint de fait était un risque prohibé. Est-ce que ça a changé ? Oui. Même chose pour la valeur à neuf. Jadis, même l’assurance en responsabilité civile n’était pas permise. Ça a changé aussi », indique M. Béliveau.



S’adapter

Malgré son conservatisme issu des vieilles traditions de plusieurs siècles, l’industrie de l’assurance a su s’adapter, au point où elle représente aujourd’hui un chiffre d’affaires combiné de 2 000 milliards de dollars (G$) par année dans le monde. Si la pression vient des particuliers en matière le partage de biens et services, la tendance devrait aussi s’appliquer aux entreprises et les assureurs devront suivre, ajoute-t-il.

La technologie permet de créer des communautés d’intérêts autour du partage d’un même équipement couteux, mais dont on a besoin que durant une partie de l’année. Les agriculteurs le font déjà en se partageant du matériel lourd depuis des décennies. Le partage des locaux pour combler des besoins particuliers, comme une salle de conférence ou de réunion, pourrait aussi être envisagé. Les assureurs devront développer les produits en conséquence, note-t-il.

Selon M. Béliveau, « la technologie va chambouler nos façons de faire », dit-il. Le comportement des consommateurs, surtout ceux de la génération Y, est un autre facteur important de perturbation de l’environnement d’affaires en assurance. De grands joueurs qui comptent déjà des données sur des millions de clients pourront concurrencer les assureurs sur leur propre terrain, souligne-t-il.

L’assurance a toujours su s’adapter au changement, mais la vitesse du changement est désormais exponentielle, ajoute-t-il. « Il y aura plus de changements d’ici 2025 que tout ce que nous aurons vécu depuis 50 ans. La tempête se prépare au large. Quand elle arrivera sur la côte, il faudra être prêt à subir l’ouragan. C’est notre défi. »

Le professeur Jacques Nantel, de HEC Montréal, n’a aucun doute sur la capacité des assureurs à s’adapter aux changements rapides des technologies et des besoins de l’économie de partage. Il note que des sociétés comme Uber ou AirBnb sont devenues de grands joueurs qui savent bien utiliser leurs cartes.  « Si Uber était inscrite sur les marchés boursiers, on estime que la valeur de sa capitalisation atteindrait 70 G$, à peu de choses près équivalente à celle de Lowe’s qui vient d’acheter Rona. Ce n’est pas une petite entreprise. AirBnb gère déjà plus de nuitées que tous les hôtels de la chaine Hilton réunis. Ce n’est pas rien », dit-il.

Les changements technologiques aident l’économie à créer des marchés « purs et parfaits », souligne le professeur Nantel. Dans les années 1970, on lui a enseigné que les marchés ne fonctionnaient que si l’information était pure et parfaite et librement partagée. « C’est exactement ce qu’on est en train de voir », dit-il. Si la propriété d’un bien est moins importante que son accessibilité, il faut tout de même qu’il existe un propriétaire du bien que l’on veut partager.

Même les gens les moins pressés de détenir des biens, passé le cap de la trentaine, sentiront le besoin d’acquérir ne serait-ce qu’une vieille auto usagée. « Ils comprendront aussi qu’avoir un peu de capitaux pour acheter un condo, ce n’est pas une si mauvaise idée. »

Revoir les habitudes

D’ici cinq ans, M. Nantel pense qu’un certain nombre de nouveaux arrivants sur le marché du travail reverront leurs habitudes de consommation. Pour les assureurs, ça ne simplifiera pas les choses, car l’existence de joueurs très pesants dans l’univers numérique modifiera le rapport des forces en matière de tarification.

Il constate que les géants du commerce électronique savent utiliser à leur avantage le flou des lois fiscales différentes d’une législation à l’autre. Amazon se sert de cela pour ne pas percevoir les taxes qui devraient s’appliquer lorsqu’elle livre un bien d’un État américain à une province canadienne, par exemple. L’État du Minnesota est en litige devant la Cour suprême depuis qu’il a statué que les taxes s’appliquent non pas du point d’expédition, mais du point de livraison.

« Les gouvernements sont toujours lents à réagir, et ils devront revoir leur mode de taxation des échanges commerciaux. La seule chose que je peux vous prédire est que les États ne cesseront pas de nous imposer des taxes », ajoute M. Nantel.