Comme la majorité des Canadiens, l’industrie de l’assurance vit dans la crainte d’une pandémie de grippe aviaire, qui affecterait tant leur solidité financière que la continuité de leurs affaires. Devant la menace, les autorités canadiennes régissant les institutions financières viennent de réclamer des scénarios d’intervention en cas de crise aux dirigeants d’entreprises.L’éventuelle propagation d’une pandémie de grippe aviaire, aussi appelée influenza ou virus H5N1, inquiète au plus haut point les assureurs de personnes présents au Canada, puisque cette industrie serait parmi les plus touchées en cas de pandémie.
Dans l’industrie, les compagnies mettent régulièrement à jour divers scénarios de risque en cas de bond soudain de la mortalité en cas de sinistre majeur tel un tremblement de terre, un ouragan et maintenant… une grippe!
Plus encore. Les assureurs seraient doublement frappés en cas de pandémie car un tel sinistre peut aussi menacer la continuité des affaires en immobilisant leurs employés.
Même si cette menace rôde surtout en Asie, le risque d’une pandémie fait maintenant partie des scénarios de risques « catastrophes» de Cooperators Vie, Financière Manuvie, Financière Sun Life et Great-West.
De plus, ces assureurs ont fait approuver leur plan d’urgence pour la continuité des affaires par leurs conseils d’administration respectifs.
D’autres joueurs, comme le Groupe Financier Empire, et le Mouvement Desjardins, assurent pour leur part travailler d’arrache-pied à inclure le risque de pandémie dans leurs plans d’urgence pour la continuité des affaires. Ils entrevoient compléter l’exercice prochainement, mais ne peuvent fixer d’échéance précise.
Le BSIF demande des comptes
Les autorités canadiennes s’inquiètent aussi. Chez les institutions financières, le Bureau du surintendant des services financiers (BSIF) demande des comptes aux divers secteurs qu’elle supervise.
Le 20 mars dernier, le BSIF a d’ailleurs fait parvenir une missive au Bureau d’assurance du Canada, à l’Association canadienne des compagnies d’assurance de personnes (ACCAP) et à l’Association des banquiers canadiens.
Dans cette lettre, le BSIF interroge les institutions sur la mise en place de leurs plans de crise respectifs en cas d’influenza. « Nous voulons avant tout qu’elles prennent connaissance de ce danger. Ensuite, nous voulons savoir quelle stratégie elles comptent adopter pour s’assurer que leurs employés puissent continuer leurs activités en cas de pandémie. Finalement, nous voulons savoir s’ils ont prévu le coup au niveau de leur solidité financière », explique Julie Corbett, porte-parole du BSIF.
Au moment de clore la présente édition, l’Association des banquiers affirmait pour sa part que ses membres sont disposés à mettre à exécution leurs plans de continuité des affaires.
L’ACCAP disait commencer à peine à se pencher sur la question. L’association devait d’ailleurs convoquer à la fin mars ses membres à une réunion de coordination en vue d’une riposte d’industrie pour la continuité des affaires. Cette réunion sera aussi l’occasion de mesurer l’impact d’une pandémie dans le marché canadien de l’assurance de personnes du point de vue des réclamations, a affirmé la porte-parole Wendy Hope.
Catastrophe à l’horizon
La grippe aviaire désigne une maladie virale rencontrée sur les oiseaux sauvages et les oiseaux domestiques. Alors que cette affection est facilement transmissible entre volatiles, et à d’autres animaux tels le porc, le virus est difficilement transmissible à l’homme.
Si toutefois l’infection devait se propager aux humains, les conséquences seraient néfastes tant au chapitre du nombre de vies que sur l’économie mondiale, prévoient des organismes internationaux.
Aux États-Unis, les pertes économiques pour l’industrie de l’assurance de personnes pourraient atteindre jusqu’à 133 milliards (G$) en prestations versées aux assurés, estime un organisme américain d’information aux consommateurs, l’Insurance Information Institute, dans un rapport publié en février (voir encadré).
De son côté, la Banque mondiale croit qu’une pandémie causerait des pertes économiques de l’ordre de 800 milliards (G$) en dollars américains.
Au plan des pertes de vies humaines, entre 25 et 35 % de la population mondiale pourrait être infectée, indique pour sa part l’Organisation mondiale de la santé. Au moins 7,5 millions d’individus succomberaient.
Au pays, Santé Canada prévoit que la grippe aviaire ferait entre 4,5 et 10,6 millions de malades et qu’elle coûterait la vie à 58 000 Canadiens.
Sur le plan économique, l’influenza saperait 5 % du produit national brut, ajoute l’organisme, plongeant le pays dans un important déficit économique.
Dans son plan de lutte à une pandémie, le ministère de la Santé du Québec prévoit pour sa part un scénario qualifié de « sévère mais de plausible » dans lequel 35 % de la population québécoise serait touchée. Le ministère indique que 2,6 millions de gens seraient malades, plus de 34 000 auraient besoin d’être hospitalisés et quelque 8 575 mourraient.
Dans un rapport publié le 27 mars dernier, l’agence Fitch Ratings, qui évalue la solidité financière de plus de 2 000 assureurs à travers le monde, prévoit d’ailleurs que l’industrie de l’assurance de personnes serait très affectée.
Selon l’agence, en cas d’une pandémie mineure, les prestations versées aux assurés atteindraient 20 G$ en Europe et 18 G$ aux États-Unis, considérant un taux de mortalité de 400 000 personnes sur le vieux continent et 209 000 chez l’oncle Sam. Fitch affirme toutefois qu’il est difficile de prévoir quelle portion de la facture serait refilée aux réassureurs.
Devant cette perspective sombre, les assureurs n’ont rien laissé au hasard dans leurs plans de continuité des affaires. Ils disent avoir prévu plusieurs scénarios de contagion de grippe aviaire, allant des moins graves aux plus catastrophiques, afin d’adapter leurs activités à chaque cas.
Un des facteurs les plus considérés dans cette planification concerne la gestion des ressources humaines et des opérations quotidiennes comme le service à la clientèle et le versement des prestations aux assurés.
Mais l’impact sur le taux de mortalité qu’aurait une telle pandémie force aussi les assureurs à garantir leur capacité à honorer leurs engagements en cas d’un bond important des réclamations.
Le vice-président des relations publiques et des communications chez Sun Life, Tom Reid, affirme que Sun Life a mis sur pied un comité de direction qui réunit les membres de la haute direction des différentes filiales internationales afin de coordonner la riposte de l’assureur. M. Reid ajoute que la société a les reins suffisamment solides pour survivre à la pire des crises.
Sun Life a aussi examiné plusieurs scénarios de manière à déterminer ses chances de survie dans des circonstances économiques les plus pessimistes. L’un des scénarios extrêmes : des coûts d’exploitation augmentant de 20 % en raison d’un taux d’absentéisme élevé! « Certains pourraient s’absenter pour cause de maladie, d’autres pourraient s’absenter parce qu’ils soignent un proche atteint, d’autres car ils auraient peur de s’exposer au virus en allant au travail », explique M. Reid.
Sun Life s’est aussi penché sur la possibilité de voir les réclamations en assurance vie grimper en flèche en raison d’une hausse importante du taux de mortalité, explique M. Reid.
« Et même dans les cas les plus graves, en raison de nos capitaux et de nos excédents importants, nous pourrions tenir le coup en dépit des réclamations et d’autres pertes, et toujours disposer des liquidités suffisantes pour poursuivre les activités de la compagnie », assure M. Reid. Il a toutefois refusé de dévoiler des chiffres relativement aux réserves et aux capitaux de Sun Life.
Dan Thornton, président et chef de l’exploitation chez Cooperators Vie, abonde dans le même sens. « Nous sommes solides financièrement. Bien sûr, en cas de crise, notre capital et notre excédent subiraient un sérieux contrecoup, mais pas suffisamment pour affecter nos activités. Nous serions encore en mesure de rencontrer les normes financières requises par le BSIF ainsi que celles requises à l’interne. » M. Thornton a toutefois refusé de révélé à combien s’élèvent l’excédent de l’assureur.
M. Thornton précise que depuis les deux dernières années, Cooperators Vie tient compte des risques associés à une possible pandémie dans ses tests annuels de solvabilité.
« Nous y incluons un nombre d’éventualités très peu heureuses qui pourraient survenir et nous en faisons rapport à notre conseil d’administration, explique M. Thornton. Nous lui laissons savoir de quelle manière ces scénarios pourraient se répercuter sur nos capitaux et notre excédent. Nous avons présenté le dernier rapport en décembre 2005. »
Cooperators entend d’ailleurs s’appuyer sur un plan développé en 2004 durant la crise du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), pour enrayer la menace aviaire.
« Notre plan s’articule en deux temps, ajoute M. Thornton. Dans un premier temps, nous nous sommes attardés à l’impact qu’aurait un haut taux de mortalité sur nos prestations à verser en assurance individuelle et en assurance collective », explique M. Thornton.
Dans un deuxième temps, l’assureur a prévu un plan pour le déroulement des opérations advenant un taux élevé d’absentéisme. Selon M. Thornton, Cooperators dispose de la technologie nécessaire pour que ses employés travaillent à partir de leurs résidences. L’assureur compte aussi sur des sites de relève pour continuer ses opérations, dit-il.
Tout comme Sun Life et Cooperators, SSQ Groupe financier a même une idée du nombre et des montants de réclamations que lui coûterait une pandémie, affirme Élaine Dumais, directrice des communications. Les assureurs refusent toutefois de les dévoiler pour des raisons stratégiques. « La survie de la compagnie ne serait pas menacée en cas de grippe. Ce sera tout au plus une année difficile », avance Mme Dumais.
Forces vives demandées
En ce qui touche l’impact sur les forces vives de SSQ, la compagnie a déjà un plan de continuité dans lequel sont prévus plusieurs événements, dont la grippe aviaire. Le plan comprend des mesures préventives comme renforcer l’hygiène pour éviter la propagation. « Par exemple, nous recommandons [à nos employés] de se laver les mains régulièrement », affirme Mme Dumais.
Actuellement, les risques sont faibles, croit-elle. SSQ n’hésitera toutefois pas augmenter les mesures de sécurité si des cas se déclarent.
Si jamais les grands édifices devaient être mis en quarantaine par les autorités publiques, l’assureur affirme aussi disposer de sites de travail de relève à Montréal, Toronto et Québec.
« Nous avons aussi évalué la mobilité des employés pour répondre aux besoins urgents selon la connaissance de chacun. Certains ont touché à divers postes. Notre priorité seront les prestations d’assurance invalidité et non pas les ventes, par exemple.»
Sun Life a prévu un plan visant à mobiliser la charge de travail, plutôt que de mobiliser les ressources humaines, afin de pouvoir continuer à desservir ses clients. « Il est plus aisé de mobiliser la charge de travail que de mobiliser les employés, spécialement s’ils devaient être frappés par la maladie, explique M. Reid. Nous avons plusieurs bureaux au Canada pour faire le travail et nous avons aussi des bureaux à l’étranger à partir desquels nous desservons une partie de nos clients canadiens. »
« Une partie de nos opérations américaines sont assumées par un centre d’appel situé à Lethbridge, en Alberta, alors la possibilité de devoir mobiliser du travail à la grandeur de l’univers Sun Life a été prise en considération en cas de pandémie », dit-il.
« Le scénario le plus plausible c’est que nos bureaux canadiens desservent notre clientèle asiatique. La pensée dominante veux que la crise soit plus aigue en Asie qu’elle ne le serait au Canada », affirme M. Reid. Avec des activités en Chine, en Indonésie et en Inde notamment, Sun Life est très présente en Asie, lieu d’origine des premiers cas de grippe aviaire.
Pour sa part, le Groupe financier Empire affirme travailler activement à mettre à jour son plan de contingence en cas de grippe aviaire. Pour l’heure, les 10 membres de l’équipe de continuité des affaires de l’assureur ont ouvert le dialogue avec les autorités publiques à cet effet, affirme Julie Tompkins, directrice des communications et membre de cette équipe.
Dans le pire des cas, Empire s’attend à ce que jusqu’à 50 % de ses employés s’absentent, explique Mme Tompkins. « Le problème avec la grippe aviaire c’est qu’on ignore si une pandémie aura véritablement lieu et si oui, on ne sait pas quand. Nous devons planifier en conséquence », dit-elle.
Le Mouvement Desjardins aussi est en mode préparation, avance André Chapleau directeur des services de presse et d’information.
Le Mouvement demande à ses filiales de voir comment palier l’absence de personnel et les problèmes qui seront imposés par la sécurité publique, explique M. Chapleau.
Conscient que les grands rassemblements favorisent la propagation de la pandémie, Desjardins évoque la possibilité que les grands édifices ferment. « Nous nous penchons alors sur les manières dont nous pourrions nous assurer de la continuité des affaires », dit-il.
Adoptant le scénario retenu par les autorités, Desjardins a un plan permettant la continuité des affaires si 35 % de ses employés s’absentaient. Pour les remplacer, le Mouvement Desjardins n’hésitera pas à faire appel à ses retraités, ajoute M. Chapleau. Desjardins n’hésitera pas non plus à relocaliser les employés d’un département pour combler les absences dans un autre.