Selon l’économiste François Dupuis, du Mouvement Desjardins, l’imprévisibilité de l’administration américaine sous la présidence de Donald Trump contribue à jouer, de manière involontaire, un rôle de régulateur des marchés financiers.
M. Dupuis était l’invité de l’activité annuelle organisée par le Cercle finance du Québec (CFQ) et l’Association des économistes du Québec (ASDEQ) où l’on présente les perspectives économiques pour l’année à venir. Clément Gignac, économiste en chef de L’Industrielle Alliance, animait l’activité à laquelle participait aussi Matthieu Arseneau, de la Banque Nationale Marchés financiers. Ce dernier a fait part de ses prévisions à l’égard de l’économie canadienne et québécoise. De son côté, François Dupuis a présenté une vision macroéconomique largement inspirée par les États-Unis, la Chine et l’Europe.
Clément Gignac rappelle qu’un an plus tôt, il avait été beaucoup plus facile d’attirer l’attention des participants au lunch, tant l’humeur collective était morose. Après tout, les marchés boursiers venaient de vivre une contraction d’environ 20 % et les craintes de récession étaient plus vives. En 2020, le président du CFQ a dû peiner longtemps avant d’obtenir l’attention des convives alors qu’il tentait de lancer l’activité.
USA-Chine
Au moment même où François Dupuis a pris la parole à Québec, ce mercredi 15 janvier, à Washington, le président Trump signait la première phase d’une entente commerciale avec le vice-premier ministre de la Chine.
En suspendant ainsi les tarifs douaniers qui devaient s’ajouter sur les importations chinoises en décembre 2019, les États-Unis ont ainsi suspendu la guerre commerciale avec son concurrent. Selon M. Dupuis, ce conflit a miné la croissance de l’économie mondiale. Les tarifs devaient être de 15 % sur des produits d’importation d’une valeur de 165 milliards de dollars (G$) US. De plus, les tarifs de 15 % imposés en septembre 2019 sur d’autres produits ont été abaissés à 7,5 %.
La Chine accepte ainsi d’augmenter les importations de biens et de produits américains, surtout des produits agricoles, promet de renforcer les dispositions protégeant la propriété intellectuelle, et verra aussi à ouvrir ses marchés financiers et à laisser flotter sa devise. M. Dupuis s’attend à ce que la phase 2 de l’entente ne soit conclue qu’en 2021.
La croissance chinoise se poursuivra, mais à un rythme bien plus réduit. Le gouvernement tente de réformer son économie en l’axant davantage sur les services et le marché domestique, plutôt que sur la fabrication de biens et les exportations. L’endettement des entreprises et du secteur bancaire atteint des niveaux préoccupants, ajoute M. Dupuis.
Impact sur le monde
Le secteur manufacturier a réduit sa production en 2019 et les échanges internationaux ont subi un ralentissement. Pour les pays du G20, qui représentent environ 80 % du PIB mondial, la croissance est revenue à ce qu’elle était en 2013. « Ce n’est pas la catastrophe », note François Dupuis, mais ce ralentissement se poursuivra en 2020.
En conséquence, les indicateurs mesurant le risque d’une récession à l’échelle mondiale ont progressé vers le haut depuis le début de 2018, soit au moment où les États-Unis ont imposé la première vague de tarifs douaniers sur les importations. Aux États-Unis, François Dupuis s’attend à ce que les investisseurs expriment leurs craintes lors du prochain sondage qui suivra, dans la foulée de la montée des tensions avec l’Iran et la situation géopolitique en général dans plusieurs pays du Proche-Orient. Le prix du pétrole devrait se ressentir de cette période mouvementée et rester instable, avec une tendance à la hausse.
Avec l’élection de Boris Johnson en décembre, la Grande-Bretagne pourra enfin aller de l’avant et compléter sa sortie de l’Union européenne, prévue le 31 janvier 2020. Des mesures transitoires seront mises en place jusqu’au 31 décembre 2020, et Londres tentera de négocier un nouvel accord commercial avec l’Europe. « En 11 mois seulement, ce ne sera pas évident », indique M. Dupuis. L’incertitude pèsera sur ce pays et sur l’Europe de manière générale.
L’économiste du Mouvement Desjardins souligne d’ailleurs que de nombreux analystes s’attendent ce que l’administration Trump s’attaque à plusieurs pays européens, en guise de représailles aux impôts nouveaux imposés aux géants du commerce électronique, basés aux États-Unis, en plus du dossier Airbus et du secteur automobile.
Pour l’Europe, la situation se stabilise, mais François Dupuis constate que l’Allemagne subit le choc du déclin de plusieurs secteurs traditionnels : l’industrie lourde, l’automobile, les produits pharmaceutiques et chimiques, etc.
Par contre, le ratio de la dette nationale sur le PIB est seulement de 60 % pour l’Allemagne. La majeure partie des États voisins, ce ratio dépasse largement la barre des 100 %. M. Dupuis estime ainsi que l’Allemagne a la marge de manœuvre pour adopter des mesures de stimulation économique, d’autant plus que son budget est toujours en situation de surplus.
Ces constats font en sorte que M. Dupuis prévoit que la croissance de l’économie mondiale, qui a été de 3,0 % en 2019, sera similaire en 2020, sous son potentiel de croissance estimé à 3,5 %. « Si le mauvais temps se lève, ça peut même descendre à 2,5 % », dit-il, ce qui est le niveau de croissance où l’économie mondiale est déclarée en récession. Mais il penche plutôt vers le statuquo avec une croissance à 3,0 %, le niveau le plus faible depuis la fin de la crise financière.
Dans ce contexte plus morose, les banques centrales devraient continuer leur politique plus accommodante, mais François Dupuis souligne que la plupart d’entre elles, au sein des économies du G20, ont déjà épuisé leurs munitions. Cependant, il prévoit que les taux directeurs ne grimperont pas en 2020, étant donné que le taux d’inflation reste faible.
M. Dupuis donne l’exemple de la Suède, où le taux directeur a même été négatif pendant un certain temps, ce qui a créé une bulle immobilière dans plusieurs villes. Après cinq années de taux négatifs, les effets jugés indésirables ont incité la banque centrale suédoise à réviser cette politique. Le pays voulait éliminer l’argent comptant, mais comme les Suédois ne voulaient pas laisser leur épargne à la banque, il a fallu revenir sur cette décision. La valeur de la couronne suédoise a aussi chuté durant cette période. La banque centrale vient de ramener son taux directeur à 0 %.
La courbe inversée
En 2019 aux États-Unis, après les réductions d’impôts annoncés juste avant les élections de mi-mandat, François Dupuis s’attendait à une croissance de 3 % du PIB. Mais avec les conflits commerciaux lancés par « Tariff Man », la croissance du PIB a plutôt été de 2,3 %. « Il ne s’en est pas rendu compte, mais Donald Trump a agi comme une sorte de régulateur de l’économie. Il a évité une surchauffe et une remontée trop forte des taux d’intérêt découlant de l’inflation », dit-il.
Du printemps 2019 jusqu’au mois d’aout, la courbe des taux d’intérêt a été inversée, ce qui est généralement annonciateur d’une récession aux États-Unis. Or, le cycle actuel de croissance, qui dure depuis 126 mois ou 10 ans et demi, est le plus long de l’histoire récente. La création d’emplois, qui connait aussi un cycle de croissance ininterrompue depuis 118 mois, a permis de réduire le taux de chômage de 10 % à 3,5 %. Très peu d’États américains connaissent des problèmes, et parmi les rares où l’économie est au neutre, seule la Pennsylvanie est d’une taille importante (4 % du PIB national, le 6e État en importance au pays).
L’indice de la production industrielle est le seul indicateur qui est à la baisse, ce qui est normal compte tenu de la baisse de la demande mondiale pour les produits manufacturés, découlant des conflits commerciaux imposés par M. Trump. En conséquence, il estime que les risques de récession en 2020 aux États-Unis sont entre 10 et 20 %, alors qu’ils atteignaient 40 % à l’été 2019.
François Dupuis s’inquiète quand même de la détérioration des finances publiques, une situation plutôt rare à ce stade du cycle économique. Le déficit budgétaire est passé de 2,8 % à 4,5 % du PIB, en atteignant les 1 000 G$ US. « C’est plutôt spécial de continuer à stimuler l’économie par des déficits alors que le pays est en situation de plein emploi », dit-il.
Les recettes fiscales sont au niveau de ce qu’elles sont en situation de récession alors que les dépenses augmentent de 5 à 6 % par année, ce qui explique les déficits. « Ce qui est plus surprenant, c’est qu’il n’y a aucune pénalité de la part des marchés financiers découlant de ce laxisme budgétaire », ajoute-t-il.
Malgré les incertitudes à l’échelle mondiale, largement alimentées par les incohérences de l’administration Trump, chez Desjardins, on prévoit une croissance de seulement 1,8 % en 2020. Les salaires devraient augmenter en moyenne de 3 %.
La Réserve fédérale américaine (Fed) continuera ses politiques accommodantes en 2020, après avoir réduit les taux trois fois l’an dernier. Selon M. Dupuis, elle ne devrait pas intervenir en remontant les taux tant que la cible d’inflation à 2 % ne sera pas dépassée. En cette période de taux d’intérêt très bas, la valeur des actifs est grandement surévaluée sur les marchés boursiers. « Le surendettement général, à l’échelle mondiale, est une bombe à retardement à moyen et long terme », dit-il.
François Dupuis cite le professeur d’économie Rudiger Dornbush, du MIT, qui disait ceci : « En économie, les choses prennent plus de temps à arriver qu’on le pense, mais quand elles arrivent, ça se passe plus fortement que prévu. » En conséquence, s’il reste optimiste pour 2020, la prudence est de rigueur pour la suite, indique M. Dupuis. Par ailleurs, il dit s’attendre à ce que la bonne santé de l’économie et la vigueur du marché de l’emploi contribuent à la réélection de Donald Trump pour un second mandat.