Professeure et directrice du Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail de l’Université Laval, Caroline Biron a observé que le télétravail « aurait certains effets protecteurs envers la performance au travail », a-t-elle révélé en entrevue avec le Journal de l’assurance.
Les faits révélés par Mme Biron résultent de la 4e mesure d’une étude longitudinale sur le travail au Québec en temps de pandémie. L’étude, réalisée avec un groupe de chercheurs, est qualifiée de longitudinale, car les mêmes personnes sont contactées à chaque enquête. La première mesure a eu lieu en avril-mai 2020, auprès de 1450 personnes en emploi. Les données ont été recueillies par la firme de recherche SOM. Seules sont sondées les personnes ayant travaillé au cours des 7 jours précédant chacune des enquêtes (4 mesures). L’étude n’inclut donc pas les gens qui ont perdu leur emploi.
Des 1450 personnes sondées lors de la 4e mesure prise en janvier-février en 2021, 837 ont répondu. À la 2e mesure prise en juin 2020, 893 avaient répondu, et 518 l’ont fait lors de la 3e mesure prise en décembre 2020. « Je prendrai une mesure cet automne, et probablement une autre à l’hiver 2022 », a indiqué Mme Biron. Dans l’ensemble de l’étude, l’échantillon reflète la population québécoise au travail en termes de répartition selon l’âge, le sexe et le secteur d’emploi. Les quatre mesures sont désignées chronologiquement en tant que T1, T2, T3 et T4.
Dans T4, Caroline Biron et ses collègues ont récolté les résultats de façon à mesurer la différence entre les télétravailleurs et ceux qui travaillent du bureau. Parmi les points étudiés lors de cette phase, elle a entre autres observé les effets de la pandémie sur la performance et le niveau de stress au travail.
Les télétravailleurs plus performants…
L’étude s’est penchée sur la proportion de travailleurs qui rapportent évaluer leur performance à moins de 70, sur une échelle de 0 à 100. Caroline Biron a fixé à 70 le seuil en deçà duquel la performance est jugée faible. Dans l’ensemble de l’échantillon, une plus grande proportion a rapporté une performance inférieure à ce seuil en janvier-février 2021 (26 %) qu’en décembre 2020 (21 %).
Selon Caroline Biron, la performance a été meilleure chez les gens majoritairement en télétravail lors de la mesure de janvier-février 2021. Elle définit les télétravailleurs comme travaillant à temps plein dans cette situation pendant 80 % de leur temps de travail total. Ils représentent 35 % de l’échantillon.
Ceux-ci avaient commencé la pandémie (T1 : avril-mai 2020) avec un déficit, rapportant une faible performance dans une proportion de 31 %, comparativement à 23 % pour les travailleurs présents dans leur milieu de travail. L’écart s’est ensuite rétréci pour s’inverser en T3. À la dernière mesure, ils étaient 25 % de télétravailleurs à rapporter une faible performance, contre 27 % chez les travailleurs présents sur les lieux.
« On voit à quel point les télétravailleurs se sont adaptés durant la pandémie. Sur le plan de la performance, il n’y a pas de raison de les empêcher de faire du télétravail », estime la chercheure.
Plus de détresse chez les travailleurs…
Comme les précédentes, la 4e phase de l’étude longitudinale a mesuré la détresse psychologique. Selon l’indicateur Kessler (K6) qu’elle utilise, la détresse s’est accrue. L’étude révèle que 46 % de la population sondée a rapporté un niveau de détresse élevé en janvier-février 2021. La proportion des gens en détresse élevée atteignait 42 % à la mesure précédente de décembre 2020.
Lors de la 4e mesure de l’étude, la proportion de personnes rapportant un niveau élevé de stress a été plus élevée chez les femmes que chez les hommes, soit 51 % contre 40 %.
Toujours en T4, les jeunes rapportent aussi de la détresse élevée dans une plus grande proportion que les plus vieux. Celle-ci a été de 60 % chez les 20 à 34 ans, contre 42 % chez les 35 à 54 ans et 27 % chez les 55 ans et plus.
… Mais moins en télétravail
Les télétravailleurs vivent moins de détresse psychologique que les gens en milieu de travail. Alors que les gens sur les lieux de travail rapportent un niveau de détresse élevé dans une proportion de 50 %, les télétravailleurs en détresse élevée représentent une proportion de 44 %.
Mme Biron croit toutefois que le facteur scolarisation peut aussi jouer un rôle, parce qu’il signifie souvent l’accès à de meilleurs emplois. « Le télétravail a un certain effet protecteur contre la détresse, mais surtout chez les gens plus fortement instruits, dit-elle. Dans mon échantillon de télétravailleurs, il y a une plus grande proportion d’universitaires, des professionnels en finance, en assurance, dans le secteur gouvernemental, des travailleurs du savoir. »
En revanche, la chercheure signale que son échantillon de télétravailleurs compte une moins grande proportion de participants dans le secteur du commerce et des soins de santé. L’échantillon est aussi constitué de personnes en emploi dans des secteurs normalement considérés comme plus stressants : soins infirmiers, enseignement, livraison, préposés aux caisses, par exemple. Est-ce le télétravail ou le fait d’avoir un emploi moins stressant qui protège de la détresse ? « C’est un peu des deux », pense Mme Biron.
L’écart est encore plus marqué chez les femmes. Chez celles qui travaillent sur les lieux, 57 % ont rapporté une détresse élevée, comparativement à 42 % chez les télétravailleuses. Chez les hommes en milieu de travail, 40 % rapportent une détresse élevée, comparativement à 41 % chez les télétravailleurs.
24 % moins de détresse dans les milieux bienveillants
Caroline Biron dit avoir observé une diminution de 24 % de la détresse psychologique dans les organisations qu’elle qualifie de bienveillantes. « De nombreuses études montrent que la bienveillance est toujours un élément très favorable à la santé mentale. »
Selon elle, c’est aussi un indicateur de la qualité du travail et du fait que la haute direction se préoccupe de la santé mentale des gens. « Elle y accorde une priorité élevée avec un engagement ferme et une stratégie de communication pour que l’on soit capable d’en parler dans l’organisation. C’est l’affaire de tous, pas juste du gestionnaire ou du superviseur immédiat », insiste Mme Biron en parlant de climat de sécurité psychosocial (selon l’ouvrage Psychological Safety Climate : A new stress theory).
Elle ajoute que l’organisation doit aussi se préoccuper de ses gestionnaires, souvent débordés et aux prises avec des enjeux de communication avec la haute direction. Ils reçoivent des directives qu’ils sont chargés d’appliquer. « Tous peuvent participer à la prévention du stress. Ce n’est plus juste une question de remettre le fardeau sur les épaules du gestionnaire en tout temps », conseille-t-elle.
Cet article est un Complément au magazine de l'édition de septembre 2021 du Journal de l'assurance.