Selon Alastair Rickard, les dirigeants des sociétés d’assurance cernent mal leur véritable mission : mettre l’assurance vie à la portée du public. On vend certes encore de l’assurance, dit-il. Pourtant, on aura beau le répéter, les consommateurs ne sont pas plus intéressés par leurs produits qu'avant.M. Rickard est un ancien vice-président de Mutual Life, qui est devenu Clarica avant d’être achetée par la Financière Sun Life. Il est commentateur du métier depuis des lustres et titulaire d’un prix soulignant son apport exceptionnel au travail du planificateur financier au Canada. Il tient d’ailleurs un blogue fort populaire : RickardsRead.com, où il traite essentiellement d’assurance vie.

« À la tête des sociétés d’assurance, on ne trouve pas assez de gens qui ont saisi l’abc du métier. Ce qu’il nous faut, c’est vendre. Eh bien, pour vendre quelque chose, surtout dans un marché où il faut aller au-devant de l’acheteur, on doit avoir des vendeurs quelque part! », a-t-il dit en entrevue au Journal de l’assurance.

C’est d’ailleurs dans cette perspective que Sun Life s’est portée acquéreuse de Mutual Life/Clarica, dit-il. L’assureur voulait mettre la main sur ses forces de vente. La chose a toutefois passé près de ne pas se réaliser, signale M. Rickard, rappelant que les sociétés ont progressivement mis la hache dans leur programme d’agence de carrière. On semble en effet estimer que les diverses formules de courtage offertes au Canada offrent une avenue plus simple et rentable, dit-il.

Ce qui aggrave la donne, à son avis, c’est qu’il est bien plus difficile de vendre de l’assurance que des fonds communs de placement et autres produits de gestion de patrimoine. « Il s’agit de produits que les gens pensent pouvoir aimer, précise-t-il. Au besoin, on parviendra à bâtir une équipe de vente de produits d’investissement bien plus facilement qu’à recruter des personnes désireuses de faire carrière en vente d’assurance. L’assurance vie, c’est la vente à la dure. »

Une fois qu’une société d’assurance se « libère » des dépenses et des contraintes administratives allant de pair avec un véritable système d’agence de carrière, il lui arrive de penser, sur le coup, avoir trouvé la solution miracle, explique M. Rickard. « Par la suite, dit-il, les sociétés se sont mises à vouloir gruger des parts de marché et à accroitre leurs ventes, en misant sur le courtage et en le jumelant à des produits surcompensés ou vendus à prix extrêmement bas. Les sociétés de réassurance ont alimenté cette tendance en déployant elles aussi leurs propres efforts pour sécuriser rapidement leurs parts de marché. »

« Si votre courtage vous revient trop cher parce que vous passez un temps fou à tenter d’obtenir du temps, de l’attention et des clients de votre courtier et que, en même temps, vous baissez chaque année le prix de vos produits, c’est sûr que l’assureur ne fera pas d’argent, dit-il. Comme l’industrie l’a démontré, il n’y pas d’exploit à faire plein de ventes par courtage d’un produit surcompensé et sous-évalué. »

Entretemps, l’attitude partiale ou négative vis-à-vis la distribution par conseillers persiste, notamment parce que peu de gens comprennent cette particularité du métier. « Le marché de l’assurance vie est pas mal plus compliqué que la gestion d’un Tim Hortons. Le problème qu’on aura, comme ce fut le cas par le passé, c’est que trop de gens se retrouveront à jouer un rôle dans la haute direction des sociétés d’assurance vie, sans vraiment comprendre leur marché. »

Par ailleurs, dit-il, un certain nombre de réalités structurelles ou liées aux produits confirment les gens dans un tel raisonnement. À cet égard, il mentionne la tarification fondée sur la déchéance de certains produits temporaires.

« Grosso modo, on se retrouve à espérer que le client laisse tomber sa police, que celui à qui on a vendu le produit ne le renouvèle ou ne s’en occupe pas; bref, que la police finisse par mourir, dit-il. La personne qui a beaucoup misé sur les produits fondés sur la déchéance ne verra pas la distribution du même œil. Une agence de carrière digne de ce nom doit offrir des produits présentant plutôt un très faible taux de déchéance. »

Malgré les critiques, tout n’est pas noir. « L’assurance vie individuelle ordinaire revêt depuis longtemps une importance sociale – et c’est encore le cas, estime M. Rickard. On ne trouvera pas la poule aux œufs d’or en sillonnant les marchés du vaste monde. La rentabilité d’une entreprise est liée à ses activités fondamentales au Canada – elle en dépend, même. Quant à l’incursion vers l’Asie que bon nombre ont déjà entamée, c’est un geste judicieux, à condition de gérer le tout avec soin et d’en limiter les effets négatifs. Il ne faudrait pas que les effectifs soient si tournés vers l’Asie qu’on en oublie les marchés rentables. »

« Des attentes élevées »

Cette tendance à s’attarder un peu trop, voire même uniquement à un axe de rentabilité alimente elle aussi le quasi-aveuglement des sièges sociaux devant l’essentiel de leur marché. M. Rickard y ajoute un autre facteur, soit la vision à courte vue, poussée par le besoin de calmer autant les analystes que les actionnaires. « Je trouve particulièrement triste de voir des compagnies s’imaginer qu’une planification à long terme se limite généralement aux deux trimestres à venir. »

Ainsi, les produits de soins de longue durée ont suscité des attentes tout à fait irréalistes. De même, les produits de maladies graves ont été survendus, simplement pour accroitre les parts de marché.

« En gestion de carrière, les gens se donnent une série d’objectifs, un but idéal à atteindre. Si les choses ne se passent pas aussi bien que prévu, on a tout de suite tendance à retirer le produit, au lieu de se fixer de nouveaux objectifs plus réalistes en matière de ventes et de distribution. »

À l’avenir, dit-il, les sociétés qui entendent jouer la carte de la concurrence en assurance vie devront probablement revoir et reconsidérer leur dépendance envers les services de courtage. Parallèlement, le marché de l’assurance vie devrait rester aux mains de trois ou quatre sociétés, surtout si le gouvernement maintient sa position sur les propriétaires provenant de l’étranger.

Un bon côté du marché? Selon lui, les frais de gestion vont nécessairement baisser, avec le temps. Les sociétés auront alors un défi à relever : le maintien d’un équilibre « intelligent » entre les produits d’actifs et l’assurance vie. « La gestion du système d’agence de carrière est confrontée à un défi : après avoir acquis un bon volume d’affaires en assurance, il ne faudra pas trop se laisser tenter par la vente, plus facile, de fonds communs de placement. » En matière de gouvernance, les investisseurs institutionnels pourraient bien lancer un vent de changement, s’ils s’intéressent de près à la gouvernance et à la gestion en place. « À mon avis, les conseils d’administration de société d’assurance vie devraient réunir pas mal plus de gens qui ont une idée du marché en tant que tel. »

« Enfin, dit-il, on finira bien par voir que les entreprises et les gestionnaires qui élucubrent sur l’arrivée à maturité du marché de l’assurance et son manque de rentabilité disent des absurdités. »