L’implantation au Canada des normes internationales d’information financière (IFRS) proposées par les régulateurs canadiens a du plomb dans l’aile. Tant le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) que le Conseil canadien des normes comptables veulent voir ces nouvelles règles être ajustées à la réalité des assureurs canadiens.Il reste quelques pans des normes IFRS introduites au Canada en 2011 à implanter, notamment la norme controversée sur les contrats d’assurance, visant à déterminer le taux d’actualisation des passifs des contrats d’assurance de longue durée et qui devrait entrer en vigueur en 2018. Cette mesure dérange les assureurs canadiens, qui croient que son application créerait une volatilité sans précédent dans leurs résultats financiers.

Demandant l’an dernier aux assureurs canadiens de s’y préparer, Julie Dickson, surintendante des institutions financières, a changé son fusil d’épaule. Elle exhorte maintenant l’International Accounting Standards Board (IASB), chargé d’implanter ces normes à travers le monde, de mettre de l’eau dans son vin. Dans une lettre adressée à l’IASB, elle dit souhaiter que les IFRS des contrats d’assurance s’adaptent davantage à la nature à long terme des produits d’assurance vie commercialisés au Canada. Elle propose en outre que certaines normes demeurent optionnelles plutôt que de devenir obligatoires. Mme Dickson dit craindre de voir les assureurs forcés d’escompter leurs obligations à long terme à un taux actualisé, ce qui créerait une forte volatilité dans leurs résultats financiers.

Le vent a aussi tourné du côté du Conseil canadien des normes comptables (CNC). Au départ, il proposait d’adopter les IFRS en bloc. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’organisme sonde d’ailleurs les assureurs canadiens pour savoir quels aspects des IFRS sont jugés inappropriés pour le contexte canadien. Le Conseil a aussi exprimé ses réserves sur le taux d’actualisation des passifs des contrats d’assurance de longue durée. Il souhaite que cette norme soit clarifiée, voire amendée.

Le Conseil mettra dans la balance les réponses obtenues de ses membres et celles qu’apportera l’IASB en regard des commentaires reçus du Canada et ailleurs. Il décidera ensuite s’il inclut les normes finales au sein des principes comptables canadiens généralement reconnus, a expliqué Linda Mezon, présidente du Conseil, au Journal de l’assurance. « Nous croyons que certains aspects fondamentaux de la proposition de l’IASB ne changeront pas. Nous nous attendons à ce qu’il modifie certains aspects qui guideront l’implantation de ces éléments fondamentaux », a-t-elle ajouté.

Les comptables rassurés

La présidente du Conseil canadien des normes comptables se dit rassuré par le soin qu’a mis l’IASB à prendre le pouls du Canada. « Étant donné le nombre de contacts qu’a eu l’IASB au Canada, entre autres quatre tables rondes formelles et plusieurs rencontres privées avec des dirigeants de l’industrie de l’assurance, nous sommes confiants qu’il comprend pleinement la situation canadienne et l’importance de nos préoccupations. »

Conseillant certains assureurs sur la question des IFRS, le cabinet comptable EY (anciennement Ernst & Young) rappelle que plusieurs assureurs dénoncent la méthode IFRS pour déterminer le taux d’actualisation des réserves. « Elle est complexe, difficile à appliquer et susceptible de dénaturer les états financiers des assureurs. On observe une levée de boucliers importante à son égard », a dit Raymond Morissette, associé à EY, services de certification, en entrevue au Journal de l’assurance.

Pour modéliser un tel taux, les assureurs canadiens devront utiliser des données raffinées qui portent sur de longues périodes (au-delà de dix ans), précise-t-il. « Ces données peuvent dans certains cas ne pas être disponibles, ce qui cause des problèmes d’évaluation », ajoute-t-il. Les assureurs européens n’ont pas ce problème, puisque le passif de leurs produits d’assurance est à court terme.

Outre leur méthode d’évaluation du taux d’actualisation et la volatilité qu’elles entraineront, les IFRS de contrats d’assurance posent d’autres problèmes, souligne-t-il. Par exemple, les assureurs devront désormais calculer le capital règlementaire en deux temps : d’abord, pour les autorités règlementaires et ensuite, selon les normes comptables. Les nouvelles exigences de capital sont fondées sur une approche de solvabilité totale qui inclut le passif et le capital, explique M. Morissette. Ainsi, peu importe le niveau du passif obtenu selon les nouvelles normes, l’exigence de solvabilité totale demeurera la même.

Les assureurs devront aussi revoir leurs stratégies de gestion de l’actif et du passif. Ils devront créer la possibilité d’ajouter de nouveaux postes dans les états financiers. Par conséquent, les assureurs devront éduquer les utilisateurs d’états financiers et investir dans des systèmes capables de traiter des données plus raffinées.

Les effets se feront aussi sentir sur la distribution. Les assureurs devront simplifier et modifier leurs produits, notamment leurs caractéristiques, leur tarification et la rémunération des conseillers, croit M. Morissette.

Sous les IFRS, les compagnies devront dorénavant présenter les primes et les indemnisations d’assurance dans leurs résultats globaux. « Les comptables perdront du pouvoir, dit M. Morissette. Actuellement, les comptables des assureurs peuvent lier dans les états financiers les primes et les prestations payées, explique-t-il. Il relèvera maintenant en grande partie des équipes d’actuaires de déterminer la marge sur services contractuels de ces éléments ».

Manque de sérieux

Plusieurs assureurs canadiens font pression pour atténuer l’impact des IFRS, notamment la Financière Manuvie, la Financière Sun Life, Great-West Lifeco et l’Industrielle Alliance, soutenus par l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP). Ces assureurs ont même rencontré l’IASB en octobre, en compagnie du Conseil canadien des normes comptables, ainsi que le Conseil de la surveillance de la normalisation comptable. Yvon Charest, PDG de l’Industrielle Alliance, était parmi ceux présents. Il reproche à l’IASB son manque de vision. « L’IASB nous a elle-même dit de ne pas appliquer des normes dont nous n’aurions pas préalablement testé les impacts sur le terrain. Eux ne l’ont pas fait, ou alors l’ont fait et ont gardé les résultats confidentiels. Cela ne fait pas sérieux », a-t-il dit en entrevue au Journal de l’assurance.

L’IASB dit avoir apporté des changements dans son exposé-sondage de 2013 par rapport à celui de 2010, mais M. Charest demeure sceptique. « Aucun élément ne nous démontre dans quelle mesure la nouvelle norme donne des résultats qui ont du bon sens, déplore-t-il. La très grosse préoccupation de l’industrie porte sur le choix du taux d’actualisation pour calculer les réserves. À cet égard, je dirais que l’exposé-sondage de 2010 rendait les états financiers dix fois plus volatils, alors que celui de 2013 les rend cinq fois plus volatils, ce qui n’a quand même pas d’allure. »

Autre pomme de discorde : le « déplacement ». Yvon Charest rappelle que les IFRS transfèrent beaucoup de la pression attribuable à la volatilité de l’état des résultats vers les autres éléments du résultat global. Ainsi, la volatilité n’est pas annulée, mais plutôt transférée ailleurs dans le bilan, dans un poste comptable « d’éléments minuscules qui deviendraient une bombe qui n’arrête pas de rapetisser ou de grossir de façon sensible », a-t-il dit.

Chef d’équipe principal des services consultatifs en assurance et en actuariat chez EY, Hélène Baril ajoute que les IFRS souffrent d’un manque d’expérimentation sur le terrain doublé d’un manque d’expérience en assurance d’une partie de l’effectif de l’IASB, ce qui fait mal paraitre ses normes.

« Des IFRS qui semblent correctes en théorie présentent des problèmes lorsqu’on les applique. Apparaissent alors des éléments insensés, problématiques ou qui demandent clarification », a-t-elle dit en entrevue au Journal de l’assurance.

Mme Baril mentionne aussi que très peu d’assureurs avaient testé les IFRS de phase 2 avant qu’elles ne soient d’actualité, à la faveur du dernier exposé-sondage de l’IASB. « Les assureurs ne veulent pas investir dans l’analyse avant de savoir où s’en vont les IFRS », dit-elle.

Mme Baril cite une étude inédite que vient de publier un groupe de quatre assureurs nord-américains, soit Manuvie et trois assureurs américains, Metropolitan Life, New York Life et Prudential of America. Il s’agit de la première à sonder plus d’un assureur et à livrer les résultats d’une analyse d’impact des IFRS qui portent sur une longue période, soit de 2007 à 2011. « Cette étude montre des aberrations et beaucoup de volatilité », observe-t-elle.

Dans l’avant-propos de cette étude, Steve Roder, premier vice-président exécutif et chef des finances de Manuvie, souligne que les résultats du groupe « ne sont pas en ligne avec nos attentes ou ne correspondent pas à la réalité économique ». M. Roder ajoute que les propositions de l’IASB induisent une complexité couteuse qui n’est pas compensée par ses bénéfices. Parce que les signataires représentent des compagnies actives aux États-Unis, ils déplorent le manque de convergence entre les normes de l’IASB et celles du régulateur américain. Au nom de son groupe, M. Roder propose carrément à l’IASB de lui prêter main-forte pour trouver une solution aux IFRS qui posent problème.

Quelle sera la suite? « Pour l’instant, les IFRS déjà en place n’ont pas eu d’impact majeur sur les assureurs, hormis la divulgation et la classification des contrats. Par contre, la phase 2 pose problème », soulève Mme Baril. L’IASB a reçu 160 réponses du Canada à sa consultation, dont celles des assureurs, de l’ACCAP, de cabinets comptable et d’actuaires.

« Est-ce que l’IASB passera outre les commentaires de notre industrie ou fera des révisions? Le bout qui reste sera de la politique. Nous ne savons pas exactement quel poids le Canada pourra avoir. Il reste que nous avons des contrats à long terme que les autres pays n’ont pas, et cela doit être pris en compte si nous voulons que notre industrie demeure concurrentielle », dit Mme Baril.