Vendu depuis une douzaine d’années, le concept d’assurance maladies graves détenue en copropriété pour la protection de l’employé-clé passera bientôt son ultime test fiscal : celui de l’activation de la garantie de remboursement des primes à l’échéance de 15 ans. L’employé-clé verra-t-il ce remboursement lui être imposé? Nul n’ose le prédire en raison d’une zone grise dans les règles en matière d’impôt sur le revenu.
Le propriétaire d’une PME ou son employé-clé s’absente pendant six mois en raison d’une maladie grave. Qui prendra la relève et comment trouver cette personne? Qu’arrivera-t-il aux revenus de l’entreprise durant l’absence de son employé d’expertise?
Une police de protection de l’employé-clé pourrait répondre à cette préoccupation, mais l’industrie est allée plus loin. Elle a popularisé au début des années 2000 une stratégie permettant à l’employé-clé qui demeure en santé de toucher un remboursement des primes après une échéance prédéterminée.
Dans cette stratégie, la police d’assurance maladies graves est détenue en copropriété entre l’entreprise et son employé, et le paiement des primes se partage entre les deux parties. La compagnie paie la prime du risque d’assurance; l’employé, celle de la garantie de remboursement des primes. La compagnie sera bénéficiaire du montant d’assurance si l’employé est malade, alors que celui-ci sera bénéficiaire de la garantie de remboursement des primes s’il demeure en santé.
Ce concept a le défaut d’être peu balisé par les règles fiscales en vigueur. Y a-t-il avantage conféré à l’employé-clé s’il y a remboursement des primes? Qu’arrive-t-il si la compagnie verse une partie du montant d’assurance à l’employé malade? On entend souvent dire que le concept tiendra la route s’il n’appauvrit pas la compagnie au profit de l’employé. Cependant, aucune jurisprudence ne le démontre hors de tout doute. Des bulletins d’interprétation fiscale publiés par l’Agence du revenu du Canada (ARC) jettent à peine plus de lumière sur cette zone grise.
Le chemin le plus sûr
Vice-présidente adjointe régionale du secteur de la fiscalité, de la retraite et de la planification successorale de la Financière Manuvie, Diane Hamel conseille la plus grande prudence face à cette incertitude. Au moment d’établir de quelle façon la prime à payer sera partagée entre l’actionnaire et la compagnie, le conseiller doit s’assurer que la répartition des couts est raisonnable. Même à cela, le fisc pourrait ne pas reconnaitre le bienfondé du partage, prévient Mme Hamel.
Elle évoque une lettre d’interprétation technique publiée par l’ARC en 2006. Dans le cas d’une police où un employé ou un actionnaire est bénéficiaire ou de la prestation d’assurance ou du remboursement des primes, et dont la société paie les primes, l’employé ou actionnaire se verra conférer un avantage imposable. L’ARC étend cette position aux polices à primes partagées.
« Il en est de même dans la situation où la société paie les primes pour l’assurance contre les maladies graves et que l’actionnaire paie les primes afférentes au remboursement de primes, si la société subit un appauvrissement en raison de ces transactions », peut-on lire. La lettre d’interprétation signale, en outre, que le montant de la prime ne représente pas nécessairement la valeur marchande de l’avenant de remboursement des primes.
La lettre de l’ARC laisse présumer que la répartition des primes de l’assureur n’est pas nécessairement reconnue, commente Mme Hamel. « Plus précisément, nous ne pouvons conclure qu’il n’y aura pas d’avantage conféré à l’actionnaire, explique-t-elle. C’est l’aspect que je trouve le plus délicat. »
Elle invite le conseiller à s’assurer que son client comprend les risques et sait dans quoi il s’embarque. « Le client doit comprendre que cette stratégie comporte des risques, car ses paramètres n’ont pas été clairement établis dans la loi », dit-elle. Le conseiller doit bien documenter ces dossiers et en faire une analyse rigoureuse. Mme Hamel insiste aussi sur l’importance de rédiger une convention de partage de propriété en bonne et due forme, qui précise les droits et obligations de chaque partie.
Le directeur de la planification fiscale et de l’assurance de la Financière Sun Life, Stuart Dollar, a jaugé ce risque dans une conférence présentée au Congrès pour l’assurance-vie avancée (mieux connue sous Conference for Advanced Life Underwriting [CALU]). Il y a qualifié certains arrangements en copropriété de « plus risqués que d’autres ».
M. Dollar a décrit des situations extrêmes. Il estime que celle du client se situera plutôt quelque part entre les deux. L’ARC tirera ses conclusions après examen des faits et des circonstances particulières. « Déterminer s’il y a avantage conféré à l’actionnaire dépendra au moins autant des faits que de la loi », écrit-il.
Il rapporte que l’ARC a déjà confirmé que le montant d’assurance maladies graves pouvait être encaissé libre d’impôt lorsque les parties partagent la propriété de la police. En ce qui touche le traitement fiscal du remboursement des primes, l’agence fédérale n’a toutefois commenté qu’à propos des polices non partagées, ajoute M. Dollar. « En bout de ligne, la seule certitude semble être que les clients doivent recevoir des conseils de la part d’un fiscaliste avant de créer un arrangement avec une police de maladies graves détenue en copropriété », dit-il.
Le test ultime approche
Pour sa part, Stéphane Rochon, vice-président des ventes et du markéting d’Humania Assurance, ne prend pas position officiellement à l’égard du concept de primes partagées. « Tant que nous n’aurons pas d’avis officiel du gouvernement sur la meilleure façon de faire, nous ne nous avancerons pas », a lancé M. Rochon.
Le plus grand risque de cette approche est, selon lui, l’appauvrissement de la compagnie qui pourrait découler de la perte de couverture. « Un client avec une couverture de maladies graves de 500 000 $ annule sa police au bout de 15 ans pour récupérer le remboursement des primes. Le lendemain, la compagnie n’a plus de couverture en place. Le cadre s’est-il enrichi au détriment de la compagnie? Cela me semble un appauvrissement de la compagnie, mais ce n’est pas clair. Nous avons tous demandé un avis à l’Agence du revenu du Canada, mais n’avons pas réussi à obtenir quelque chose de ferme. J’ai un niveau de confort limité », confie M. Rochon.
Le partage raisonnable de la prime le préoccupe aussi. « Beaucoup de ces polices sont vendues sur l’équilibre entre la prime liée au cout d’assurance et celle de la garantie de remboursement, rappelle M. Rochon. S’il y a équilibre, on dit que c’est fiscalement correct. Cependant, le premier test surviendra quand les premiers remboursements de primes commenceront à entrer en vigueur », croit M. Rochon, ce qui ne devrait pas tarder. « Les premières de ces polices ont été vendues il y a 10 à 12 ans, avec une garantie de remboursement des primes à l’échéance de 15 ans. »
Chez Desjardins Assurances, Nathalie Tremblay confirme que des polices sont sur le point de passer le test des 15 ans. L’assureur s’est développé une niche enviable dans cette approche. Il en fait la promotion depuis 2003, sous l’appellation markéting Régime exécutif d’épargne-santé (REES). Les ventes d’assurance maladies graves individuelles ont depuis augmenté de 167%, a révélé Mme Tremblay. « Nous n’avons pas eu de dossier contesté par le fisc à ce jour. Dans plusieurs cas, nous avons versé une prestation d’assurance maladies graves. Nous avons aussi des dossiers où la prestation santé (remboursement des primes) est bientôt payable. Nous émettrons un chèque de remboursement dans un dossier le mois prochain », a-t-elle révélé.
Tous les dossiers ne déboucheront pas nécessairement sur un remboursement des primes, rappelle-t-elle. « Nous avons une police détenue en copropriété qui est arrivée à l’échéance du remboursement des primes, et l’assuré a décidé de ne pas prendre le remboursement, prolongeant ainsi la durée de vie de la police, explique Mme Tremblay. Son remboursement aurait totalisé 120 000 $, mais la couverture d’assurance qu’il conserve est de 500 000 $. Après toutes ces années, peut-être qu’il s’est senti moins invincible. »
Desjardins a choisi l’avenue de la T100, mais Mme Tremblay ne s’inquiète pas outre mesure de la réaction du fisc, même si le cout élevé de cette police pourrait créer un appauvrissement de la compagnie aux yeux de certains. Elle explique que l’assureur a fait ses devoirs en ce qui concerne le partage des primes.
« Nous ne faisons pas entièrement payer la prime T100 du risque d’assurance à la compagnie, précise Mme Tremblay. Pour l’actionnaire de 50 ans qui prévoit prendre sa retraite à 75 ans, nous mettrons une protection T100, mais avec une prime T75 (cout d’une protection jusqu’à 75 ans, donc moins cher). S’il prévoit sa retraite à 65 ans, nous ajusterons la prime à une T65 (encore moins chère). Nous faisons en sorte que l’assuré paie la prime de son remboursement des primes plus l’écart de prix entre le T75 (ouT65) et celle du T100 ».
Convenu de la sorte, le concept réduit l’incertitude, croit Mme Tremblay. La personne-clé peut, selon elle, prendre son remboursement des primes sans qu’il y ait appauvrissement de la compagnie, puisqu’elle a eu la protection dont elle avait besoin. « Si tu prends ton remboursement des primes, que la compagnie n’a plus de couverture, mais que tu y demeures un employé-clé, c’est là que ça ne marche pas », lance-t-elle.
Le besoin avant tout
Sur le terrain, des agents généraux considèrent crucial que les dossiers qui transitent par eux comblent un besoin réel de couverture de personne-clé. « Il n’y a pas que l’appauvrissement de la société qui importe », insiste pour sa part Nancy Elkas, directrice des prestations du vivant au Groupe financier Horizons. Le besoin d’une couverture de maladies graves passe avant tout, et l’analyse de besoins doit justifier le choix du montant d’assurance. Par exemple, combien pour remplacer la personne-clé ou payer les frais fixes et pendant quelle durée? Quel est l’impact fiscal possible de la détention en copropriété sur la corporation? etc.
Mme Elkas rejette l’approche « investissement » qu’elle a vu certains emprunter dans l’industrie. « L’idée d’utiliser ce concept pour dire au client qu’il peut sortir de l’argent de sa compagnie opérante libre d’impôt n’est pas ma façon de faire », dit-elle.
La question du besoin est sensible. À l’origine, ce créneau de marché a pris son envol au début des années 2000 avec des polices permanentes de type temporaire 100 ans (T100). Plusieurs ont craint une évaluation défavorable du fisc, car ces polices coutent cher à la compagnie en comparaison du besoin de protection réel qui, lui, n’est peut-être pas permanent.
Directrice, prestations du vivant au Groupe Cloutier, Claudine Cloutier insiste sur ce point. « Le marché a vendu beaucoup de T100 au début alors que le besoin de protéger une personne-clé a une durée de vie limitée », rappelle-t-elle. Si un client prévoit travailler dans l’entreprise jusqu’à 75 ans, une T75 avec un avenant de remboursement des primes à l’échéance de 15 ans sera, selon elle, beaucoup plus approprié.
« Je ne recommande jamais aux conseillers de vendre une protection permanente à paiement limité (accéléré), par exemple une T100 payable en 10 ou 15 ans. C’est faire payer la corporation beaucoup plus cher. Elle paie le gros de la prime totale alors que l’avenant en coute peut-être à la personne-clé entre 5 % et 10 %. Trop beau pour être vrai », lance Mme Cloutier.
Pour Mme Cloutier, la police maladies graves détenue en copropriété avec remboursement des primes n’est qu’une des avenues possibles pour la protection d’une personne-clé en cas de maladie grave. L’autre fréquemment empruntée : couvrir le besoin d’assurance uniquement. « Pour l’entreprise, la détention en copropriété ne change rien. Le besoin d’assurance reste le même, dit-elle. Cela représente surtout un attrait pour l’actionnaire ou l’employé-cadre. »