Dans la rétrospective 2021 des régimes d’assurance médicaments qu’il a livrée lors de la conférence annuelle de TELUS Santé le 10 mai 2022, l’actuaire Jacques L’Espérance a brossé un portrait inquiétant de la santé mentale des jeunes au Québec. Le président de L’Espérance actuariat conseil tire ce constat d’une analyse des tendances en consommation de médicaments du portefeuille de régimes privés d’assurance collective clients de TELUS.

Chez les personnes de moins de 25 ans, le nombre de prescriptions pour des médicaments destinés à traiter la dépression a augmenté d’environ 23 % en 2021, par rapport à 2020. Jacques L’Espérance s’est dit préoccupé de cette augmentation. En 2020, les prescriptions pour la dépression avaient augmenté de 10 % dans ce groupe d’âge, par rapport à 2019. « Cumulativement, c’est beaucoup », a ajouté l’actuaire spécialisé en assurance collective. Chez les 25 ans et plus, le nombre de prescriptions pour ce trouble a augmenté de 4 % en 2021, par rapport à 2020.

L’analyse de M. L’Espérance porte sur les 1 437 100 certificats d’assurance (adhérent couvert et ses personnes à charge) que comptait le portefeuille de TELUS Santé au Québec au terme de 2021. Ce nombre représente une croissance de 67,9 % par rapport à 2020. L’actuaire l’attribue à l’arrivée du Mouvement Desjardins parmi la clientèle de TELUS en 2021. Desjardins compte près de 54 000 employés au Canada, dont une forte majorité au Québec.

Jacques L’Espérance a précisé que le portefeuille total de TELUS Santé au Canada a atteint les 5 940 600 certificats en 2021, soit 23,2 % de plus qu’en 2020. Parmi ces certificats, 4 503 500 se retrouvent hors Québec, soit une croissance de 13,5 % en 2021, par rapport à 2020. « Le Québec représente plus du quart du portefeuille d’assurés de TELUS, ce qui est majeur », estime M. L’Espérance. L’Ontario représente quant à elle 2 369 000 certificats du portefeuille de TELUS.

Les enfants particulièrement touchés

Entre 2020 et 2021, l’utilisation d’antidépresseurs a augmenté de 28,9 % chez les Québécois de 10 à 14 ans, soit le groupe d’âge dont la consommation d’antidépresseurs a crû le plus dans la province. La consommation d’antidépresseurs a augmenté de 20,6 % chez les moins de 10 ans, et celle des 15 à 19 ans de 15,4 %, selon la même période de comparaison, ce qui en fait les deux autres groupes à la plus forte croissance.

Les résultats de ces groupes sont largement supérieurs à la croissance globale de 5,5 % dans l’utilisation de ces médicaments par les assurés, soulève M. L’Espérance. Il invite toutefois l’auditoire à considérer les statistiques des plus jeunes avec prudence, puisque les 14 ans et moins représentent selon lui « très peu de cas ». Il ajoute toutefois que l’augmentation chez les adolescents de 15 à 19 ans est importante.

Il rappelle qu’entre 2019 et 2020, ce sont les 20 à 24 ans et les 25 à 29 ans dont la consommation d’antidépresseurs avait le plus augmenté, soit respectivement de 21,7 % et de 18,9 %. Entre 2020 et 2021, la consommation d’antidépresseurs a ralenti dans ces deux groupes (5,5 % chez les 20 à 24 ans, et 9,1 % chez les 25 à 29 ans). M. L’Espérance explique les chiffres gonflés de 2020 par le fait que les 20 à 30 ans ont été très affectés par la pandémie.

M. L’Espérance a observé que les deux groupes d’âge de jeunes adultes étaient déjà lourdement affectés par la dépression avant la pandémie. En 2019, l’utilisation d’antidépresseurs des 20 à 24 ans avait augmenté de 24,4 % par rapport à 2018. Chez les 25 à 29 ans, elle avait augmenté de 10,6 % au terme de la même période de comparaison. « Mon intuition est qu’il y a beaucoup d’écoanxiété chez les jeunes », conclut Jacques L’Espérance.

Réponse à la pandémie

Dans une autre présentation à la conférence de TELUS Santé, Mélissa Généreux a révélé que près de la moitié des jeunes rapportent des symptômes d’anxiété et de dépression. Médecin et professeure agrégée à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke, elle tire ce constat de l’enquête qu’elle dirige sur la réponse psychologique et comportementale à la pandémie.

« Au Québec, nous avons pris cinq points de mesure entre avril 2020 et octobre 2021. » Différents grands échantillons de plus ou moins 10 000 personnes de 18 ans et plus ont alors été sondés par le Web, explique Dre Généreux. À la lecture des résultats d’octobre 2021, la détresse semble généralisée : un adulte sur cinq éprouverait des symptômes modérés à sévères soit d’anxiété, soit de dépression (un sur quatre à Montréal). À la question « avez-vous eu des idées suicidaires sérieuses dans les 12 derniers moins », le taux de réponses positives se situait en deçà de 3 % avant la pandémie. Il avait plus que doublé lors de la lecture d’octobre 2021, passant à 6,4 %.

Or, les proportions sont beaucoup plus grandes chez les jeunes, comme en témoigne le tableau suivant sur les résultats de l’enquête par groupe d’âge.

Face à l’ampleur du problème, Mélissa Généreux s’est étonnée qu’aussi peu de gens aient cherché à obtenir de l’aide. À la question « avez-vous consulté un professionnel de la santé pour votre santé psychologique », seuls 36 % ont répondu « oui » en octobre 2021, révèle Dre Généreux.

Plus d’un an à se remettre

Mélissa Généreux croit qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact psychosocial d’une crise comme la pandémie. « Les gens pensent que les réactions négatives à une catastrophe seront plus grandes dans les premières semaines. Ce n’est pas vraiment le cas », dit-elle. Le choc initial de mars 2020 a rapidement cédé le pas à une phase de cohésion communautaire qu’elle qualifie d’héroïque.

Dre Généreux remarque que les gens se sont ensuite désillusionnés, au fur et à mesure que s’enchaînaient d’autres événements négatifs. « Nous entamons présentement un processus de reconstruction qui pourrait prendre un an, peut-être plus », dit-elle.

Cette reconstruction se déroule sur fond de fatigue pandémique, ajoute la médecin. Toujours selon les résultats d’octobre 2021 de l’enquête, un Québécois sur deux a rapporté en souffrir. Elle a plus lourdement affecté les jeunes de 18 à 34 ans (64 %), les étudiants (60 %) et les parents d’enfants de 11 ans et moins (59 %).

Une accumulation

Dre Généreux a aussi dirigé une étude sur les conséquences sociosanitaires des inondations printanières de 2019. Elle dit aussi avoir personnellement expérimenté la catastrophe de Lac-Mégantic survenue en 2013. La médecin n’attribue pas uniquement la détresse des jeunes à la pandémie. Elle rappelle qu’ils « sont confrontés à plusieurs crises mondiales », que ce soit la pandémie, les changements climatiques et la guerre en Ukraine, « même si elle ne se déroule pas en sol québécois ».

Elle souligne en outre que la mondialisation exacerbe les crises et entraîne des enjeux de santé publique, « car tout circule plus rapidement d’un pays à l’autre ». Parmi ces crises à circulation rapide, Mélissa Généreux désigne l’infodémie, soit la surexposition à l’information voire aux fausses nouvelles. L’infodémie a contribué à la fatigue pandémique, a-t-elle rappelé : « Être exposé à autant d’information épuise ! »

La circulation à haute vitesse vaut aussi pour les pathogènes autre que la COVID-19 (SRAS, résistance aux antibiotiques), et les échanges qui suscitent inégalités économiques, surconsommation et émissions de gaz à effet de serre (GES).

Écoanxiété, prise 2

Les résultats d’octobre 2021 de l’enquête sur la pandémie semblent d’ailleurs confirmer l’intuition de Jacques L’Espérance, selon laquelle l’écoanxiété a beaucoup à voir avec la consommation accrue d’antidépresseurs chez les jeunes. Consommation qui augmentait déjà de façon importante avant la pandémie, selon les statistiques révélées par l’actuaire.

« Nos jeunes sont encore plus inquiets des changements climatiques que de la pandémie », signale pour sa part Dre Généreux. Son enquête révèle que 42 % des 18 à 24 ans perçoivent comme élevée la menace des changements climatiques. Les 25 à 34 ans sont 34 % à partager ce sentiment. Parallèlement, seuls 29 % des 18 à 24 ans perçoivent la pandémie comme une menace élevée. À partir de 35 ans, les craintes envers la pandémie prédominent, et l’écart ne cesse de grandir avec l’âge.

Mélissa Généreux définit au passage l’écoanxiété, qu’elle considère comme un concept émergent. Il s’agit selon elle d’un spectre large de réponses psychologiques et émotionnelles à la menace posée par la dégradation de l’environnement et les changements climatiques. « Elle peut mener à diverses réactions. Des réactions adaptées du genre : je m’engage dans des comportements pro-environnementaux. Mais ça peut aussi nous mener à des réactions plus mésadaptées comme : je fais de l’évitement parce que ça me rend trop anxieux ou je me surinvestis à un niveau un peu plus malsain », explique Dre Généreux.

Les filles plus affectées

Une récente enquête supervisée par Dre Généreux a été réalisée dans 106 établissements scolaires répartis en Mauricie, en Estrie, dans les Laurentides et en Montérégie. Elle visait à s’enquérir de la santé psychologique des 12 à 25 ans (Enquête sur la santé psychologique des 12 à 25 ans). Quelque 33 000 étudiants ont été sondés en ligne, du 17 janvier au 4 février 2022. Le constat ? La santé psychologique de ces jeunes s’effrite.

« À partir de 16 ans, c’est la moitié de nos jeunes qui rapportent souffrir de symptômes modérés à sévères, soit d’anxiété, soit de dépression. Il y a de grands écarts selon le genre. Nos jeunes hommes sont affectés, mais jamais autant que nos jeunes filles », souligne Dre Généreux. Six étudiantes de niveau postsecondaire sur 10 (61 %) rapportent de tels symptômes, contre 49 % chez les garçons du même niveau. Les étudiantes d’école secondaire ou professionnelle sont 56 % à rapporter ces symptômes, contre 25 % chez les garçons du même niveau.

L’anxiété ou la dépression atteint encore plus les étudiants qui déclarent une autre identité de genre. Ces étudiants rapportent souffrir d’anxiété ou de dépression sévère à modérée dans une proportion de 78 % au niveau secondaire, et de 91 % au niveau collégial ou universitaire.

Agir en proximité

Comment intervenir ? « Nous avons testé des enseignements de la tragédie de Lac-Mégantic. J’ai énormément appris sur le terrain, lorsque toute une communauté est affectée. » Elle en retire entre autres que le renforcement du tissu social et du soutien communautaire est capital. La médecin a pu obtenir du financement pour mettre sur pied une équipe de proximité pour aider la communauté de Lac-Mégantic à surmonter les séquelles de la tragédie (anxiété, dépression, abus de substance, etc.). Cette équipe qu’elle a dirigée et à laquelle elle demeure associée travaille en amont des problèmes et fait participer les citoyens, dit-elle.

Mélissa Généreux aura possiblement l’occasion de profiter d’une tribune politique pour faire avancer la prévention en santé mentale auprès des jeunes. Celle qui occupait le poste de médecin-conseil à la Direction Santé publique du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSS) de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CIUSS de l’ESTRIE - CHUS) s’est lancée en avril 2022 dans la course aux élections provinciales dans le comté de Saint-François, sous la bannière du parti Québec Solidaire.