Au pays, plus de 30% des invalidités de longue durée sont attribuables à des problèmes psychologiques. Pourtant rares sont les entreprises qui font de la prévention en matière de santé mentale; pire, elles sont encore plus rares à s’informer des causes d’invalidité de leurs employés!En 2003, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquait que 35 à 40% des cas d’absentéisme dans les pays industrialisés étaient dus à des problèmes de santé mentale.

Au Canada, l’Association canadienne des compagnies d’assurance de personnes (ACCAP) évaluait en 2000 que 30 à 50% des primes d’incapacité de travail payées l’étaient pour des problèmes de santé mentale. « En 2008, on peut dire que l’on se dirige davantage vers 50% que vers 30% », fait remarquer Yves Millette, vice-président principal, affaires québécoises à l’ACCAP.Les membres de l’ACCAP affichent en effet des résultats inquiétants. Parmi eux, Manuvie voit les invalidités de longue durée en lien avec un problème de santé mentale compter pour 28% des réclamations, précise Sue Reibel, vice-présidente, règlements vie et invalidité, assurance collective.

« Chez certains clients, particulièrement dans les industries de services comme les banques et les compagnies d’assurance, les invalidités de longue durée en lien avec un problème de santé mentale atteignent 50% des réclamations totales », constate-t-elle.

Lors d’une conférence à la Global Business and Economic Roundtable on Addiction and Mental Health dans le cadre d’une étude réalisée en 2006, la Great-West affirmait que « 30 % des demandes d’assurance invalidité concernent des maladies mentales et que, pour les 70 % restants, un quart ou plus concerne des maladies mentales comme diagnostic secondaire ou sous-jacent ».L’expérience des cabinets conseils en avantages sociaux n’est guère plus réjouissante. Parmi les clients d’AON, Joanne Potvin en dénombre plusieurs dont le taux d’absentéisme lié à des problèmes de santé mentale atteint même 75%.

« Ce sont majoritairement des entreprises de service à la clientèle, dont les postes sont principalement occupés par des femmes », souligne la vice-présidente responsable de l’unité gestion des absences.

Autrement, toutes entreprises confondues, les chiffres oscillent autour de 40% chez AON, précise Mme Potvin. « Mais ce qui est inquiétant, c’est que cette proportion a doublé en 20 ans, et la situation n’est pas sur le point de s’améliorer », déplore-t-elle.

Des études réalisées par le cabinet conseil en avantages sociaux Watson Wyatt entre 2006 et 2007 démontrent à la fois le lourd impact des maladies mentales sur les organisations et une relative nonchalance de celles-ci à cet égard.Une première étude, réalisée auprès de 78 organisations canadiennes, Au Travail! Canada 2007, révèle que « les questions de santé mentale sont au premier rang des causes de demandes de règlement d’invalidité de courte et de longue durée ».

Pourtant, l’étude rapporte que seulement 15% des organisations participantes recourent à un programme pour dépister les facteurs de risque en santé mentale.

Du même coup, cette étude démontre que la perte de productivité au travail pour raisons de santé coûte jusqu’à 10 M$ par an à une organisation canadienne (entreprise de 250 employés et plus). Une grande partie de ces coûts sont liés à des questions de stress et de santé mentale, apprend-on aussi dans l’étude.

Pourtant, les employeurs semblent peu sensibilisés à l’enjeu des maladies mentales. Une deuxième étude réalisée auprès de 93 organisations canadiennes et 1 000 employés, Rétribution stratégique 2007-2008, révèle que « les employeurs classent le stress seulement au cinquième rang des raisons qui motiveraient le départ d’employés ». Bien loin derrière le salaire, évoqué comme principal motif.

En fait, l’employeur moyen connaît peu le profil psychologique de son milieu de travail. Claudine Ducharme, conseillère principale en santé et productivité, chez Watson Wyatt, déplore que nombre d’entreprises ne tiennent pas à jour de statistiques sur les invalidités qui touchent leur personnel. Pas plus qu’elles ne savent ce que les invalidités leur coûtent ou quelles en sont les causes.

Faire ses devoirs

Les entreprises doivent faire leurs devoirs, estime-t-elle. Elles doivent connaître les coûts relatifs aux invalidités, quel groupe d’âge est le plus touché, si les causes sont liées aux pratiques de gestion ou si elles sont d’ordre personnel, etc. « En ne sachant pas où sont les problèmes, c’est plus difficile d’agir », lance-t-elle.

Un point de vue que partage Joanne Potvin d’AON. « Les employeurs sont conscients des problèmes de santé mentale, mais ils n’ont pas d’indicateurs pour mesurer les absences. Ils ne connaissent ni le nombre ni la raison des absences », note-t-elle.

Pour commencer, suggère Mme Potvin, les employeurs pourraient se servir des données que leur fournissent les assureurs, relativement aux invalidités à long terme et à court terme. D’autres outils existent mais le hic, selon elle, c’est que pour un chef d’entreprise, le rendement sur l’investissement est peu visible à court terme. « Il se demande alors s’il est prêt à mettre autant d’efforts pour changer les choses », explique-t-elle.

Pour sa part, Claudine Ducharme estime que guère plus du tiers des clients de Watson Wyatt au pays posent des gestes concrets en ce qui a trait à la prévention et à la gestion des problèmes de santé mentale.

Pourtant, les outils qui identifient les indicateurs précurseurs ou à postériori existent. « On peut faire un dépistage de risques de santé mentale. Il faut avoir un service de santé en entreprise, travailler avec son programme d’aide ou avec une firme de consultants », explique-t-elle.

Quant aux programmes de mieux-être des assureurs, ils représentent forcément un pas dans la bonne direction, reconnaît-elle. Cependant, les entreprises ne les utilisent pas toujours à bon escient.

Par exemple, entreprendre une démarche d’arrêt du tabac ou de perte de poids ne sera pas d’une utilité optimale si 60% des cas d’invalidité sont en rapport avec des problèmes de santé mentale. « C’est pourquoi la première chose à faire, c’est poser un diagnostic », martèle Mme Ducharme.

Joanne Potvin croit quant à elle que la solution réside dans une bonne gestion du personnel. Le style de gestion influence beaucoup les facteurs de risque en santé mentale, croit-elle.

De son côté, la conseillère de Watson Wyatt suggère d’impliquer davantage les gestionnaires dans la prévention des maladies mentales. Cette approche a été adoptée par certaines entreprises. Les cadres y sont formés pour détecter rapidement les sujets à risque et les orienter vers des ressources. « Les chances de guérison sont meilleures », note Mme Ducharme.

Manuvie a récemment entrepris une démarche en ce sens avec l’un de ses clients, souligne Sue Reibel. Dans ce dossier, l’assureur a offert une formation aux employés cadres, de concert avec l’entreprise.

Pour sa part, SSQ Vie applique cette approche avec son propre personnel depuis le début de 2007. Ainsi, les gestionnaires sont désormais capables de reconnaître les signes précurseurs d’une dépression ou d’un burn out par exemple, chez leur personnel, indique Carl Laflamme, vice-président ventes et marketing, développement national chez SSQ. Un an plus tard, on note que la durée des invalidités a légèrement fléchi, dit-il.

Fournisseur de services de type PAE pour les assureurs, Solareh constate une utilisation accrue des programmes d’aide aux employés (PAE) pour des cas de problèmes psychologiques liés au travail. Une tendance que la firme observe partout au pays. Solareh se spécialise dans la prévention de l’absentéisme et la gestion de la santé et des retours au travail.

Lorraine Dauphinais, psychologue, directrice des services professionnels, note qu’entre 2005 et 2006, plus de travailleurs se sont prévalus de ces services. « Et nous anticipons une croissance pour 2007 », a-t-elle indiqué en attendant que tous les résultats de l’an dernier soient compilés.

En 2005, 12% des consultations effectuées de leur propre chef (Programme Posaction) par des personnes en arrêt de travail concernaient des troubles mentaux liés au travail. En 2006, cette proportion a plus que doublé, pour atteindre 28%.

On constate aussi une augmentation des consultations chez les personnes en arrêt de travail, toujours pour les mêmes raisons, mais qui cette fois ont été référées par leur employeur ou par leur assureur (Programme Posaction+). De 2005 à 2006, l’augmentation est de 7 %.

L’un des obstacles sur le chemin des solutions est que les problèmes de santé mentale sont invisibles. Difficile donc de les quantifier, voire même de mettre le doigt dessus.

Sue Reibel constate que depuis des années, beaucoup a été fait pour prévenir les blessures physiques par les divers gouvernements provinciaux, et bien peu pour les maladies mentales. « Tout simplement parce que ces problèmes se détectent difficilement », indique Mme Reibel.

Les prestations versées par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) pour cause de troubles mentaux témoignent d’ailleurs de cette invisibilité. En effet, ces prestations ne représentent que 1% des prestations versées par la CSST. « Il est difficile d’établir un lien entre la cause d’un problème de santé mentale et le travail », affirme Héloïse Bernier-Leduc, porte-parole de la CSST.

Toutefois, la croissance du phénomène n’épargne pas la CSST. Les indemnités de remplacement de revenu qu’elle a versées pour des lésions psychiques ont presque décuplé entre 1990 et 2005, passant de 1,5M$ à 12M$. Le nombre de cas a connu une augmentation de près de 23% entre 1994 et 2005, passant de 936 à 1 213 cas.

Grille d’évaluation

Le docteur Michel Vézina a développé une grille qui permet aux entreprises d’évaluer le risque que comporte leur milieu de travail en regard des troubles mentaux. Cette grille constitue un outil d’auto-évaluation que les PME peuvent utiliser sans recourir à des expertises coûteuses, précise le professeur au département de médecine sociale et préventive à l’Université Laval, et médecin spécialiste à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Le but ultime de la grille est de permettre une réduction de l’absentéisme et de favoriser ainsi une meilleure productivité. Et idéalement, d’influer sur les primes d’assurance collective.

Carole Chénard a été impliquée dans l’élaboration de cet outil depuis le début. Elle est conseillère en gestion de la présence au travail à La Capitale. Mme Chénard réalise toutefois que la grille ne réduira pas les coûts demain. « Changer des habitudes de vie, ça prend du temps », dit-elle

Mme Chénard a déjà fait essayer la grille, appelée « Outil de caractérisation préliminaire d’un milieu de travail au regard de la santé psychologique », à une quinzaine de groupes assurés auprès de La Capitale. Elle insiste sur le fait que cette grille ne dit pas aux entrepreneurs qu’ils ont réussi ou échoué le test. « On leur dit que travailler sur les problèmes de santé mentale améliore le climat dans l’entreprise. »

De son côté, Claudine Ducharme soutient que les efforts investis en santé et en bien-être des employés portent ses fruits. Ce que l’entreprise a démontré à l’aide d’un modèle de calcul de Rendement du capital investi, soit le RCI.

Filiale du Mouvement Desjardins, Visa Desjardins s’est prêtée au jeu. Elle a ainsi mis sur pied un programme de mieux-être échelonné sur trois ans, lequel a permis d’obtenir un Rendement du capital investi de l’ordre de 1,50 à 3$ pour chaque dollar investi. « Et l’évaluation était conservatrice, nous n’avons pas voulu gonfler les chiffres », précise Mme Ducharme.