Depuis le début de la pandémie en mars 2020, une succession de vagues et de variants de la COVID-19 n’ont cessé de faire croître le sentiment d’anxiété dans la population. En entreprise, les gestionnaires écopent particulièrement.
Bien que l’anxiété ne se reflète pas encore par une hausse de ses réclamations en assurance collective d’invalidité de longue durée, Beneva demeure sur ses gardes. « Dans nos groupes d’entreprise privée, nous n’avons pas observé d’augmentation significative de l’incidence en invalidité de longue durée dans les derniers semestres. Nous restons vigilants, car ce que nous entendons autour de la santé mentale nous porte à croire qu’il pourrait y avoir des impacts au niveau des invalidités », a dit Brigitte Marcoux, en entrevue avec le Portail de l’assurance.
Directrice nationale, excellence des pratiques et solutions d’accompagnement, prévention, présence au travail et santé organisationnelle, Mme Marcoux œuvre au sein de la vice-présidence de la présence au travail et mieux-être de Beneva, dont Amélie Meilleur est vice-présidente. Elle rappelle que la pandémie a amplifié les troubles de santé mentale dans tous les paliers des organisations.
Quatre fois plus anxieux
Durant l’entrevue, Brigitte Marcoux a cité des travaux de recherche dont les résultats inquiètent, notamment les résultats d’une étude intitulée Anxiety and depression in Canada during the COVID-19 pandemic, parue en février 2021 dans le journal Canadian Psychology / Psychologie canadienne. Il s’agit d’une publication de la Société canadienne de psychologie.
L’étude révèle entre autres que le pourcentage des participants ayant indiqué un niveau d'anxiété d'élevée à extrêmement élevée a quadruplé pendant la pandémie, passant de 5 % à 20 %. De plus, un tiers des sujets sondés qui disaient souffrir d’anxiété et de dépression ont signalé avoir augmenté leur consommation d’alcool et de cannabis.
« Notre équipe assure la mise en place de solutions d’accompagnement chez nos preneurs de régimes, précise Brigitte Marcoux. Les demandes d’accompagnements en santé organisationnelle de nos preneurs de régimes ont augmenté de 150 % depuis avril 2020, uniquement pour le volet de la santé mentale », révèle Mme Marcoux. Elle dit observer chaque semaine des demandes à son équipe de la part d’organisations qui veulent aider leurs gestionnaires à détecter les signes avant-coureurs d’une détresse psychologique chez les employés, et à intervenir adéquatement.
De plus, la pression s’intensifie sur les cadres appelés à gérer un retour au bureau en mode hybride. Brigitte Marcoux a partagé à ce sujet une étude réalisée par Solutions Mieux-être LifeWorks au printemps 2021, en partenariat avec Deloitte Canada et CHR020, un groupe de cadres en ressources humaines. Intitulée Résilience et mieux-être des cadres supérieurs : un risque pour la reprise post-pandémie, elle révèle que 82 % des cadres vivent un surmenage typique du risque d’épuisement professionnel.
L’étude qui a sondé 1158 hauts dirigeants de 11 grandes organisations, dont Deloitte et Bell Canada, montre aussi que la stigmatisation des troubles mentaux freine les demandes d’aide. Ainsi, 55 % s’inquiétaient de ce qui adviendrait de leur carrière si l’on apprenait qu’ils ont un problème de santé mentale. De plus, 41 % ont indiqué trouver difficile de reconnaître qu’ils ont un tel problème.
Un retour compliqué
Pour sa part, Canada Vie a publié le 16 novembre une étude qui lève le voile sur les difficultés des gestionnaires. Réalisée en collaboration avec Recherche en santé mentale Canada, celle-ci révèle que 43 % des dirigeants sondés ont plus de difficulté à remplir leurs fonctions en raison de la pandémie. Seulement 4 % d'entre eux estiment moins difficile de gérer leur équipe en ce moment.
« Bien des dirigeants sont aux prises avec des défis qu'ils n'avaient jamais rencontrés auparavant », a déclaré dans le communiqué de l’enquête Mary Ann Baynton, directrice générale, stratégies et collaboration, stratégies en milieu de travail sur la santé mentale de Canada Vie.
Elle ajoute que certains employés qui travaillent sur place depuis le début de la pandémie, ou qui reviennent dans les locaux de l'entreprise après avoir télétravaillé longtemps craignent d'être exposés à la COVID-19. « Cela peut être une source d'inquiétude en milieu de travail, et les dirigeants n'avaient pas à répondre à de telles inquiétudes auparavant. »
Les dirigeants ont aussi révélé avoir plus de difficultés avec certains aspects lorsqu'ils soutiennent leurs employés, notamment au moment de gérer les réactions émotionnelles des employés. Mme Baynton a dit ne pas être surprise de ce résultat : « Ce n'est pas tout le monde qui a facilement accès à la formation ou aux ressources requises pour gérer cet aspect. »
Manque de soutien décrié
Une enquête publiée par Sun Life Canada en octobre 2021 a pour sa part révélé qu’un Canadien sur dix a quitté ou envisagé de quitter son emploi, en raison du manque de soutien en santé mentale. L’enquête de Sun Life se fonde sur un échantillon de 1 500 Canadiens âgés de 18 ans et plus, tiré d’un panel en ligne d'Ipsos. Ipsos a réalisé son sondage entre le 13 et le 20 août 2021.
L’enquête révèle en outre que 62 % des travailleurs canadiens considèrent la fatigue émotionnelle, mentale et physique comme leur principal problème. On y apprend aussi que plus de la moitié des Canadiens était toujours aux prises avec des problèmes de santé mentale, 18 mois après le début de la pandémie. « Pourtant, les employés ne reçoivent toujours pas le soutien dont ils ont besoin au travail », a déclaré Jacques Goulet, président de Sun Life Canada, dans le communiqué sur les résultats de l’enquête.
M. Goulet entend continuer d'organiser son forum des chefs de direction et des cadres supérieurs chaque année, pour maintenir la pression par rapport à cette crise. « Pour les dirigeants au pays, il n'y a jamais eu de meilleur moment que maintenant pour renouveler la vision et l'approche de leur entreprise en matière de santé mentale des employés », a-t-il commenté.
L’université mise à contribution
Brigitte Marcoux renchérit en citant l’étude sur l’anxiété parue dans le journal Psychologie canadienne : « Les Canadiens souffrant de dépression et d’anxiété indiquent que la quantité et la qualité des systèmes de soutien en santé mentale ont diminué durant la pandémie », relate Mme Marcoux.
Elle déplore du même coup le manque de ressources et d’outils en santé mentale destinés à intervenir auprès des employés. « Nous croyons que nos assurés et nos organisations ont besoin d’outils d’autogestion de l’anxiété. C’est pourquoi nous avons décidé de financer la Chaire », dit la directrice nationale en faisant référence à la Chaire de recherche Relief en santé mentale, autogestion et travail, propulsée par Beneva.
La Chaire a été créée en juin 2021 par la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, à la suite de deux contributions d’un million de dollars chacune. L’une vient de Beneva et l’autre de Relief, une organisation spécialisée dans les services d’autogestion de l’anxiété, de la dépression et de la bipolarité. Chacune des deux contributions s’étale sur une période de cinq ans.
Dans une entrevue distincte accordée au Portail de l’assurance, Éric Trudel, vice-président exécutif et leader, assurance collective de Beneva a expliqué la raison d’être de la mention « propulsée par Beneva », dans le nom de la Chaire. « Nous voulions faire la distinction, car notre rôle dans cette chaire n’est pas uniquement philanthropique. Il y aura une conjugaison entre théorie et pratique. »
À titre d’exemple, M. Trudel a dit souhaiter que l’Université Laval effectue des recherches appliquées aux besoins réels de ses clients d’assurance collective, dans le but d’accompagner les preneurs de régimes et leurs employés. « Nous voulons aussi que la Chaire soit capable de développer une application d’autogestion en santé psychologique », a-t-il ajouté.
L’application sur l’autogestion est maintenant en développement, selon une mise à jour qu’a fait parvenir Éric Trudel au Portail de l’assurance le 6 décembre 2021. Dans cet échange par courriel, le leader de l’assurance collective de Beneva a écrit que ces travaux s’échelonneront sur plusieurs mois. « La Chaire de recherche Relief sur l’autogestion en santé mentale vise plusieurs travaux de recherche pour les 5 prochaines années. L’application sur l’autogestion est l’un des multiples projets de recherche visant le développement d’outils », a-t-il ajouté.
Trop peu d’outils
M. Trudel a dit que Beneva prévoit proposer à des preneurs de régimes collectifs de participer à des sujets de recherche de la Chaire en 2022. Il a signalé avoir présenté cette possibilité aux clients d’assurance collective. « Nous avons organisé deux Webinaires avec le titulaire de la Chaire, Simon Coulombe, pour présenter les principes et outils de l’autogestion. »
Brigitte Marcoux figure parmi les personnes au cœur de la collaboration avec la Chaire, a dit Éric Trudel, en entrevue. « Son équipe m’a expliqué que l’autogestion est la clé, et que cette approche ne semble pas aussi présente au travail qu’elle le devrait. En ce qui touche les gestionnaires, il y a peu d’outils bien adaptés pour eux », dit le leader en assurance collective.
Pour sa part, Mme Marcoux remarque qu’il existe très peu de documentation sur les outils d’autogestion des troubles de santé mentale. Elle croit que les recherches de la Chaire feront avancer les actions dans cette sphère. « Nous voulons faire des projets. Nous aimerions disposer d’outils d’autogestion pour outiller nos conseillers en réadaptation », dit-elle.
En réponse à cette lacune, Relief a lancé Relief Affaires en septembre 2021. Il s’agit d’un programme qui se décline en deux volets : programme d’adhésion Défenseur de la santé mentale; et programme de certification Leader en santé mentale. Le premier constitue un engagement officiel de la haute direction de l’entreprise ou de l’organisme envers le bien-être de ses employés. Le deuxième volet propose des conférences, des webinaires et des formations, ainsi qu’un coaching personnalisé et des outils adaptés à la haute direction, aux gestionnaires et aux employés.
Hausse des demandes en entreprise
Nommé chef de l'exploitation et directeur général adjoint de Relief en novembre en 2021, Martin Binette a joué un rôle central dans le développement du programme Relief Affaires. « Je n’ai jamais vu un tel engouement autour de la santé mentale et du bien-être psychologique des employés. On sent de la part des organisations une urgence de faire quelque chose », a confié M. Binette en entrevue avec le Portail de l’assurance.
Alors que Relief se consacrait exclusivement à une clientèle communautaire avant la création de Relief Affaires, les demandes d’organisations se faisaient déjà nombreuses. « Elles nous demandaient : que pouvez-vous faire pour nous aider ? Nos employés ne vont pas bien ! L’objectif de Relief Affaires est de combler ce besoin. »
Relief constate aussi une croissance de la demande dans ses activités traditionnelles. « Nous avons observé une hausse de 30 % des demandes d’aide des individus dans la communauté par rapport à l’anxiété, la dépression et la bipolarité », révèle M. Binette.
Pour sa part, Relief Affaires cible généralement les PME qui comptent entre 20 et 1 000 employés. Or, le programme fait actuellement l’objet d’un projet pilote auprès de Beneva, qui compte quelque 5 000 employés.
Relief Affaires propose à l’organisation cliente de rencontrer tous les membres de l’organisation, « du président à l’employé à temps partiel », explique Martin Binette. « Nous travaillons sur quatre piliers : déstigmatisation, sensibilisation, éducation (plusieurs ne savent pas reconnaître les symptômes d’une maladie mentale, observe M. Binette) et promotion des services déjà en place. Nous nous positionnons en complémentarité et non en compétiteur des programmes d’aide aux employés (PAE), de la télémédecine ou tout autre service, quel qu’il soit. »
Encore de la stigmatisation
Le chef de l’exploitation de Relief énonce les ingrédients qui maximiseront l’utilisation des outils. « Sans déstigmatisation ni sensibilisation, les programmes mis en place sont voués à l’échec », lance-t-il. Selon lui, la stigmatisation est encore très présente dans les organisations.
Martin Binette sait de quoi il parle : il confie avoir mis 20 ans avant de parler de sa condition, de crainte de perdre l’estime de ses collègues, de sa famille, voire de perdre son emploi. « Je vis avec un trouble d’anxiété généralisée depuis l’âge de 19 ans et j’en parle maintenant ouvertement. La statistique qui me glace le sang : 60 % des gens qui vivent avec un trouble de santé mentale ne vont pas chercher d’aide par peur d’être jugé, étiqueté, stigmatisé, même si cette aide est disponible, et accessible gratuitement. » Il indique que la statistique provient d’une étude de l’Association canadienne pour la santé mentale.
L’enquête de Sun Life Canada confirme aussi que la stigmatisation persiste dans les organisations. Elle signale que 37% des Canadiens ne sont pas à l'aise de parler de la santé mentale au travail. Parmi eux, 55 % disent manquer de confiance envers l'employeur. La moitié se disent embarrassés d’en parler et 40 % craignent d’être l'objet de discrimination. De plus, seuls 22 % affirment que les dirigeants de leur entreprise ont parlé de la santé mentale dans les 12 derniers mois.
Prévenir et accompagner
Parmi les pratiques dont elle promeut l’excellence à l’échelle nationale, Brigitte Marcoux estime que les services de prévention et d’accompagnement sont la clé pour éviter les réclamations d’invalidité de longue durée. « Ces services permettent d’agir avant que la situation d’un participant ne se détériore, grâce à des mesures de soutien dès le début d’une invalidité de courte durée », dit Mme Marcoux.
Beneva a aussi mis en place un service qui évalue le potentiel de réadaptation de chaque cas d’invalidité de courte durée. Mme Marcoux explique que l’assureur traite les dossiers en cours depuis moins d’un an. Des professionnels tels qu’ergothérapeutes, kinésiologues, infirmières, psychologues accompagneront les assurés dans leur réadaptation et leur retour au travail. « L’accompagnement d’un professionnel de la santé peut faire toute la différence », soutient Mme Marcoux.
Les obstacles au retour de l’employé seront signalés au coordonnateur en réadaptation de l’équipe. « Il y a plusieurs variables dans un dossier d’invalidité. Nous essaierons d’éloigner les facteurs de risques et de mettre en place les mesures qui favoriseront l’assainissement du climat de travail.
Est-ce en raison de ce travail en amont qu’il y a moins d’incidence en invalidité de longue durée ? C’est une hypothèse que l’on pourra mesurer dans six mois, a-t-elle signalé lors de l’entrevue réalisée à la fin du mois d’août 2021. Contactée cet automne, elle n’avait pas de nouvelles données pour documenter l’hypothèse du travail en amont.