Une courtière de Repentigny, Anne Martel, veut changer les pratiques de ses collègues en matière d’évaluation de la valeur de reconstruction. Le Regroupement des cabinets de courtage d’assurance du Québec (RCCAQ) et la Chambre de l’assurance de dommages (ChAD) constatent également que les courtiers devront changer leurs pratiques en ce sens, autant au niveau des entreprises qu’au niveau résidentiel.La notion de « valeur de reconstruction » sème la confusion depuis quelques années dans l’industrie de l’assurance. Le problème est lié au fait qu’assureurs et courtiers ne sont ni entrepreneurs en construction ni évaluateurs. Ils n’ont donc pas les compétences pour donner la valeur de reconstruction d’un immeuble ou d’une résidence et de leurs composantes. Si certains le font malgré tout, une situation de sous-assurance peut être engendrée si un sinistre survient et qu’il faut reconstruire.

Le RCCAQ estime même que 65 % des poursuites judiciaires entamées contre des courtiers relèvent de dossiers de sous-assurance. En fait, ceux-ci ne devraient même pas parler d’évaluation, mais plutôt de valeur minimale.

Anne Martel, qui est présidente du cabinet Assurance Jacques Martel, en a eu assez.

« J’étais tannée d’aller m’asseoir devant un garagiste, un notaire, un restaurateur ou un pisciniste et de lui demander : “On a 500 000 $ sur la bâtisse. Est-ce suffisant?” On se regardait sans pouvoir répondre à la question. Comme courtier, je ne veux pas que mon client se demande si la valeur de reconstruction est bonne quand sa bâtisse flambe », fait-elle remarquer.

Mme Martel a eu vent d’un outil pour corriger cette confusion : le cahier de valeurs assurables. Elle offre à ses clients d’avoir recours au cahier de valeurs assurables, qui est réalisé par la firme Services préventifs d’évaluation (SPE). Cette compagnie s’occupe de l’évaluation des bâtiments et de ses équipements. En ce moment, elle offre surtout son service à des entreprises.

Le cahier de valeurs assurables comprend une description de l’immeuble et de tout ce qu’il comprend : bureaux, supports, étagères, informatique et autres.

« Ça nous évite un fouillis total, lance Mme Martel. De plus les coûts sont ventilés. On peut comparer le tout avec l’évaluation d’un électricien, d’un plombier ou d’un mécanicien de chauffage. On fait un croquis de la bâtisse, on prend en photo les équipements et on fait l’inventaire de ceux-ci. Si un sinistre survient, on va s’asseoir avec l’expert en sinistres de façon très relaxe. En une ou deux semaines, tout est réglé. Les clients en sont très fiers. »

J.E. et La Facture

En incitant les courtiers à changer leurs pratiques, Mme Martel veut aussi changer les mentalités du marché et la perception des gens vis-à-vis l’assurance.

« On entend trop souvent des phrases du style “Les assureurs sont là pour ramasser le chèque, mais jamais pour payer.” On ne peut pas continuer à aller à l’aveuglette sans bien conseiller le client. Il existe un outil accessible à un coût raisonnable. Il faut tout simplement l’offrir au client. Ça existe, mais les courtiers ne le savent pas. Plus de 90% de mes clients me disent oui quand je leur propose cette approche. Ils paient l’évaluation. J’envoie une facture à la hausse par la suite et ils paient aussi la surprime liée à la nouvelle évaluation », affirme celle qui a été nommée courtier de l’année en 2005 par le RCCAQ.

Mme Martel fait remarquer qu’aucun entrepreneur ne refusera de payer 400 $ pour sauver 300 000 $. Ce montant varie selon le dossier à évaluer.

« C’est pour ça que ça se vend extrêmement bien. On doit en faire une pratique courante dans le milieu de l’assurance. Je ne veux plus que le consommateur voit l’assurance de façon négative. L’assurance est perçue négativement à cause des histoires qu’on voit à J.E. et à La Facture. Ça existe des dossiers sous-assurés. Il n’y a pas de raison que le client s’en prenne à l’assurance et aux courtiers», explique-t-elle.

Robert Plante, président de la firme SPE, avec qui fait affaire Anne Martel, soutient qu’entre 80 et 85 % des entreprises québécoises sont sous-assurées. Il ajoute que 67 % des immeubles au Québec sont sous-assurés et que 80 % des équipements ne sont pas couverts de façon adéquate. Selon M. Plante, tous les secteurs sont touchés par la sous-assurance, que ce soit les secteurs résidentiel, commercial, institutionnel ou industriel.

Pour prouver ce qu’il avance, il donne l’exemple d’un centre hospitalier québécois que sa firme a évalué. Cet hôpital était assuré pour 9 M$. Le courtier a exigé de connaître le coût de reconstruction et SPE est arrivé à un chiffre de 20 M$. L’hôpital était sous-évalué de 11 M$.

« Les courtiers font face à plusieurs poursuites car la valeur n’est pas bonne. C’est pourquoi on prend des photos et qu’on fait faire des croquis. On établit la valeur avec un document qui la prouve. On agit toujours comme si on allait au tribunal », dit M. Plante.

Le président de SPE souligne qu’il en est encore au stade de l’éducation pour convaincre les courtiers d’offrir un cahier de valeurs assurables.

« L’intérêt est là. Pour la pratique, c’est différent. Il y a seulement de 10 à 15 % des courtiers qui l’offrent sérieusement. C’est au client de faire sa preuve, mais le courtier doit l’aider de bonne foi. Bien souvent, les courtiers me disent que le client “ ne veut pas payer pour ça.” Ça se corrige de plus en plus cependant », affirme-t-il.

M. Plante a d’ailleurs mis beaucoup de temps à faire lever son projet.

« En 1998, j’ai fait un premier publipostage à plus de 1 000 courtiers. Seul un courtier de la Rive-Sud m’a répondu. J’ai refait la même chose en 2002, avec sensiblement les mêmes résultats. J’ai répété l’expérience en 2004 et c’est là que j’ai rencontré Anne, qui avait lu mon dossier en 1998 et qui l’avait mis de côté. Nous avons donc pu commencer à mettre au point un projet pilote avec le soutien des assureurs », relate-t-il.

Le courtier n’est pas évaluateur

La ChAD et le RCCAQ se penchent aussi sur la question. Une rencontre entre les dirigeants des deux organismes a d’ailleurs eu lieu le 2 mai dernier pour discuter du problème. Karine Beaudoin, présidente élue du RCCAQ, travaille présentement à rédiger un rapport sur la valeur de reconstruction. Elle devrait le déposer d’ici quelques semaines au RCCAQ. Le Regroupement travaille également à développer des outils pour mieux sensibiliser le consommateur sur cette question.

Maya Raïc, présidente et directrice générale de la ChAD, rappelle que l’évaluation d’un édifice ne fait pas partie des activités d’un courtier ou d’un agent.

« L’évaluation ne fait pas partie de l’acte professionnel. C’est au courtier de dire au client qu’il n’a pas de responsabilité à cet égard. Le professionnel de l’assurance se doit de conseiller le client pour lui donner la couverture la plus appropriée, mais il ne peut pas aller plus loin. Bien souvent, le courtier parle à son client par téléphone. L’évaluation n’est pas quelque chose qui peut se faire à distance. Le professionnel doit plutôt inciter le client à recourir à une évaluation du risque assurable. On en parle depuis 2004 et nous sommes heureux de voir le RCCAQ se pencher sur la question », dit-elle.

Conseiller le client

Hubert Brunet, directeur général du RCCAQ, abonde dans le même sens.

« La responsabilité du courtier se limite à conseiller le client. C’est impossible que le courtier connaisse les biens du client. L’exemple le plus frappant de cela, c’est un locataire. Le courtier n’a aucun moyen de connaître la valeur de ses biens. La responsabilité incombe donc au locataire de s’assurer à la bonne valeur. S’il dit non, l’assureur peut l’indemniser proportionnellement », rappelle M. Brunet.

Claude Brosseau, président du RCCAQ, rappelle que ce sont les assureurs qui demandent d’établir la valeur de reconstruction à partir d’un guide.

« On veut faire comprendre aux courtiers qu’ils ne sont pas évaluateurs, mais qu’ils doivent se servir du guide pour déterminer la valeur minimale de l’immeuble. Il faut changer notre vocabulaire auprès de M. et Mme Tout-le-monde», précise M. Brosseau.

Hubert Brunet ajoute que les guides des assureurs ont compliqué le travail du courtier.

« Les guides imposés par les assureurs consistent à établir le montant minimum d’assurance requis. Peu importe le guide qu’on utilise, une cuisine peut, par exemple, valoir 12 000 $, tandis qu’une autre peut atteindre 30 000 à 40 000 $. Comment une personne qui n’est pas un évaluateur peut-elle mettre une valeur là-dessus? Au début, ces guides ne contenaient qu’une page de renseignements. Maintenant, ils en ont quatre ou cinq, mais le problème n’est pas réglé pour autant. On a compliqué le travail du courtier. Il faut absolument que tout le monde comprenne ça. Sinon, le problème s’amplifiera », anticipe M. Brunet.

Le directeur général du RCCAQ souligne que le problème de la valeur de reconstruction est présent partout au Canada.

« Les récents feux de forêts à Kelowna, en Colombie-Britannique, ont d’ailleurs exposé au grand jour le problème. Les entrepreneurs en construction ont pu en profiter, car le coût de construction était beaucoup plus élevé que la valeur de reconstruction. Il faut sensibiliser les consommateurs et les assureurs à ce sujet », affirme M. Brunet.

Différence

M. Brosseau dit cependant que la compréhension du problème est différente dans les milieux ruraux par rapport aux milieux urbains.

« Les gens en ville sont plus sensibilisés à cela, l’évaluation des maisons est plus élevée. En milieu rural, les gens ont parfois une évaluation municipale plus basse que la valeur de reconstruction réelle de leur maison. Néanmoins, peu importe le concept que le courtier utilise, il doit se protéger contre les éventuelles poursuites. Le but du courtier demeure le même : offrir le meilleur service possible », rappelle-t-il.

M. Brosseau affirme que le problème est pire au niveau de l’assurance aux entreprises. « En entreprise, il y a un manque flagrant d’assurance, que ce soit au niveau des inventaires, des équipements et des pertes de bénéfices (manque à gagner durant un sinistre). Les propriétaires de PME doivent prendre une entente avec un évaluateur professionnel », croit le président du RCCAQ.

Selon Anne Martel, chaque professionnel doit faire sa part. « L’assureur a son rôle à jouer en tant que fournisseur et fabricant de produits; le courtier en tant que distributeur. Le client doit donner les éléments de montants d’assurance pour assurer ses actifs. Il manquait tout de même un professionnel en bout de ligne : l’évaluateur agréé en valeurs assurables. Maintenant on l’a. Il nous fournira un document professionnel, reconnu par une association professionnelle, pour donner le bon montant au client. Ça permettra au courtier d’être à l’aise de donner la bonne prime et le bon contrat. Il faut que les quatre travaillent de concert », mentionne-t-elle.

Mme Martel dit qu’elle peut dormir sur ses deux oreilles maintenant qu’elle utilise le cahier de valeurs assurables.

« Je ne suis pas inquiète. Quand les quatre parties auront bien joué leur rôle, il n’y aura plus de reportages à ce sujet à J.E. et à La Facture. C’est une situation gagnante pour tous », dit-elle.

Pour populariser la valeur assurable, Anne Martel et Robert Plante ont d’ailleurs lancé le mois de la valeur assurable, qui se déroule en février de chaque année.