La gestion de l’entreprise durant la pandémie de Covid-19 et le télétravail ont eu des impacts notables sur les deux dirigeantes invitées par le Cercle finance du Québec.
Comme chaque année, cet organisme présentait un colloque sur les femmes en finance avec la collaboration de l’Association des femmes entrepreneures du Québec. L’activité a eu lieu le 3 novembre. L’animation de la discussion était sous la responsabilité de Sophie Lemieux, vice-présidente marchés institutionnels chez Fiera Capital.
Sophie Brochu, PDG d’Hydro-Québec, et Sylvie Demers, vice-présidente Québec chez Banque TD, étaient les invitées du webinaire dont le thème était : « Prospérer dans l’adversité ».
« On sous-estime la complexité du mélange entre le télétravail et la présence au bureau. L’idée est géniale sur le papier », lance Sophie Brochu.
Le gestionnaire doit faire preuve de vigilance, car les discussions entre les gens assis dans une même salle sont souvent l’occasion de creuser des idées et d’améliorer des projets. Si l’on encourage le télétravail par souci de bienveillance pour les collègues féminins, cela peut avoir pour effet de les exclure lentement, mais sûrement des lieux de pouvoir et de décision, selon Mme Brochu.
De son côté, Sylvie Demers souligne que la pandémie a eu l’effet positif de faire accélérer l’implantation des changements et l’adoption de nouvelles technologies. « La pandémie nous oblige à être plus agiles et à bouger plus vite, à prendre des risques même s’ils ne sont pas toujours bien calculés », dit-elle.
« Il faut accepter que tout ne peut être parfait du premier coup, on n’a pas le luxe d’attendre que ça soit parfait », ajoute Mme Demers.
Dans ce contexte de numérisation des activités et du télétravail, « l’équilibre demeure complexe à maintenir entre l’employé heureux, le client satisfait et la pérennité de la culture de l’entreprise ».
Création de richesse
Sophie Brochu pense que la création de richesse doit contribuer à toutes les sphères de la société, au plan économique, social et environnemental. Pour y arriver, « ça prendra du courage, du temps, des choix judicieux et parfois difficiles, et une évolution fondamentale de nos modes de vie », dit-elle.
De manière générale, la société se préoccupe désormais davantage de l’environnement et des changements climatiques, de la santé mentale des employés et de la diversité à la tête des entreprises, note Sylvie Demers.
Des secteurs entiers ont souffert des impacts de la pandémie et devront se redéfinir. Même si les institutions financières sont très solides, accompagner les PME dans une période économique turbulente n’est pas une sinécure, reconnaît Mme Demers. La collaboration avec les gouvernements a été nécessaire pour acheminer l’aide aux entreprises prévue dans les programmes gouvernementaux. Les banques ont revu les conditions de crédit et accordé des pauses de remboursement.
À la Banque TD, on a essayé de personnaliser les approches en fonction des particularités propres à chaque entreprise, notamment celles gérées par des gens issus des communautés ethniques ou culturelles. On a créé des programmes pour réduire les biais inconscients qui touchent les Noirs, la communauté LBGTQ et les femmes entrepreneures.
« Nous avons fait beaucoup d’éducation. On voit que les entreprises qui dépendaient d’un seul client sont plus vulnérables », note Mme Demers.
Une avidité délétère
Sophie Brochu utilise le mot « greed » (avidité, cupidité ou avarice, selon le dictionnaire) pour souligner les problèmes qui découlent de la constante recherche de la croissance. Elle insiste sur la nécessité de la « croissance intelligente ».
« Quand les machines s’emballent, comme c’est déjà arrivé et comme ça arrive en ce moment, on perd de vue l’essentiel », dit-elle. Un des grands enseignements à tirer de la pandémie est que le système économique est trop axé sur les résultats financiers, selon elle.
Les consommateurs veulent payer le moins cher possible, et ça explique pourquoi tout est livré à la dernière minute par des camions qui envahissent le réseau routier. « Ça coûte moins cher en stock, mais ça fait rouler des camions qui produisent des gaz à effet de serre », souligne Sophie Brochu.
Cette avidité a des effets délétères, selon elle. Mme Brochu rappelle que la société d’État doit offrir l’électricité au meilleur coût possible afin d’offrir le plus de retombées au gouvernement. En faisant la revue des chaînes d’approvisionnement, on a constaté chez Hydro-Québec que les gants de travail dont les employés ont besoin étaient achetés entièrement auprès du même fournisseur, à un prix « franchement très bas ».
L’usine qui les produit est au Pakistan. Il a donc été décidé de partager les commandes en deux, pour limiter les problèmes de rupture d’approvisionnement et réduire les émissions de GES associées au transport de ces commandes. « Des exemples semblables, il y en a plein », dit-elle.
Si l’on transpose cette avidité dans l’univers de la transition énergétique, les mêmes réflexes auront les mêmes effets. « L’énergie verte, ça n’est pas gratuit. Si on refuse de sacrifier un peu de rendement, et qu’on veut un taux de 15 % et non de 14 %, ça ne fonctionnera pas. L’acier fabriqué avec de l’hydrogène vert, lui-même produit avec de l’énergie renouvelable, ça ne coûtera pas moins cher », indique Sophie Brochu.
Rendement sur le capital
Sylvie Demers renchérit sur les propos de Sophie Brochu. « Nous avons été la première institution financière à annoncer un plan d’action sur le climat à la suite de l’Accord de Paris en 2015 », dit-elle.
La Banque TD veut accompagner les entreprises dans cette nécessaire transition énergétique et a créé des programmes à cet égard. Elle a été la première banque nord-américaine à obtenir la certification pour le caractère carboneutre de ses activités.
Mme Demers rappelle que la Caisse de dépôt et placement du Québec modifie aussi son profil d’investisseur. La Banque TD a modifié ses portefeuilles pour offrir plus de diversité en matière de financement de la transition énergétique.
Les gouvernements doivent faire des choix d’investissement pour financer « le grand risque de l’innovation », ajoute Sophie Brochu. Les gestionnaires progressistes sont peu populaires chez les analystes financiers. « Financer un parc éolien, ce n’est pas compliqué », dit-elle.
Il est bien plus compliqué de développer un modèle d’affaires à partir de zéro, poursuit-elle en donnant l’exemple de son ancienne fonction de PDG chez Énergir (auparavant Gaz Métro) et de ses efforts pour alimenter son réseau de distribution en gaz naturel renouvelable (GNR). Le GNR est produit par exemple à partir du méthane issu des sites d’enfouissement.
« Le GNR coûte plus cher à injecter dans le réseau que du gaz naturel ordinaire. On ne pourra fournir toute la demande énergétique seulement avec l’électricité », note Mme Brochu. Si les consommateurs ne veulent pas payer la facture supplémentaire, « qui va le faire? », se demande-t-elle.
Sylvie Demers note que les clients de la banque demandent plus d’investissements responsables et sont plus exigeants en matière de gouvernance. Ils veulent savoir où sont placés leurs fonds et ne veulent pas encourager des activités qu’ils désapprouvent. « On arrive à leur trouver des produits et ça ne se fait pas au détriment du rendement », dit-elle.
Le protectionnisme
La rupture des chaînes d’approvisionnement causée par la pandémie montre leur fragilité et notre dépendance envers des fournisseurs établis à l’étranger. Sylvie Demers indique que le Panier bleu dont le gouvernement du Québec fait la promotion est une bonne chose, mais il faut se garder de tomber dans le protectionnisme si on veut éviter d’en être victime soi-même.
Mme Demers souligne que de nombreuses entreprises s’approvisionnent dans des pays où la démocratie et les droits de la personne sont peu respectés. Il relève de chacun de décider s’il veut encourager des pays où le régime politique est autoritaire et où l’on voit des enfants travailler en usine. « C’est là où il faut commencer la transition et trouver d’autres fournisseurs ailleurs », dit-elle.
Tout en se défendant d’être une spécialiste de la Chine, Sophie Brochu constate que de nombreux entrepreneurs chinois se promènent avec des copies de brevets d’Hydro-Québec. « Certains partenaires ont payé les droits, d’autres non. On ne va pas courir après eux, c’est très difficile d’y faire des affaires », dit-elle.
Selon Sylvie Demers, la transition énergétique crée une certaine frénésie des investisseurs comme on le constate avec la valeur boursière du constructeur Tesla, qui n’a aucune commune mesure avec ses résultats financiers. La valeur actuelle est accordée aux profits futurs, mais ceux-ci seront présents si le fabricant obtient des économies d’échelle en produisant un plus grand volume pour combler la demande grandissante de véhicules électriques.
Inclusion et diversité
Il a aussi été question des efforts de la banque et de la société d’État en matière d’inclusion et de diversité. À la TD, Sylvie Demers juge nécessaire que l’institution soit représentée par des gens qui ressemblent à leurs clients, qui parlent la même langue et partagent la même culture.
Sophie Brochu reconnaît que le code génétique de la société d’État sur le terrain est largement associé à des hommes blancs. Elle souligne que les scientifiques qui travaillent au Centre de recherche d’Hydro-Québec proviennent d’une large variété de pays et de cultures.
Mme Brochu insiste sur la nécessité d’embaucher plus de personnel dans les communautés où ses installations sont implantées, particulièrement dans les communautés autochtones. Hydro-Québec a revu toutes les méthodes de recrutement pour faciliter le processus d’embauche chez les Premières Nations et limiter les barrières à l’entrée. Elle veut favoriser les fournisseurs issus de ces communautés, notamment ceux qui sont affectés au contrôle de la végétation sous les lignes à haute tension.
La contribution du Québec à l’amélioration des émissions de GES aura un tout petit impact sur le résultat global. « Mais la manière dont on arrive à le faire, c’est un exemple qui peut être très inspirant », souligne Sophie Brochu. Elle n’est pas du tout gênée de le faire quand elle présente le bilan d’Hydro-Québec. Elle est en poste depuis le printemps 2020.
Selon Mme Demers, l’institution financière encourage l’innovation et la créativité, comme elle le fait déjà avec toutes les nouvelles pousses qui veillent à relancer l’économie à la fin de la pandémie. La Banque TD veut contribuer au succès de la communauté qu’elle dessert. « Ce qui nous distingue au Québec, c’est notre passion, et elle est au cœur de nos succès », dit-elle.
Mme Brochu lance un appel à l’action à la communauté financière du Québec et lui demande de promouvoir l’exemple du Québec. « Assurons-nous de propager notre pensée qui nous distingue, et que cela se fasse dans nos choix d’investissement, dans notre manière de faire les choses ici et à l’étranger », dit-elle.
Le référendum du Maine
Le jour même du webinaire, Mme Brochu a passé la journée à commenter les résultats du référendum tenu la veille au Maine sur le projet d’interconnexion entre le Québec et le Massachusetts. Cet État a accordé à Hydro-Québec une importante part de son appel d’offres en électricité produite de manière renouvelable.
La campagne des opposants au projet d’interconnexion de même que les poursuites devant les tribunaux sont financées, plus ou moins discrètement, par des entreprises qui exploitent des centrales thermiques. Celles-ci sont menacées de fermeture si le projet va de l’avant. « Leur modèle d’affaires, c’est de faire fondre les icebergs pour qu’ils dérivent vers les océans », dit-elle.
Tant que ces entreprises pourront se cacher derrière des comités fantômes pour financer l’opposition aux projets qui les menacent, rien ne changera. « Le nerf de la guerre, c’est l’argent. »
Le projet d’interconnexion a obtenu tous les permis requis après 33 mois de préparatifs. Depuis le début de 2020, quelque 400 millions de dollars ont déjà été dépensés par le partenaire américain dans la construction de la ligne. Quelque 600 personnes travaillent déjà sur ce chantier, précise Mme Brochu.
Le référendum visait à faire reculer les lois à la situation qui existait avant 2014. Les promoteurs du projet feront valoir leurs droits devant les tribunaux. « Ils vont réussir à ralentir le projet, mais nous irons de l’avant quand même », dit-elle.
Ce seront les avocats qui en profiteront, et non pas la population touchée par le projet. Sophie Brochu précise que le contrat d’exportation d’électricité avec l’État de New York n’est pas menacé par le même type de consultation populaire, car la législature de cet État ne permet pas l’usage du référendum de la même manière qu’au Maine.
Non sans ironie, Mme Brochu dit avoir confiance en la capacité d’innovation des concurrents énergétiques pour trouver des obstacles à dresser devant cet autre projet qui apportera plusieurs milliards de revenus à Hydro-Québec. Malheureusement pour ces opposants, la société d’État a aussi de bons avocats et des fonds colossaux pour se défendre et franchir les obstacles un par un, dit-elle.
« J’ai beaucoup de temps à consacrer pour entendre les citoyens touchés par ces projets, qui craignent les impacts sur leur paysage, qui doutent du caractère propre de l’hydroélectricité, etc. On est capable de discuter intelligemment avec eux, mais pas avec des entreprises qui ne se battent pas à visière levée et qui se cachent derrière des entreprises locales », indique Sophie Brochu.
À New York, 80 % de l’énergie est produite par des centrales thermiques alimentées par des carburants fossiles. « Nous pouvons leur fournir de l’électricité, mais ça sera la même électricité qu’à l’heure actuelle, mais plus cher », affirme-t-elle.