La trajectoire parfaite ou, du moins, la trajectoire habituellement utilisée comme modèle en planification financière, est celle où l’on voit l’actif augmenter pendant la vie active, puis diminuer de façon assez ordonnée pendant la retraite. En réalité, cependant, ce n’est pas le cas de tout le monde. Prenons l’exemple d’un propriétaire d’entreprise qui a pris de mauvaises décisions parce qu’il s’est fié à des renseignements erronés. Mais n’importe qui peut avoir des dettes et faire de grosses dépenses tout d’un coup. D’après les experts, les gens qui ont un plan financier ont tendance à mieux s’en sortir que ceux qui n’en ont pas.

L'exemple de Jean 

Jean est un professionnel à son compte qui gagne bien sa vie. Il a un bas de laine, ou plutôt, il en avait un avant qu’une série de décisions coûteuses (parce qu’il croyait que son compte était plus garni qu’en réalité) fasse fondre le fonds d’urgence constitué avec l’héritage de sa mère.

L’Agence du revenu du Canada (ARC) lui a envoyé une facture fiscale plus salée que prévu. Moins de deux mois plus tard, l’ARC a décidé que Jean devrait aussi payer d’avance l’impôt de l’année suivante. (Jean a connu une année très profitable, d’où cette série d’événements.) Avant de recevoir ces deux factures, Jean avait épuisé son épargne pour faire plusieurs dépenses : un mariage, des rénovations importantes dans son bureau, des vacances coûteuses en famille.

Sur la même rue se trouve une entreprise qui appartient à un ami de Jean. Elle est dans une situation semblable, mais à une échelle beaucoup plus grande, proportionnelle à la taille de ses activités par rapport à celles de Jean. Ici, le propriétaire de l’entreprise pourrait subir des pressions de part et d’autre. Les prêts accordés dans le cadre du Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes, un programme du gouvernement fédéral créé en raison de la pandémie, doivent être remboursés cette année. De plus, il a été déterminé que tous les travailleurs indépendants de l’entreprise sont en fait des salariés, si bien que le propriétaire doit maintenant payer les retenues à la source qui auraient dû être faites pendant plusieurs années. (Le propriétaire pourrait également avoir offert une garantie personnelle à l’égard du loyer, des prêts ou d’autres dettes de l’entreprise. En outre, le départ d’employés clés peut nuire à l’entreprise au même titre que les conditions du marché.)

Côté personnel, un divorce peut représenter un revers énorme, même si les choses sont réglées à l’amiable. Quant aux conséquences d’un décès ou d’une invalidité, les conseillers en assurance les connaissent très bien. (Les syndics disent que la perte d’un emploi, un divorce ou une maladie sont les trois principales raisons qui amènent les gens à envisager une proposition de consommateur ou une faillite.) Enfin, les problèmes de jeu, les dépenses compulsives et certains stratagèmes d’investissement autonome peuvent venir bouleverser le plan.

Certains nouveaux retraités se retrouvent coincés, car nombre d’entre eux se rendent compte qu’ils vivent au-dessus de leurs moyens.

« Qu’est-ce qu’on fait quand on est en vacances ? On dépense souvent de l’argent », souligne Ryan Gubic, planificateur financier agréé et directeur financier personnel à MRG Wealth Management, dont il est aussi le fondateur.

Déjà que les dépenses sont plus élevées à cause de l’inflation et que les actifs se déprécient à cause de la volatilité des marchés, une personne qui reçoit des prestations de retraite pour la première fois risque de recevoir une facture fiscale substantielle à la fin de l’année. Pourquoi ? Parce que la plupart des gens ne partent pas à la retraite le 31 décembre. Ils reçoivent donc un revenu d’emploi et un revenu de retraite (sûrement assujetti à un faible taux d’imposition) pendant l’année, et peut-être aussi une indemnité de congés payés et des prestations. Résultat, le taux d’imposition est plus élevé que prévu.

Coup d’œil aux statistiques  

Les statistiques dressent un portrait troublant pour les propriétaires d’entreprise. D’après la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), en date de février 2023, 57 % des propriétaires d’entreprise n’avaient toujours pas remboursé leurs dettes pandémiques, et seulement 48 % avaient retrouvé leurs niveaux de ventes d’avant la pandémie. Les dettes pandémiques des répondants au sondage s’élèvent en moyenne à 105 000 $. La FCEI ajoute que les impôts et les frais liés à la réglementation posent problème pour 54 % des entreprises. De plus, 59 % affirment que les assurances pèsent sur leur bilan.

Par ailleurs, selon plusieurs études de la période prépandémique, de nombreux Canadiens vivent d’une paie à l’autre. Et les sondages sur lesquelles elles s’appuient ont tous été menés avant la flambée de l’inflation. Statistique Canada rapporte que le nombre total de dossiers d’insolvabilité en février 2023 a augmenté de 24,2 % par rapport à février 2022. Le nombre de dossiers de consommateurs a augmenté de 24,8 % et le nombre de dossiers d’entreprises, de 10,1 %. Au cours de la période de 12 mois qui a pris fin le 28 février 2023, le nombre de dossiers d’insolvabilité d’entreprises a augmenté de 36,2 % par rapport à la période correspondante terminée le 28 février 2022. 

Les conseillers ne sont pas souvent confrontés à ce genre de détresse financière chez leurs clients, car ceux qui choisissent de faire appel à leurs services sont généralement bien nantis. Toutefois, n’importe qui peut avoir des problèmes de dettes et d’argent.

« Ce n’est pas parce que vous avez un bon revenu que vous n’avez pas de dettes élevées », fait remarquer Doug Hoyes, syndic autorisé en insolvabilité et cofondateur de Hoyes Michalos.

Les conseillers en assurance qui ont un client dans cette situation ont plusieurs leviers à leur disposition, notamment rétablir un fonds d’urgence et restructurer les placements. Cependant, les experts recommandent de ne pas se précipiter. Ils recommandent plutôt de consulter d’autres experts (ceux qui ont l’habitude des problèmes que vit le client), car certaines solutions pourraient ne pas convenir aux circonstances, bien qu’elles semblent logiques à premier abord.

Normaliser plutôt que minimiser 

Pour commencer, faites le point avec le client. Posez des questions sans émettre de jugement et sans alimenter son angoisse.

D’ailleurs, l’un des conseillers avec qui le Journal de l’assurance s’est entretenu fait remarquer qu’on pourrait être enclin à se montrer d’accord avec le client qui arrive en disant ayant souffert un coup dur – ce n’est pas une bonne idée. Un autre expert suggère de définir ce qu’est un « désastre financier » aux yeux du client.

« Dans le cadre de mon travail, j’ai souvent affaire à l’idée de “manque”. Même ceux qui sont bien nantis et qui n’ont pas de mal à payer leurs factures peuvent se comporter comme s’ils allaient manquer d’argent », raconte Chantel Chapman, cofondatrice, The Trauma of Money. Ils sont totalement paniqués, comme s’ils étaient sur le point de perdre leur maison, alors que ce n’est pas le cas, même si leur réaction est viscérale. « Il leur est probablement arrivé quelque chose pour qu’ils soient aussi vigilants. Peut-être que leur famille a déjà manqué d’argent et qu’ils ont grandi dans cet esprit, ce qui explique leur comportement par rapport à l’argent. » 

Elle ajoute que les réactions dues à un traumatisme se produisent quand le cerveau agit dans une optique de survie au lieu de faire des choix cognitifs. Les personnes qui ont vécu un traumatisme ne se sentent pas en sécurité ou se pensent indignes. Le cerveau devient alors hypervigilant de sorte que toute interaction similaire dans l’avenir provoque cette même réaction d’hypervigilance. (Lorsqu’un client manque véritablement de ressources, poursuit-elle, ses décisions devront être excellentes, parce qu’il y a très peu de marge pour les erreurs.) 

« Je ne pense pas que les planificateurs financiers doivent devenir des thérapeutes, mais ils peuvent apprendre à être sensibles aux traumatismes », affirme Mme Chapman. (The Trauma of Money enseigne à des professionnels la façon d’aborder les questions d’argent en étant à l’écoute des traumatismes de leurs clients.)

Avec ou sans formation, la meilleure chose à faire est d’éviter d’activer ou d’empirer le traumatisme, dit-elle. « Vos réponses ne doivent pas provoquer de honte ni être empreintes de jugement. Ne minimisez pas son expérience non plus. C’est un équilibre délicat : normaliser (oui, un désastre peut arriver) sans minimiser. » 

Brenda Hiscock est planificatrice financière agréée sans commission à Objective Financial Partners. Elle souligne que les gens ont de la difficulté à se confier à leur conseiller quand ils pensent avoir fait quelque chose de mal. « La honte garde tellement de gens à la maison. C’est vraiment malheureux », dit-elle.

Selon elle, les conseillers doivent essayer de savoir ce que leurs clients ressentent à propos de l’argent. « Vous pouvez avoir le meilleur plan financier au monde. Ça ne veut rien dire si la personne traîne des problèmes du passé qu’elle n’a pas réglés et qui peuvent anéantir le plan, lance Mme Hiscock. Mais on ne peut pas critiquer, et on ne doit surtout pas dire que la situation est catastrophique. Le client est déjà en train de penser à une catastrophe. C’est le contraire qu’il faut faire. »

Qui sont les personnes les plus à risque ? 

M. Hoyes et d’autres disent que le premier signal qui devrait alerter les conseillers, c’est le changement. Disons qu’un client appelle toujours le 1er mars pour cotiser à son REER, mais qu’il ne l’a pas fait cette année. Cherchez à savoir pourquoi.

Il achète peut-être une résidence de vacances en Floride, dit-il. « Mais je pose toujours des questions sur n’importe quel changement. Qu’est-ce qui est arrivé ? » Peut-être que le client a été malade toute l’année ou est en plein divorce.

« Ou il a lancé une nouvelle entreprise. Il peut y avoir de très bonnes raisons. Mais si la raison est qu’il est criblé de dettes, c’est un signal d’alerte à n’en pas douter. Et c’est le conseiller qui l’entendrait avant tout le monde. » (Il en sera question un peu plus loin, mais M. Hoyes souligne qu’il n’est pas nécessairement avisé de liquider des placements enregistrés quand un client est fortement endetté. En effet, si le client doit présenter une proposition de consommateur, il vaut mieux que cet argent reste dans le REER.) 

« Le risque principal, c’est le changement. L’entreprise pour laquelle vous avez travaillé pendant 20 ans ferme ses portes. Vous divorcez. Votre santé se détériore. Ce sont les trois plus gros changements, dit M. Hoyes. Je pense que tous les conseillers devraient toujours penser à long terme. “Quels problèmes pourrait rencontrer mon client ?” » 

Voici quelques-uns des signaux d’alerte, selon les experts : 

  • Le client accumule les dettes. 
  • Il a arrêté d’épargner, épargne moins qu’avant ou n’atteint pas sa cible. 
  • Il a annulé les dépôts automatiques ou les cotisations préautorisées. 
  • Il ne répond pas à vos appels. (C’est un signal important, car de nombreuses personnes penchent naturellement vers l’évitement quand les choses vont mal.)
  • Le client est manifestement en détresse émotionnelle.
  • Il se ferme et ne fournit aucune information, ou il démontre un excès de confiance, un mécanisme mental pour gérer le problème et dissimuler sa honte. 

Quant à ceux qui sont les plus à risque de tous, les experts s’entendent pour dire qu’il s’agit des propriétaires d’entreprise et des personnes dont le revenu est variable. « Un propriétaire d’entreprise ou un travailleur autonome est plus à risque parce qu’il y a plus de choses qui peuvent tourner mal, plus de choses qui peuvent devenir catastrophiques », affirme M. Hoyes.

Corinne Pohlman, vice-présidente principale, affaires nationales et partenariats, à la FCEI, fait également remarquer que de nombreuses entreprises essaient toujours de se sortir de la crise de la pandémie. Outre les dettes mentionnées ci-dessus, les coûts ont monté en flèche partout. « Si vous ne pouvez pas gagner un revenu suffisant pour couvrir les coûts qui ne font qu’augmenter, et s’il n’y a pas assez de gens pour garder vos portes ouvertes… Toutes ces choses, quand on les met ensemble, expliquent pourquoi le nombre de faillites chez les petites entreprises est assez élevé, en ce moment. » 

Les gens qui n’ont pas de fonds d’urgence sont également très vulnérables, tout comme les personnes grandement endettées. « Si vous avez 50 000 $ de dettes et que vous perdez votre emploi, vous n’avez aucun filet de sécurité », explique M. Hoyes. « Ça arrive souvent avec les propriétaires d’entreprise. Le plus gros problème qu’on voit avec les propriétaires d’entreprise, c’est l’impôt. » (Le pire, ajoute-t-il, c’est que l’impôt est la dépense la plus facile à éviter quand on a des employés, des fournisseurs et des propriétaires fonciers à payer.) « Être en retard dans le paiement des impôts est un problème énorme pour les propriétaires d’entreprise, dit-il. Et ce n’est qu’un an plus tard qu’on se rend compte à quel point la situation est grave. » 

À propos de la cour de l’impôt 
« Même si la cour de l’impôt tranche en votre faveur comme contribuable, vous ne récupérerez pas cet argent [vos frais juridiques] », indique Corinne Pohlman, vice-présidente principale, affaires nationales et partenariats, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). « Dans le système des tribunaux en général, la personne ou l’organisation qui perd doit parfois rembourser les coûts associés. Pas à la cour de l’impôt. Il faut vraiment que votre cas vaille la peine d’aller jusque là. » 

Connaissances et autres solutions  

M. Gubic recommande de préconiser des examens réguliers des questions financières et opérationnelles, au lieu d’attendre la période des impôts pour découvrir les problèmes.

« L’une des choses que les propriétaires d’entreprise peuvent faire pour améliorer leurs connaissances et connaître du succès, c’est de comprendre leurs finances, explique M. Gubic. Est-ce qu’ils attendent à la fin de l’année, pour que leur comptable leur fasse un résumé ? C’est risqué. Quand on n’est pas au courant de ses finances, on ne sait pas s’il y a quelque chose dont il faudrait se préoccuper dans l’entreprise. » 

Mme Hiscock continue dans le même sens. « Je pense que la meilleure chose à faire, c’est d’armer [les clients] de connaissances pour qu’ils puissent prendre la situation en main. Le meilleur moyen de ne plus se sentir honteux et coupable, c’est d’avoir les connaissances nécessaires. La planification est un excellent outil pour aider les gens à comprendre les possibilités. »

Un bon conseil : faites appel aux professionnels et prenez votre temps 

« Ne vous précipitez pas sur la solution. Donnez [aux clients] l’occasion de vous parler, et n’alimentez pas la panique », conseille Mme Chapman. En laissant le client communiquer sa vision des choses de façon plus approfondie, on peut lui proposer une solution plus efficace, une solution qui permettra de briser cette habitude de « penser en mode survie », ajoute-t-elle. « Le conseiller financier peut apporter un peu de calme et de quiétude dans ce genre de situation. » 

M. Hoyes recommande également de demander de l’aide aux experts. Un syndic en insolvabilité, par exemple, pourra signaler que, sous réserve de certaines conditions, les actifs d’un REER seront protégés si votre client doit déclarer faillite ou faire une proposition de consommateur. (En fait, rembourser les dettes avec des actifs enregistrés pourrait empirer la situation à long terme. De plus, vous risquez de perdre un client, car il ne restera plus d’actifs à gérer.) De même, il peut être réellement utile de s’entourer de médiateurs et d’avocats compétents, dans le cas d’un divorce. 

Protégez l’avenir de vos clients et de vos propres affaires 

Il est généralement admis que les personnes qui ont un plan financier sont en meilleure posture pour gérer les contrecoups subits. Un plan complet devrait prévoir un fonds d’urgence et des solutions en cas d’imprévus.

« Je pense qu’il y a une grande différence entre quelqu’un qui a un plan et qui travaille avec un professionnel, et quelqu’un qui n’a pas de plan », dit M. Gubic. Ces observations trouvent écho à FP Canada, un organisme de surveillance professionnelle et de certification des planificateurs financiers.

Puisque la planification est un moyen de protéger ses clients contre les situations décrites ici, les experts recommandent aux conseillers d’examiner attentivement leurs comptes et de prendre les devants.

1. Segmentez votre liste. « Je pense que les conseillers financiers doivent penser à long terme pour leurs clients les plus vulnérables, dit M. Hoyes. Que peut-on faire pour atténuer le risque que ce genre de problèmes se produisent ? C’est compliqué, mais il faut absolument y penser. »

Déterminez quels sont les clients qui :

  • n’ont pas de plan financier ; 
  • n’ont pas une assurance invalidité adéquate. 

Renseignez-vous sur : 

  • la situation des propriétaires d’entreprise (portez une attention particulière aux nouvelles entreprises) ; 
  • les dettes qui augmentent ;
  • les changements dans l’épargne. 

2. Faites appel à des professionnels. Consultez un syndic en insolvabilité, surtout avant de prendre des mesures radicales concernant les actifs enregistrés d’un client. Vous pourriez ainsi améliorer grandement le dénouement si le client devait avoir besoin des services d’un syndic.

3. Célébrez les victoires. « On peut voir le changement, surtout quand les gens se libèrent de leurs dettes, dit M. Gubic. Il faut le célébrer, peu importe de quoi il s’agit pour cette personne », ajoute-t-il, en soulignant que les petits efforts déployés pour entraîner un changement de comportement peuvent avoir un effet sur le client pendant des années. « Amenez-le à se comporter et à penser de manière positive. »