La surprescription de médicaments est devenue un problème de santé publique majeur, mais comme elle passe sous le radar, on la qualifie d’épidémie silencieuse. Elle est surtout documentée chez les personnes âgées, mais elle touche tous les groupes de la population, même les jeunes qui prennent trop d’antidépresseurs en raison de la pandémie. Ajouter une molécule, deux molécules est facile, déprescrire est autre chose et il faut offrir des alternatives chez ceux à qui on aspire à retirer des médicaments, dit Camille Gagnon, pharmacienne et directrice adjointe au Réseau canadien pour la désinscription. 

Créé en 2015, ce Réseau s’était d’abord donné comme mission de réduire l’usage de certaines classes de médicaments inappropriés chez les aînés, tels que les somnifères et les inhibiteurs de la pompe à protons. Avec le temps, il a élargi le spectre de molécules pour l’étendre à l’usage des médicaments inappropriés en général. 

L’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) avait estimé en 2016 que presque un aîné sur deux au pays utilisait un médicament potentiellement inapproprié. Au niveau des utilisateurs chroniques, soit l’usage dans deux trimestres consécutifs, c’était à peu près 1 personne sur 3. Les gens âgés de plus de 65 ans, les femmes, ainsi que ceux prenant de multiples médicaments, sont particulièrement à risque. On parle de polypharmacie chez un patient lorsqu’il prend plus de 5 médicaments. Et plus leur nombre est élevé, plus les risques d’effets secondaires, d’interactions médicamenteuses et d’hospitalisations augmentent. Or, 2 Canadiens sur 3 (66 %) âgés de plus de 65 ans prennent plus de 5 médicaments sur ordonnance différents et 1 Canadien sur 4 (27 %) âgé de plus de 65 ans prend plus de 10 médicaments sur ordonnance différents. 

Des médicaments à risques d’effets inappropriés 

Les conséquences se font d’abord sentir sur la santé des patients : chutes, fractures, hospitalisations, accidents, troubles cognitifs. Certains médicaments utilisés seuls ou avec d’autres peuvent avoir un impact sur la mémoire et la capacité à fonctionner, ce qui peut mener à un diagnostic de démence erroné.

Sur son site web, le Réseau en fait une liste partielle. Y figurent les somnifères (Ativan, Serax et Valium), les sédatifs non-benzodiazépine ou de « type Z » (zopiclone et zolpidem), des antipsychotiques (Seroquel® et Risperdal®), certains antidépresseurs (Elavil®, Aventyl®, Paxil®), des relaxants musculaires (Flexeril®, Robax Platine, Robaxacet®), les opioïdes (Tylenol NO. 3®, Statex®, Dilaudid®, Percocet®) etcertains médicaments pour les douleurs des nerfs (Lyrica® et Neurontin®). 

Coûts financiers de la surprescription 

L’autre gros impact de la surprescription se fait sentir au niveau financier. Chez les aînés seulement, on a évalué que les coûts associés s’élevaient au Canada à 419 M$ par année uniquement pour payer pour ces médicaments inappropriés. Les coûts pour toutes les conséquences qui en résultent, hospitalisations, réadaptation, physiothérapie, etc., représentaient 1,4 milliard de dollars additionnels, ce qui ferait porter la facture totale à près de 2 milliards par année. Et ce montant n’inclut pas les moins de 65 ans.

Quand il était ministre de la Santé, Philippe Couillard avait déclaré : « Au Québec, quand on sort du bureau du médecin sans avoir eu une prescription, on a le sentiment d’avoir raté notre visite ». Les patients mettent donc de la pression sur leur docteur. « Quand on va voir un médecin pour un rhume et qu’on veut un antibiotique, on a plus de chances de repartir avec une prescription d’antibiotiques même si ça ne fera rien contre un virus », constate Camille Gagnon, qui a travaillé comme pharmacienne dans un GMF. 

Facteurs de la surprescription 

Le Réseau définit la déprescription comme l’arrêt ou la réduction de doses d’un médicament considéré nuisible ou inutile. « Ce processus est toujours fait en partenariat et il faut que le patient soit supervisé, insiste-t-elle. La dernière chose que l’on veut, c’est que la déprescription cause des décès ». 

Plusieurs facteurs entraînent la surprescription. Les médecins prescrivent souvent en fin de consultation et peuvent ajouter des molécules sans tenir compte toujours de ce que prend déjà le patient. Des médecins spécialistes peuvent en ajouter de leur côté sans regarder ce qu’a prescrit un collègue. Résultat, la polypharmacie enfle. Les attentes des patients y sont aussi pour quelque chose : beaucoup préfèrent une pilule à un changement de leurs habitudes de vie, mais sans se soucier de ses répercussions sur leur bien-être général. 

On va même ajouter des médicaments pour palier aux effets indésirables de certains médicaments. Camille Gagnon appelle ce phénomène « la cascade médicamenteuse». La meilleure façon de déprescrire, précise-t-elle, c’est quand on peut identifier ces cascades remonter et vaincre ces phénomènes. 

Autre cause majeure à la surprescription, les médecins manquent de temps pour décrire les alternatives possibles à la médication. «Si on peut ne pas initier le traitement, c’est encore mieux. Mais s’il y a un problème à la base, on va vouloir offrir une alternative au patient comme la physiothérapie ou la thérapie comportementale contre la dépression, l’insomnie. C’est un de nos grands champs de bataille au Réseau».

Son organisation lance un message pertinent aux assureurs publics et privés : dans l’absolu, aspire-t-elle, il faudrait que les gens aient accès à ces alternatives et faire en sorte que lors d’une visite chez le médecin, on ne s’attende pas juste à repartir avec une prescription, mais avec d’autres options. La déprescription ne devrait pas uniquement viser les aînés, mais tous les groupes, jeunes, travailleurs, qui prennent ou qui continuent à prendre des médicaments nuisibles et inutiles. 

Qui devrait l’initier ? Le médecin, le patient, le pharmacien, qui a accès à tout son dossier de médicaments à son écran et qui serait en mesure de constater s’il y a surprescription ? C’est l’affaire des trois parties, résume Camille Gagnon. Il est plus facile de déprescrire si le patient y aspire. Le médecin de famille et le pharmacien peuvent se concerter pour revoir sa médication et déterminer ce qui devrait être retiré et par quoi substituer ceux qui doivent être remplacés. Mais c’est un travail qui peut exiger beaucoup de temps. Avec l’étau dans lequel évoluent les professionnels de la santé, le défi est immense, même si les résultats seraient bénéfiques. 

Les assureurs pourraient-ils sensibiliser leurs assurés à la surprescription et à la déprescription ? « Toute forme de sensibilisation serait bénéfique, répond Camille Gagnon. Toutefois, il ne faut pas que ce soit perçu uniquement comme une mesure d’économie si ça vient du payeur. S’il est fondé sur des preuves scientifiques, tout le monde serait gagnant à la fin, mais il faut que le message soit bien communiqué ».