Des chercheurs révèlent l’impuissance des conseillers financiers à dénoncer l’abus financier envers des ainés. Ils proposent de leur donner des outils en assouplissant les règles du secret professionnel.

Forme de maltraitance répandue, selon des chercheurs universitaires, l’abus financier des ainés constitue un phénomène difficile à détecter parce que souvent l’œuvre de proches que la victime n’ose pas dénoncer. En sondant des conseillers financiers, ils ont découvert que l’intermédiaire témoin d’une telle situation se sent souvent impuissant à la signaler.

Ces chercheurs universitaires ont abordé la question au cours des derniers mois. Ils ont publié leur réflexion dans une publication nommée La protection juridique des personnes ainées contre l’exploitation financière, Revue générale de droit, de l’Université d’Ottawa. Ils proposent d’élargir le cadre légal pour faciliter les signalements de la part des conseillers et des autres intermédiaires actifs auprès des ainés, notaires, avocats, comptables, travailleurs sociaux.

Ce n’est pas l’arnaque classique des fraudeurs au téléphone qui est la plus fréquente. Ce sont plutôt les situations où un ainé se laisse abuser, souvent en connaissance de cause, par l’un de ses proches ou par une personne à laquelle il est affectivement attaché qui se fait la plus courante.

Un abuseur dépendant

Raymonde Crête, avocate, professeure associée et directrice du Groupe de recherche en droit des services financiers de l’Université Laval, et Marie-Hélène Dufour, avocate et membre du même groupe, dressent un portrait de l’abuseur type dans un article de mise en contexte publié dans la revue de droit. La situation mêle souvent vulnérabilité de la victime et dépendance de l’abuseur, fait-il ressortir.

En résumé, une personne en quête de reconnaissance, qui veut se sentir utile et a besoin de se sentir accompagnée et entourée pourra se lier avec un membre de la famille, un parent, un ami ou un voisin. Le proche éprouvera par exemple des problèmes d’alcool, de drogue ou de jeu. Il abusera de l’emprise naturelle qu’il exerce sur l’ainé, ou de la confiance et de l’affection inconditionnelle que l’ainé lui voue. Chez les personnes en hébergement, l’abuseur pourra être membre du personnel soignant ou de l’administration, un professionnel lié à l’établissement, etc.

« Nous avons fait une étude empirique par laquelle nous avons contacté des conseillers pour savoir ce qui arrive lorsqu’ils sont témoins qu’un de leurs clients est exploité par l’un de ses enfants, par exemple parce qu’ils voient son compte se vider, et quel rôle ils peuvent jouer pour faire cesser l’abus », a expliqué Raymonde Crête, en entrevue au Journal de l’assurance.

L’appropriation indue de sommes d’argent se trouve au centre des actes d’abus financier commis par un proche de la victime « Concrètement, l’exploitation financière peut se traduire par le fait d’encaisser des chèques ou de faire des retraits bancaires sans l’autorisation de la personne ainée, écrivent les deux auteures dans l’article. L’exploitation financière peut aussi se manifester par l’exercice abusif ou inapproprié de pouvoirs à titre de mandataire ou de gestionnaire du patrimoine de l’ainée en vertu d’une procuration générale, d’une procuration bancaire ou d’un mandat en prévision de l’inaptitude. »

Pour convaincre un parent âgé de lui prêter ou lui donner des sommes, l’abuseur pourra par exemple le menacer de le placer en hébergement, de cesser les visites ou de le priver de ses petits-enfants. Certains enfants qui hébergent leur parent demanderont et obtiendront de se faire céder sa maison de son vivant, contre une promesse d’hébergement à vie, qu’ils ne tiendront pas.

D’autres placeront le parent dans l’établissement le moins couteux, pour conserver une plus grande part de l’héritage. L’article rapporte un cas où un fils toxicomane a dilapidé 300 000 $ de fonds appartenant à sa mère veuve de 88 ans. Elle a dû recourir aux banques alimentaires et à un organisme de bienfaisance par la suite.

Détecter les indices

Il sera parfois difficile pour le conseiller de déceler de telles situations, soulignent les chercheurs. Le lien affectif avec l’abuseur pourra embrouiller le discernement de l’ainé, qui ne remarquera pas les gestes ou les ignorera.

Les chercheurs suggèrent aux conseillers de porter attention aux indices liés à l’ainé lui-même, par exemple s’il se montre confus, négligé ou s’il modifie ses comportements. L’isolement, le changement de cercle social ou des conditions de vie de l’ainé sont d’autres signes. Le conseiller devrait aussi s’inquiéter s’il a conscience de pressions subies par son client vulnérable pour changer des documents importants, tel son testament. Des incohérences financières ou l’émission de nouvelles cartes de crédit ou de débit agiteront aussi le drapeau rouge. « La détection rapide d’une situation d’exploitation financière permettrait de la freiner, tout en empêchant son aggravation et en incitant à son signalement », écrivent les deux auteurs.

Signaler peut toutefois se faire ardu pour le professionnel, car la victime refusera souvent de porter plainte. Ainsi, plusieurs professionnels ont mis fin à une situation abusive discrètement plutôt qu’officiellement, en utilisant des astuces qui font cesser les abus sans créer de remous. Les chercheurs parlent alors de « prévention situationnelle ».

Déroger au secret professionnel

Tout en continuant de protéger les ainés, ils suggèrent de donner plus de soutien aux professionnels. Ils souhaitent voir promulguer des politiques qui permettent de mieux protéger les personnes vulnérables de l’abus financier commis par un proche.

Parmi leurs solutions, élargir la possibilité de déroger au secret professionnel. Mme Crête et Mme Dufour recommandent d’adopter une disposition qui permet à un professionnel de communiquer un renseignement habituellement protégé par le secret professionnel, si cette dérogation permet de prévenir ou mettre fin à une situation d’exploitation d’une personne âgée vulnérable.

En entrevue, Mme Crête a expliqué que les conseillers ne veulent pas créer des chicanes de famille. « Ce sont des questions très délicates. Il faut permettre au conseiller de protéger le client sans enfreindre la loi sur la protection des renseignements personnels ou le secret professionnel. »

D’autres suggestions

Dans la même publication, dans un article sur l’encadrement des procurations, la chercheure Marie-Josée Normand-Heisler dit observer un manque de rigueur dans le jugement par les tribunaux des manquements du mandataire dans l’administration du bien d’autrui. La procuration devrait prévoir que certaines transactions requièrent une autorisation expresse, écrit-elle. La chercheure suggère la possibilité de nommer plus d’un mandataire, et de les obliger à rendre des comptes.

« La législation devrait préciser que le mandataire doit conserver les pièces justificatives, éviter de confondre les biens du mandant avec les siens, rendre compte à la demande ou au minimum une fois l’an et éviter de confondre ses intérêts d’héritiers futurs avec ceux du mandant », avance-t-elle.

Dans un article sur les comptes en fidéicommis, le chercheur Marc Lacoursière croit opportun d’inciter les institutions financières à dénoncer les opérations douteuses qui surviennent dans le compte bancaire d’une personne âgée.

Mme Crête et Mme Dufour demandent par ailleurs que soient corrigées certaines lacunes du Code civil du Québec (CCQ), en matière de nullité contractuelle. Elles estiment que les règles du CCQ sur la capacité et les différents régimes de protection ne sont pas adaptées à une personne âgée victime d’exploitation.