Beneva a récemment logé trois demandes d’enquêtes à l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) dans l’espoir de faire cesser les actes de pharmacies de médicaments de spécialité, qu’il qualifie de dirigisme.
Selon l’information transmise au Portail de l’assurance par Beneva, l’assureur a déposé trois demandes auprès du Syndic de l’OPQ, chacune concernant un médicament spécifique.
Il dit que les demandes concernent des obligations déontologiques des pharmaciens de spécialité membres du Regroupement des pharmacies de médicaments de spécialité du Québec (RPMSQ). Les demandes portent sur :
- Les pharmaciens Daniel Vermette, Marc Chabot et Mayno Benoit Huynh, pour le médicament de spécialité Vimizim ;
- Les pharmaciens Gabriel Torani et Habib Haddad pour le médicament Orladeyo ;
- Les pharmaciens Michael Assaraf et Martin Gilbert, pour le médicament de spécialité Remicade.
Les pharmacies de médicaments de spécialité agissent habituellement dans le cadre de programmes de soutien aux patients, offerts par des compagnies pharmaceutiques. Ces pharmacies mettent à la disposition des patients des sites d’injection supervisés pour ces médicaments souvent très coûteux, utilisés entre autres dans le traitement de maladies rares, de la sclérose en plaques, de l’arthrite rhumatoïde et du cancer.
Par exemple, la Société de compensation en assurance médicaments du Québec (SCAMQ) a rapporté une réclamation de 2,1 M$ d’un participant de régime, pour le médicament Vimizim, en 2019. Ce médicament traite une maladie rare et héréditaire.
Les demandes d’enquête de Beneva arrivent sur les talons de sa plainte adressée le 15 mai 2025 au Bureau de la concurrence du Canada. À la différence des demandes sur le dirigisme, cette plainte dénonçait collectivement les pratiques anticoncurrentielles et les honoraires déraisonnables pratiqués par les pharmaciens membres du RPMSQ : Gabriel Torani & Habib Haddad Pharmaciens inc. ; Larivière et Massicotte, Pharmaciennes inc. ; Marc Chabot et Daniel Vermette, Pharmaciens inc. ; Martin Gilbert Pharmacien inc. Michael Assaraf n’apparaît plus dans la liste (voir intertitre : Radié 12 mois).
Dans sa plainte sur les honoraires déraisonnables, Beneva disait que les pharmaciens visés ont tenté de « se donner un vernis de légitimité », en créant une association. La plainte pointait aussi du doigt les gestionnaires de programme de soutien aux patients, et reprochait aux pharmaciens visés d’avoir « conclu des ententes de préférence, voire d’exclusivité, avec les entreprises opérant des programmes de soutien aux patients ».
Au Québec seulement
Les trois demandes individuelles visent le dirigisme, qui consiste à orienter un patient vers une pharmacie spécifique, ce qui l’empêche d’exercer son libre choix. « Elles visent l’aspect du dirigisme avec le programme de soutien aux patients. C’est clair que les pharmaciens n’ont pas le droit d’acheter des listes de patients ou de se livrer à des pratiques de ce type », a dénoncé en entrevue avec le Portail de l’assurance Éric Trudel, vice-président principal et leader en assurance collective de Beneva.
M. Trudel fait référence à l’article 77, alinéa 4 (77,4), du Code de déontologie de l’OPQ, qui qualifie d’acte dérogatoire à la dignité de la profession le fait d’obtenir de la clientèle par l’entremise d’un intermédiaire ou s’entendre à cette fin avec un tel intermédiaire. M. Trudel a précisé que les demandes visent des pharmaciens du Québec seulement.
Ne pas lâcher
L’assureur ne lâchera pas le morceau, selon les propos d’Éric Trudel. « Nous avons logé trois demandes depuis le mois de mai, et nous en préparons quelques autres », a-t-il révélé au Portail de l’assurance. « Nous sommes convaincus que ces pratiques sont non seulement anticoncurrentielles, d’où la plainte au Bureau de la concurrence, mais aussi en contravention avec le Code de déontologie de l’Ordre des pharmaciens du Québec, d’où les demandes à l’Ordre », a expliqué M. Trudel.
Des pharmaciens membres du RPMSQ doivent d’ailleurs répondre à une plainte du Syndic de l’OPQ pour infraction à l’article 77,4 du Code de déontologie de l’OPQ. Selon une recherche effectuée par le Portail de l’assurance dans le rôle d’audience de l’OPQ, une audience prévue le 27 novembre opposera le Syndic aux pharmaciens Gabriel Torani et Habib Haddad. Gabriel Torani a demandé une suspension de l’instance disciplinaire, ce que le Conseil de discipline de l’OPQ lui a refusé dans une décision publiée le 4 juin 2025.
Selon la plainte, les deux pharmaciens ont transgressé l’article à quatre reprises, soit en 2019, en 2021, et deux fois en 2022. Ils se sont entendus par l’intermédiaire de Bayshore Specialty Rx Ltd pour obtenir de la clientèle de plusieurs programmes de soutien aux patients. Bayshore Specialty Rx se spécialise dans le développement de programmes de soutien aux patients et dit sur son site collaborer étroitement avec les fabricants de produits pharmaceutiques.
« Cette pratique engendre des coûts pour les régimes collectifs », souligne Éric Trudel. Le vice-président rappelle que le problème est particulier au Québec, où les pharmaciens ne sont pas obligés de divulguer leurs honoraires, contrairement à d’autres provinces comme l’Ontario.
Radié 12 mois
Éric Trudel a mentionné que Michael Assaraf, l’un des pharmaciens de spécialité que vise l’assureur, a été radié de l’OPQ pour une période de douze mois débutant le 11 juillet 2025. La décision a fait la manchette. Entre autres, un article publié par le Journal de Montréal le 16 août 2025 a rappelé que M. Assaraf contestait depuis cinq ans la radiation prononcée par l’OPQ en 2020.
On lit dans l’article que l’avocat de M. Assaraf a plaidé pour que le pharmacien écope plutôt d’une amende. Or, l’OPQ en a décidé autrement. Son Conseil de discipline l’avait déjà condamné à des amendes totales de 95 000 $, le 25 janvier 2021. Michael Assaraf était auparavant membre du RPMSQ. Depuis sa radiation, M. Assaraf a vendu les parts de sa pharmacie à la pharmacienne Lynn Steinberg Weinberg.
12 mois d’enquête
En réponse aux questions du Portail de l’assurance, la porte-parole de l’OPQ, Nancy Marando, a dit que le dirigisme est un enjeu qui retient l’attention de l’Ordre. « Plusieurs décisions disciplinaires ont d’ailleurs été rendues au cours des dernières années concernant des pharmaciens ayant obtenu des clientèles par l’entremise d’intermédiaires ou dans le cadre de programmes de soutien aux patients », ajoute-t-elle.
Outre les deux cas précédents, Mme Marando en a mentionné trois autres, dont celui de Martin Gilbert. Reconnu coupable en 2022 par le Conseil de discipline de l’OPQ, M. Gilbert a reçu la sanction de payer 40 000 $ pour avoir enfreint de nombreux articles du Code de déontologie de l’OPQ, dont l’article 77,4.
Le phénomène du dirigisme prend-il de l’ampleur et combien de demandes sont en cours d’analyse ? Nancy Marando a dit ne pouvoir répondre à ces questions. « Les demandes d’enquête et les enquêtes en cours sont confidentielles », dit-elle. La porte-parole de l’OPQ rappelle que c’est « au moment où le syndic décide de déposer une plainte formelle devant le conseil de discipline que le dossier devient public ». La confidentialité vaut aussi pour la nature des demandes.
Si le Syndic décide d’aller de l’avant, l’enquête prendra en moyenne 12 mois. Au terme de l’enquête, le syndic décide s’il déposera ou non une plainte disciplinaire devant le conseil de discipline. S’il la dépose, le dossier devient public.
« Cela explique pourquoi vous ne trouvez pas les dossiers déposés par Beneva sur Canadian Legal Information Institute (CanLII). Si les demandes d’enquête ont été déposées récemment, et vous mentionnez qu’elles sont postérieures au 15 mai, les enquêtes seraient vraisemblablement en cours », croit Mme Marando.
Pas au bout de leur peine
Une autre démarche est cours, cette fois celle de faire autoriser une action collective déposée le 12 juin 2024 à la Cour supérieure du Québec du district de Montréal par l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) contre les pharmacies de spécialité. « Elle suit son cours et n’a pas encore été acceptée », a précisé au Portail de l’assurance Marilie Beaulieu-Gravel, porte-parole de l’AQPP.
L’AQPP cherche à obtenir compensation pour les dommages financiers subis par ses membres en raison des agissements de 10 d’entre eux, propriétaires de six pharmacies, de trois gestionnaires de programmes de soutien aux patients, et de trois réseaux de cliniques de perfusion. Outre les sept pharmaciens membres de l’AQPP nommés plus haut, la demande d’action collective vise les membres Christine Larivière, Hélène Massicotte et Jérôme Bergeron.
Elle dénonce des pratiques anticoncurrentielles de leur part et la concentration dans la distribution des médicaments de spécialité, que l’AQPP a qualifiée d’outrageuse. « C’est plus de 40 % de la distribution de médicaments de spécialité qui est concentrée entre les mains de moins de 0,5 % des pharmacies au Québec », a allégué l’AQPP.
Le RPMSQ se défend
Au moment d’écrire ces lignes, le Bureau de la concurrence n’avait encore publié aucune décision dans la foulée de la plainte de Beneva pour honoraires déraisonnables de la part des pharmaciens de médicaments de spécialité.
Éric Trudel dit que la plainte suit son cours. « Nous avons été interviewés par le Bureau de la concurrence et nous avons répondu à ses questions. Le dossier est toujours ouvert et en analyse », dit-il.
Dans un communiqué publié sur son site web le 16 mai dernier, le RPMSQ s’est défendu de pratiquer toute forme de dirigisme. Il écrit que le choix libre et éclairé des patients est un principe fondamental appliqué par toutes ses pharmacies membres. « De plus, les pharmacies membres du RPMSQ valident toutes explicitement la décision du patient d’obtenir les services de leur pharmacie et leur rappellent qu’ils peuvent obtenir leur médicament ailleurs », soutient le regroupement.
Ses membres défendent du même coup leurs honoraires, faisant valoir que le coût de la main-d’œuvre est considérable. « La complexité des molécules traitées exige plus de temps par patient, ce qui limite selon eux le nombre de prescriptions traitées quotidiennement », explique le RPMSQ dans son communiqué.