La rupture d’une conduite d’eau survenue en 2021 a causé des dommages à plusieurs propriétés. L’assureur intente un recours contre la municipalité en alléguant un vice de construction ou d’entretien. Le tribunal ne donne pas raison à la société d’assurance et absout l’administration municipale. 

L’affaire oppose la Société d’assurance Beneva et la Ville de Sherbrooke. La rupture de la conduite est survenue le 6 novembre 2021. Les dommages aux biens des particuliers ont totalisé 115 000 $. Subrogée dans leurs droits après avoir indemnisé les sinistrés, Beneva affirme que la municipalité est responsable des dommages.

Le juge Louis Marquis, du district de Saint-François de la Cour supérieure du Québec, a entendu les parties le 26 mars dernier. Son jugement, livré le 5 juin 2025, comprend en annexe deux photos illustrant le bris de la conduite. 

Les allégations 

Les parties reconnaissent que l’article 1467 du Code civil du Québec établit une présomption de responsabilité à l’encontre du propriétaire d’un immeuble. Le tribunal résume les quatre étapes de son analyse.

Le préjudice a été causé par un immeuble, en l’occurrence la conduite d’aqueduc, dont la Ville est propriétaire. La ruine de cet immeuble a causé un préjudice, et cette ruine est le résultat d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction. 

Beneva prétend que la corrosion a engendré le bris de la conduite, dont la ruine serait le résultat d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction. En l’absence d’une expertise, l’assureur estime que les faits permettraient la présomption de fait de ce défaut.

De son côté, la Ville avance que l’assureur n’a pas prouvé le défaut d’entretien. La défenderesse ajoute que le bris de la conduite ne correspond pas à une ruine.

Sur ce dernier aspect, le tribunal ne lui donne pas raison. Les photos mises en preuve s’apparentent à un geyser de rue. Une évacuation d’eau aussi énergique ne peut provenir d’un filet d’eau issu d’une fissure. « Cet état correspond à ce qu’est une ruine », indique le juge Marquis. 

L’expertise écartée 

Pour appuyer le lien de causalité entre la ruine de l’immeuble et le préjudice, l’assureur met de l’avant la preuve par expertise et par présomption de fait.

Dans son rapport, l’experte de l’assureur affirme que la conduite s’est brisée en raison d’un phénomène de corrosion. Le trou apparaît clairement sur la photo jointe en annexe et on voit l’eau qui s’en échappe. Selon l’experte, ce trou correspond à un défaut d’entretien ou à un vice de constriction et le lien causal requis est atteint. 

La Ville fait témoigner le contremaître qui a géré le bris de la conduite. Ce dernier souligne de façon convaincante que le trou sur lequel s’est basée l’experte est celui du raccordement en eau potable de la conduite à la résidence d’un propriétaire. « Manifestement, l’experte et le contremaître ne parlent pas du même trou. »  

L’assureur fait témoigner l’experte, qui affirme que cette observation n’a aucun impact sur les conclusions de son rapport. Même sans photo, en se basant sur le rapport d’excavation qui évoque un trou de la grosseur d’un poing, elle serait arrivée à la même conclusion.

Le tribunal rappelle les règles du Code de procédure civile à propos de l’expertise, laquelle a notamment pour but « d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve ». En tout respect envers l’experte, le tribunal souligne que son rapport ajoute plus de confusion que de clarté. Le lien entre son opinion et la preuve factuelle prépondérante devient ténu. 

En conséquence, son rapport est écarté. Quant à son témoignage, sa conclusion est basée sur une déduction faite des données disponibles en lien avec de la littérature scientifique. Sa conclusion principale « devient une théorie généralisante qu’on pourrait appliquer n’importe quand », indique le tribunal, qui met de côté cette expertise. 

La présomption 

Les articles 2846 et 2949 du Code civil définissent la présomption légale et celle de fait. Dans la présente affaire, la preuve par présomption de fait de la ruine causée par un défaut d’entretien ou un vice de construction est admissible. 

L’assureur se base sur l’arrêt Sidgens ltée c. Bélanger, rendu en 1989 par la Cour d’appel du Québec, pour conclure que la ruine de la conduite est « nécessairement le résultat d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction », et l’assureur utilise le terme « nécessairement » dans ses représentations. 

Pour le tribunal, les dérivations jurisprudentielles offertes par l’assureur ne suffisent pas à convaincre de la solidité de son raisonnement. La preuve par présomption de fait est un exercice à recommencer à neuf, chaque fois qu’on essaie d’induire un ou des faits inconnus à partir des faits connus. « Il faut donc, à chaque instance, revenir sur le métier », écrit le tribunal au paragraphe 86.

Le juge de première instance dispose d’un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’il doit analyser les faits présumés. La méthodologie découlant de l’article 2849 du Code civil a été bien établie dans la jurisprudence. Seules les présomptions graves, précises et concordantes peuvent être prises en considération.

Citant un autre litige en assurance tranché par la Cour d’appel en 2020, le juge Marquis rappelle que Sherbrooke a répondu à ce qu’on invoquait contre elle. Les faits indiciels prouvés sont connus : le bris de la conduite a été découvert le 6 novembre 2021; cette conduite en ciment-amiante est sous terre depuis 1960 et elle a une durée de vie de 80 ans.

La mise en commun de ces faits suffit-elle à induire qu’il y a eu défaut d’entretien ou vice de construction? Le tribunal répond par non, à cause de l’imprécision et de la discordance qui en résulte. Il n’y a pas assez d’indices pour dire que la conduite souffrait d’un vice de construction. La corrosion de la conduite n’ajoute rien aux autres indices et le tribunal demeure dans le doute et l’incertitude. 

Quant au défaut d’entretien, la Ville a plutôt démontré qu’elle était attentive au vieillissement de ses infrastructures, pour lesquelles elle dispose d’un plan triennal d’intervention. Ce document est conforme au guide publié par le ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire

La conduite a été cotée dans une classe ne nécessitant aucune intervention, maintien ou entretien préventif. Il n’y a jamais eu de problème auparavant, ni aucune plainte des propriétaires avoisinants.

De plus, une recherche de fuite par écoute des bornes-fontaines a été faite le 13 septembre 2021, soit moins de deux mois avant le bris. La conduite a alors reçu la cote 3, alors qu’il faut au minimum une cote 8 pour commencer à investiguer la présence d’une fuite. « En somme, le défaut d’entretien n’est pas démontré », indique le tribunal. 

Faute de déduction favorable sur la base de la preuve par présomption de fait, le juge Marquis rejette la demande introductive d’instance de la demanderesse, avec les frais de justice en faveur de la municipalité.