Dans un réseau où la relève fait cruellement défaut, cinq cas vécus de relève familiale redonneront espoir à tous ces propriétaires de cabinets à l’aube de la soixantaine qui souhaitent passer le flambeau. Pragmatiques, les fondateurs nous rappellent aussi à quel point il est délicat de faire une place à chacun sans créer des conflits.Tommy Robillard a la jeune vingtaine et le vent dans les voiles. Il est le dauphin de son père, multiplie les ventes et joue du coude avec son frère cadet. Michael Robillard évolue dans l’ombre de son frère.
Il y a quatre ans, le malheur frappe l’ainé. En chassant un squatteur de ses terres, Tommy tombe sous les roues du fuyard. Lorsqu’il sort du coma après plusieurs semaines, il n’a plus que le tiers de ses capacités. De ce grand malheur émerge… la passion de Michael pour la gestion du cabinet.
Tous les propriétaires de cabinet n’auront pas à en arriver là pour reconnaitre les forces de leurs rejetons et les mettre de l’avant dès le départ pour éviter les frictions. Certains n’y arriveront jamais parce qu’ils ne s’en donnent pas les moyens. Leur transfert est voué à l’échec ou promis à de sérieux ratés.
Leur père Michel Robillard a quant à lui décidé de passer à l’acte. Il a retenu les services d’un psychologue industriel pour assurer un transfert en douceur. L’accident de l’ainé a accéléré les choses. Les talents de Michael se sont imposés par l’urgence du moment. Moins fort que son frère en contacts humains et en réseautage, Michael est en revanche un gestionnaire redoutable.
Arrivé comme un chien dans un jeu de quilles il y a dix ans alors que son frère brillait déjà de tous ses feux, Michael a donc trouvé sa place. « Ce drame a fait changer les choses. J’ai dû m’occuper d’une partie de ce que Tommy et Michel faisait avant. J’ai dû faire plus de gestion et cela a fait mon affaire. Je me suis découvert une nouvelle passion », relate Michael.
En cours, le transfert de l’entreprise verra les deux fils prendre le contrôle du Groupe Robillard, que le père a créé expressément pour eux. Ils en seront actionnaires à parts égales.
Le Groupe Robillard, c’est 8 000 clients individuels et 800 groupes qui totalisent 20 000 participants. C’est aussi des unités de logements, des mini-entrepôts et une érablière ou partenaires et clients sont invités régulièrement. L’entreprise d’assurance compte un effectif de 21 personnes, incluant sept vendeurs. Elle génère facilement des commissions de première année qui oscillent entre un million et un million et demi de dollars chaque année.
Au terme du transfert, Tommy assistera alors au couronnement de son frère en tant que président de l’entreprise familiale. Tommy accepte la situation de bon gré, ce qui n’aurait jamais été possible avant. « Aussi loin que je me souvienne, Michael a toujours voulu s’asseoir dans le fauteuil de mon père, alors que moi, je ne convoitais pas cette place », confie Tommy.
Lorsque Michael est arrivé en 2001, il a créé une onde de choc. Déjà en selle depuis sept ans, Tommy excellait en vente et ne voyait pas son frère dans la carrière. « Tommy se voyait seul à bord, se souvient son père. Une compétition souvent saine, mais parfois trop relevée s’est engagé entre les deux. Dans le feu de l’action, on ne voit pas les bons coups de l’autre comme une fleur pour laquelle on devrait le féliciter, mais plutôt comme un coup où l’on se retrouve derrière l’autre. »
Le transfert se déroule entre autres sous l’oeil d’un comptable et d’un fiscaliste. La présence du psychologue industriel est cruciale. Si c’était à refaire, le fondateur d’Assurances Robillard et associés admet qu’il ferait appel à un tel spécialiste dès le départ. « Sans l’accident, il aurait été difficile de faire une place à Michael. Le drame a fait se détacher les forces et les faiblesses de chacun. De plus, le psychologue industriel a amené sur la table des points dont nous avions déjà discuté en famille. Comme il était neutre et objectif, ça passait mieux », indique Michel Robillard.
L’ainé corrobore les dires de son père. « Nous étions constamment en compétition, comme deux chevaux de courses. Nous avons appris à reconnaître les forces de l’un et de l’autre, dans le respect. Il ne s’agit pas de dire à Michael : “ je ne suis pas bon en gestion alors je te la laisse. ” Vous devez dire à l’autre qu’il excelle dans son domaine et l’encourager en ce sens. »
Dans les cinq cas présentés dans le présent dossier, les fondateurs ont eu de la chance. La relève familiale ne s’est pas fait tirer l’oreille. Elle s’est imposée. Parfois même à la surprise des fondateurs ou malgré leurs mises en garde.
Accueillir la relève...
Chez la famille Paré, les enfants passaient déjà le balai dans les locaux de l’entreprise lorsque tout jeunes. Ils sont venus à la carrière naturellement. Claude Paré et Murielle Leblond ont tout essayé pour voir si leurs deux fils n’avaient pas d’autres intérêts que la « carrière ». Rien n’y fait: Frédéric Paré voit la profession dans sa soupe depuis l’âge d’onze ans. « J’ai toujours aimé les maths et les chiffres. J’ai fait mes premiers investissements à l’âge de onze ans », se remémore le jeune homme de 29 ans.
Frédéric en est à sa 5e année. Au début, la prospection était difficile, mais son frère Sébastien, 26 ans et en selle depuis 2008, et lui s’épaulent. « Nous vivons une saine compétition, car nos forces sont complémentaires », remarque quant à lui Sébastien Paré. Sébastien est l’esprit analytique de l’équipe. Il décortique les produits, les compare et suit leur évolution à la trace. Frédéric est davantage sur le terrain à rencontrer les clients. Souvent, il recueille la documentation chez un client pour la ramener à Sébastien, qui l’analyse pour ébaucher une solution adaptée aux besoins du client.
Si la prospection est difficile, c’est que les jeunes Paré ne l’ont pas eu facile. « Je n’ai pas donné de clients à mes fils, révèle Claude Paré. C’est trop facile de partir en affaires avec l’argent des autres. La journée où tu n’as plus de ces clients faciles, c’est celle où tu lâches la ligne. »
M. Paré envoie ses fils faire du porte à porte, mais rien ne les effraient. Ils savent comment éviter les chaises à moutarde grâce aux conseils de leur père. « Les chaises à moutarde, ce sont ces clients qui te reçoivent, qui tirent le maximum de la rencontre et qui n’achèteront jamais de toi, explique le patriarche. Une bonne façon de les détecter est leur manque de générosité. Ils sont du genre à t’apporter un verre d’eau à moitié plein. »
Créer sa clientèle
Les enfants parviennent à se créer eux-mêmes une belle clientèle. Frédéric est le premier à atteindre le stade critique de cinq ans en carrière. Sébastien ne doute pas d’y parvenir. « Nous sommes exigeants avec nos enfants car nous voulons les voir performer et être heureux dans la carrière. Nous leur avons appris à manger et à marcher. Nous nous sommes dit que nous étions capables de leur apprendre à suivre leur instinct pour évoluer dans la carrière en assurance vie. Ils écoutent et ils réussissent », souligne Murielle.
Le transfert partiel est la stratégie privilégiée des cabinets rencontrés. C’est ce que compte faire Claude Paré et Murielle Leblond : un transfert partiel de Services financiers Claude Paré sur une période de dix ans. En plus des quatre associés, l’entreprise compte une adjointe administrative et détient plus de 3 000 clients. Le transfert sera partiel. Les parents veulent travailler moins, mais ne souhaitent pas prendre une retraite définitive. « Je continuerai à servir environ 150 clients et travailler 10 à 20 heures par semaine », dit le président fondateur.
La carrière se profilait depuis un bon moment pour les enfants Paré. Pour d’autres, le virage s’est fait sur le tard. Après de brillantes études en finances à l’Université de Dalhousie à Halifax, Simon Parent entre à l’Industrielle Alliance par la grande porte. Son avenir semble tracé au sein du service de marketing de l’assureur. Malgré une chaise dorée, Simon préfère rencontrer des gens sur le terrain. À la surprise de son père Pierre Parent et de sa mère Pauline Blouin, il débarque dans l’entreprise familiale en avril 2010. Pauline a peut-être été la moins surprise des deux. « Simon en parlait plus avec sa mère », dit Pierre.
« J’aurais pu aller chercher davantage d’expérience à l’Industrielle Alliance, mais je me suis dit : pourquoi ne pas plonger maintenant. J’ai la chance d’avoir mes parents dans la profession et j’ai voulu profiter d’une courbe d’apprentissage rapide », dit Simon.
Dans son mandat de première année, il passe 60 % de son temps à peaufiner les systèmes informatiques et 40 % à rencontrer les clients. Le travail de terrain prendra plus de place dans les prochaines années. Pour l’instant, les efforts de Simon pour segmenter la clientèle de Pierre et de Pauline aura des effets bénéfiques sur toute l’entreprise familiale.
Comme les Paré, Pierre et Pauline n’entendent pas prendre leur retraite. Si Simon persévère, le transfert de Parent Blouin Services financiers sera partiel. Leur clientèle actuelle compte 1 200 ménages, soit plus de 3 000 clients. « Je travaillerai toujours avec mes clients », soutient Pierre.
C’est aussi le cas de Renaud Gagner. Si sa fille poursuit sur sa lancée, il transférera Placements et Assurances Renaud Gagner et ses 2 800 clients à sa fille, progressivement et partiellement. Renaud n’a toutefois aucun échéancier précis à cet égard.
Après une courte période d’hésitation à la fin de son secondaire, Mariéva Gagner fait un choix qui scellera l’issue de la relève chez les Gagner. Elle partira étudier l’assurance au Cégep de Sainte-Foy. Les horaires flexibles de son père, son amour du public, son gout pour les potins et le désir de tout savoir sur ses clients la destinent à la carrière. Jeune étudiante, elle avait aussi travaillé à temps partiel pour le cabinet de son père, comme adjointe administrative.
Après avoir tâté des produits bancaires en succursales, elle fait le saut avec son père au cabinet de Sherbrooke. Depuis maintenant trois ans, la jeune femme de 22 ans prospecte auprès de ses connaissances et de certains clients de son père.
Renaud développe le secteur des placements alors que Mariéva prend en charge celui de l’assurance. Il se peut que le frère de Mariéva, réserviste en Afghanistan, se joigne aussi à la relève à son retour l’été prochain. Il aura alors 21 ans. Dans son plan de développement, Renaud envisage en outre d’acquérir des blocs d’affaires, préférablement sur la Rive-sud de Montréal. « J’envisage d’acheter des blocs d’affaires où les conseillers demeureront en place au sein de mon cabinet », explique Renaud Gagner.
Chez Mavalex Services financiers, Marie-Ève Joannette ne savait pas quoi faire de sa vie il y a dix ans. Elle remplace sa mère Solange Lepage pour quelques jours alors que son père, Claude Joannette, est à un congrès. Elle se dit qu’elle fera cela en attendant. Elle se prend au jeu. « Maintenant, on m’offrirait plus d’argent ailleurs que je ne changerais même pas. » À 30 ans, ce sont surtout les horaires flexibles et la possibilité de voyager qui plaisent à cette mère de trois enfants.
Au début, la jeune mère développe sa clientèle en rappelant de vieilles connaissances. Bientôt, elle solidifie sa clientèle en demandant systématiquement des noms de références. De son propre aveu, elle ne met toutefois pas le même nombre d’heures que son frère au développement des affaires. Les revenus diffèrent en conséquence.
Cadet de la famille, Alexandre Joannette arrive huit ans plus tard, après avoir exprimé maintes fois son désintérêt pour la carrière. Son bac en administration des affaires en poche, le jeune homme au début de la vingtaine se dit qu’il peut faire mieux que vendeur d’assurance. Il finit pourtant par s’essayer.
« En faisant des planifications pour mes clients, j’ai réalisé à quel point je pouvais mettre mes études à profit pour aller plus loin que je l’aurais pu avec un niveau académique moindre. » Alexandre a été attiré par la liberté, mais contrairement à sa sœur, il a la discipline inscrite en lui.
Dans les deux cas, Claude et Solange ont été pris par surprise. « Nous n’avions pas prévu la relève, se rappelle Claude Joannette. Nous visions plus haut pour nos enfants : avocat ou médecin par exemple. » Solange aurait voulu les voir s’orienter vers un domaine plus facile.
La relève fait toutefois son chemin. Claude prévoit passer la barre à un nouveau président dans dix ans. « Au lieu de servir 2 000 clients, j’en servirai alors 200. Les enfants auront carte blanche pour développer l’entreprise », confie-t-il. Alexandre a déjà une vision claire. « Notre but est d’engager et de grossir. »
À ceux qui craignent d’indisposer leurs clients en les transférant à leurs enfants, les cinq familles rencontrées sont unanimes : la perspective d’une jeune relève rassure les clients. « Plusieurs de nos clients se sont dit rassurés par la venue de nos deux fils, témoigne Murielle Leblond. Des clientes m’ont confié qu’elles se sentiront ainsi moins déstabilisées si je devais partir. »
Chez les parents, Simon prend ainsi en charge les générations suivantes des clients de Pierre et de Pauline.