Une pénurie de souscripteurs d’expérience handicape les assureurs de dommages à l’échelle du pays, ajoutant une pression supplémentaire aux sinistres catastrophiques et aux pertes financières qu’ils subissent déjà en raison des événements météorologiques extrêmes.
« Tout le monde est débordé. Il est difficile d’accomplir le travail parce que, dans certains cas, il n’y a tout simplement pas assez de souscripteurs pour le faire », explique Anne Kleffner, professeure en gestion du risque et en assurance à la Haskayne School of Business de l’Université de Calgary.
Selon Jessica Lewis, associée en services-conseils financiers chez PricewaterhouseCoopers (PwC) à Toronto, cette pénurie accroît les délais pour produire une soumission ou prendre une décision en souscription, ce qui nuit aux assureurs. Elle souligne qu’il est encore plus difficile de trouver du personnel hautement spécialisé en assurance des entreprises pour évaluer les risques complexes.
Défis démographiques et attractivité du métier
La pénurie actuelle, exacerbée depuis la pandémie de COVID-19, s’explique en partie par le vieillissement de la main-d’œuvre. De nombreux souscripteurs expérimentés de la génération des baby-boomers prennent leur retraite, tandis que la relève semble peu attirée par la profession, selon Jessica Lewis.
Elle précise que plusieurs jeunes professionnels perçoivent d’autres secteurs, tels que celui des technologies, comme offrant des carrières plus stimulantes, davantage de flexibilité en télétravail, des programmes de mieux-être et plus d’occasions d’avancement.
Cette tendance se manifeste particulièrement chez les employés en début de carrière, ayant deux ou trois ans d’expérience, ajoute-t-elle.
Les tâches elles-mêmes peuvent aussi rebuter. « Les jeunes qui entrent sur le marché du travail sont souvent surpris par le caractère manuel de certains aspects du travail », dit-elle. Mme Lewis assure donc travailler à optimiser les processus afin que les nouveaux employés ne se retrouvent pas à penser : « Nous utilisons des systèmes archaïques, et il faut beaucoup de temps pour accomplir une tâche simple. »
Repenser le recrutement
Cette pénurie pousse les assureurs à revoir leurs stratégies d’embauche et de rétention. Mme Lewis explique avoir travaillé avec plusieurs assureurs de dommages qui ont mis en place des programmes de rotation ou qui s'efforcent de créer un environnement de travail hybride qui permet à la fois l’apprentissage en milieu de travail, sur le terrain et en équipe, et une plus grande souplesse.
Elle observe aussi une augmentation du mentorat, jumelant des souscripteurs novices à des collègues expérimentés pour accélérer leur formation et favoriser leur progression.
« L'une des choses que nous avons faites avec un assureur a été de repenser toute la hiérarchie des souscripteurs au sein de leur équipe afin qu'une personne qui arrive puisse passer, en deux ou trois ans, de souscripteur junior à souscripteur sur un petit marché, puis à souscripteur sur un marché intermédiaire. Il existe ensuite un parcours pour devenir consultant technique et prendre en charge des cas complexes », explique Mme Lewis.
D’autres entreprises revoient leur structure de rémunération pour mieux récompenser la performance, ajoute-t-elle.
La technologie comme levier d’attraction
Les assureurs investissent également dans des technologies de pointe pour moderniser leurs systèmes et attirer de nouveaux talents.
Mme Lewis affirme que les principaux assureurs au Canada et dans le monde envisagent de moderniser leurs systèmes technologiques de base. Elle cite des projets de migration vers l’infonuagique et d'automatisation de certaines activités de souscription.
En assurance de personnes, « on voit une transition vers des décisions automatisées basées sur des règles strictes, permettant une expérience client fluide et rapide, où la police est émise quasi instantanément. À la fois les assureurs et les courtiers s’orientent dans cette direction », explique-t-elle. Du côté des assurances commerciales, ce mouvement est encore embryonnaire, selon Mme Lewis. « Mais il s'agit avant tout d'investir dans la technologie afin de permettre aux souscripteurs d'évaluer les demandes et de prendre des décisions plus rapides et plus précises », poursuit-elle.
Malgré les coûts, ces investissements peuvent générer de nombreux avantages, tels qu’une meilleure réactivité, une tarification plus précise et une meilleure sélection des risques. Et tout cela peut également mener à des gains de parts de marché, note Mme Lewis.
Un autre exemple de ces changements est l'introduction de l'intelligence artificielle (IA) agentique dans les processus de souscription afin d'aider les équipes à examiner les documents, à rapprocher les données et à envoyer des réponses aux courtiers, explique-t-elle.
Les assureurs cherchent à repenser leurs activités de souscription afin de fournir aux souscripteurs des indications sur le processus d'évaluation des risques, ce qui leur permettra de rationaliser la collecte d'informations et de répondre plus rapidement aux courtiers. Comme dans tous les secteurs perturbés par l'IA, les assureurs examinent comment ils peuvent utiliser cette nouvelle technologie pour soutenir et améliorer les résultats de leurs processus clés.
« Ils essaient de montrer qu'ils ont des méthodes de travail plus modernes à ceux qui entrent sur le marché du travail », ajoute Mme Lewis.
Un rôle clé dans un contexte de risques croissants
Les assureurs de dommages sont confrontés à des pertes importantes liées aux catastrophes naturelles, elles-mêmes liées aux changements climatiques, rappelle la professeure Anne Kleffner. Cela a un impact sur les primes d’assurance, ce qui affecte à la fois les entreprises et les propriétaires d’habitation, et suscite une grande inquiétude qui, en fin de compte, influence l'appétit des assureurs à couvrir certains risques, explique-t-elle.
Les effets des changements climatiques, qui provoquent des phénomènes météorologiques extrêmes, rendent plus difficile, même pour les souscripteurs très expérimentés et dotés de connaissances approfondies, de comprendre l'impact financier de ces événements. De plus, ces risques évoluent, ce qui accroît les difficultés, car les assureurs ne peuvent pas se fier à l'histoire passée, ajoute Mme Kleffner.
Les risques cybernétiques ont aussi pris de l’ampleur depuis quelques années « Il ne s’agit plus de savoir si une attaque va survenir, mais plutôt quand elle se produira, et d’être capable de comprendre comment les secteurs d’activité seront affectés », affirme Jessica Lewis.
Ces événements entraînent des pertes catastrophiques de plus en plus fréquentes, ce qui a un impact négatif sur la rentabilité, ajoute-t-elle.
Dans son rapport du printemps 2025, Quarterly Review, l’Institut d’assurance du Canada rappelle que « les réclamations liées aux intempéries pourraient plus que doubler entre 2020 et 2030, passant de 2,1 à 5 milliards de dollars par an. En 2024, elles ont atteint 9 milliards. »
« La souscription a toujours été davantage un art qu’une science », dit Martin Halek, professeur adjoint en gestion du risque à la Haskayne School of Business de l’Université de Calgary. « Il faut des gens talentueux... et capables d’avoir une vision d’ensemble. [Les souscripteurs] sont en quelque sorte les gardiens des assureurs. Ils évaluent non seulement le prix approprié pour un risque, mais ils constituent également un portefeuille de risques acceptables pour la compagnie d'assurance », ajoute-t-il.
M. Halek souligne que le secteur de l'assurance est très complexe et comporte de nombreux niveaux. Par exemple, une grande partie des activités des assureurs primaires est parfois fortement influencée par leur capacité à accéder aux marchés de la réassurance. Cela peut également avoir une incidence sur la rentabilité. « Par exemple, si l'assureur primaire hésite à couvrir certains risques que les souscripteurs ont acceptés, il peut acheter davantage de réassurance, mais cela a un coût », explique-t-il.
Pour l’instant, la situation n’est pas critique en ce qui concerne la vente d'assurances habitation ou autres par les assureurs, selon sa collègue Anne Kleffner, mais elle est préoccupante. « À mesure que les pertes augmentent, les primes augmentent aussi, ce qui ne réjouit pas les consommateurs », dit-elle.
« Mais la réalité est que si [les assureurs] ne facturent pas suffisamment pour couvrir leurs pertes, alors nous n'aurons plus d'assureurs pour souscrire ces contrats. Je dirais donc que c'est vraiment l'impact le plus significatif que cela a sur leur résultat net global », ajoute la professeure.
Une opportunité pour la relève
Pour Martin Halek, la pénurie actuelle est aussi une occasion pour les diplômés d’écoles de commerce, en gestion du risque et en assurance, car les compétences qui leur sont enseignées sont très recherchées et sont devenues encore plus essentielles à mesure que le secteur est confronté à de nouveaux risques.
« Je pense que le secteur fait certainement de son mieux pour recruter des talents partout où il peut trouver ces compétences. Nous sommes l'un des principaux fournisseurs de ces talents », observe-t-il.
Anne Kleffner abonde dans le même sens. Le secteur de l'assurance a développé « une stratégie de communication très active pour essayer de faire comprendre aux gens que c'est en fait un secteur très intéressant dans lequel travailler », dit-elle.