Alarmés par les statistiques sur le nombre de Canadiens sans couverture adéquate à la retraite, des gouvernements provinciaux veulent promouvoir leurs propres solutions pour leur venir en aide. Cette initiative du secteur public inquiète l'industrie qui veut garder sa place dans son marché de prédilection : les régimes à cotisations déterminées. Des assureurs s'objectent et crient : le privé ne veut pas du public dans ses plates-bandes.L'industrie rappelle aux gouvernements qu'elle n'a pu combler les besoins parce que la réglementation de ces mêmes gouvernements les en a empêchés. S'ils veulent des améliorations, clame Frank Swedlove, président de l'Association canadienne des compagnies d'assurance de personnes (ACCAP), ils doivent changer ces règlements.

Dans son discours du Trône 2009, la Colombie-Britannique a annoncé son intention de créer et promouvoir un régime de retraite à cotisations volontaires dès 2010 pour combler les lacunes de son système. L'Alberta y songe, mais ne s'est pas encore fixée d'échéancier. Pour sa part, l'Association canadienne des compagnies d'assurance de personnes (ACCAP) mène un lobby actif pour convaincre ces provinces d'agir sans porter ombrage aux assureurs privés.

L'an passé, le Québec avait proposé une intrusion claire dans le secteur privé dans un document de consultation publié en juin 2008. La Régie des rentes du Québec (RRQ) y suggérait d'ajouter une cotisation volontaire pour combler l'écart avec son régime public. Cette cotisation serait acheminée dans un compte d'épargne libre d'impôt (voir le Journal de l'assurance, novembre-décembre 2008). Des consultations ont eu lieu les 27 août et 2 et 3 septembre derniers auprès de la Commission des finances publiques. Plusieurs participants s'opposent à l'idée de cotisations volontaires supplémentaires orchestrées par la RRQ, dont l'ACCAP et le Conseil du patronat du Québec.

Le problème des Canadiens qui ne bénéficient pas d'un régime privé ou des revenus nécessaires à leur retraite est sur toutes les lèvres depuis le début de la récession. Déjà, des données compilées par Statistique Canada en 2007, seuls 5,9 millions de Canadiens adhèrent à un régime de pension agréé (régime de retraite offert par l'employeur et régi par les autorités responsables), soit 38,3 % de l'ensemble des travailleurs rémunérés.

Cette moyenne varie selon les provinces et les territoires. Par exemple, la Régie des rentes du Québec estimait à 44 % le pourcentage de ses travailleurs couverts par un régime de retraite privé, dans son rapport annuel de 2008. La situation semble plus alarmante chez les deux provinces qui ont annoncé récemment leur intention de créer un régime supplémentaire. Un bulletin d'information du ministère des Finances de la Colombie-Britannique publié au printemps révèle que 22 % des employés de cette province sont couverts par un régime d'employeur. Quant à l'Alberta Federation of Labour (AFL), elle estime que ce pourcentage est de 18 % pour les Albertains qui travaillent dans le secteur privé.

La conférence annuelle des premiers ministres provinciaux tenue à Regina le 5 août dernier a rappelé le sérieux des deux gouvernements provinciaux dans leurs démarches.

Pour l'heure, le gouvernement de Colombie-Britannique n'aurait pas encore statué sur la place qui sera faite au privé dans son nouveau régime, disent les observateurs. Dans son bulletin d'information, il indique toutefois que son régime à cotisations déterminées multi-employeurs sera accessible à tous les employeurs, employés et travailleurs autonomes de la province. Il fonctionnera « à une distance de bras du gouvernement », assure le ministre des Finances. La réglementation de Colombie-Britannique a d'ailleurs été amendée cette année en prévision de 2010.

Changer les lois

Or, l'industrie veut bien s'assurer que le secteur public n'empiète pas sur ses plates-bandes. Les assureurs détiendraient en effet plus de 70 % du nombre de régimes de retraite privés au Canada, estime le président de l'Association canadienne des compagnies d'assurance de personnes (ACCAP), Frank Swedlove. M. Swedlove ajoute que l'industrie accapare aussi la vaste majorité du marché des REÉR collectifs. « Certains gouvernements provinciaux envisagent de promouvoir un régime à cotisations déterminées capable de regrouper plusieurs employeurs et même des travailleurs autonomes », a expliqué M. Swedlove en entrevue au Journal de l'assurance.

L'industrie n'offre actuellement pas de produit multi-employeurs parce que la réglementation ne le permet pas, a expliqué le président de l'ACCAP. La réglementation exige qu'il y ait un lien entre le promoteur du régime et les employés. Un assureur peut offrir un régime à cotisations déterminées et en faire l'administration mais le promoteur doit demeurer l'employeur. Si le gouvernement désire améliorer la situation, croit M. Swedlove, il doit changer la réglementation pour qu'un fournisseur privé puisse aussi être promoteur du régime qu'il met en place. Ce promoteur indépendant pourrait ainsi regrouper plusieurs employeurs et travailleurs autonomes au sein d'un même régime. Une solution idéale pour les PME et les travailleurs autonomes.

L'ACCAP est claire sur ce point : un régime dont le seul promoteur possible serait le gouvernement n'est pas la meilleure alternative parce qu'il crée une situation de monopole. L'industrie s'estime en mesure d'offrir plus de choix aux consommateurs et plus d'innovation, précise M. Swedlove. « Nos membres ont déjà toutes les infrastructures en place pour offrir ce genre de régimes. De plus, lorsque le gouvernement s'implique dans une telle infrastructure, il crée toujours dans l'esprit du public l'impression qu'il la soutiendra financièrement, jusqu'à combler les écarts qui pourraient survenir. » Une perception trompeuse, croit-il.

Pour sa part, le président de la Financière Sun Life, Dean Connor, a pris la parole le 7 juillet à Vancouver pour répondre aux initiatives annoncées par les gouvernements provinciaux plus tôt dans l'année. Il déconseillait alors de créer de nouveaux organismes et exhortait les gouvernements à légiférer pour rendre les régimes de retraite plus abordables pour les employeurs et les employés.

En entrevue au Jounal de l'assurance, il a renchérit sur l'efficacité du secteur privé. « Il n'y a rien comme la concurrence entre les différents fournisseurs pour offrir des services au meilleur prix et susciter l'action rapide. Au Royaume-Uni, l'organisme public Personal Account Delivery Authority tente de mettre sur pied un régime gouvernemental depuis 2003. Il prévoit n'y parvenir qu'en 2011. L'an passé seulement, ils ont utilisé un budget de 15 M$. C'est beaucoup de temps et d'argent. Le secteur privé arriverait au même point beaucoup plus vite et à moindre coût. »

Capacité d'innovation

La capacité d'innovation du secteur privé est selon lui à la source de produits qui sont devenus des ajouts essentiels aux régimes à cotisations déterminées : les rentes viagères, les fonds cycle de vie, les fonds à garanti de retraits minimums... M. Connor croit d'ailleurs que le marché des rentes viagères est appelé à connaître une évolution importante dans le futur.

L'économie d'échelle est aussi un atout du secteur privé. Or, les règles actuelles empêchent plusieurs employeurs de se payer un régime et demeurer ainsi concurrentiels. Les propositions formulées par l'ACCAP ne permettront pas de régler 100 % des problèmes, mais en fera disparaître une bonne partie, ajoute M. Connor.

Outre les changements à la réglementation pour permettre aux assureurs d'offrir des régimes multi-employeurs, l'ACCAP suggère d'obliger les promoteurs de régimes et de REÉR collectifs à inscrire automatiquement tout employé dont les revenus dépassent les gains maximums admissibles au régime public de base (le régime de pension du Canada dans ce cas). Cette formule a été implantée récemment avec succès aux États-Unis : 90 % des employés inscrits automatiquement participaient encore à leur régime un an plus tard.

M. Connor croit qu'il serait facile pour les gouvernements d'effectuer ces changements. « Ils vont dans le sens de l'intérêt public. Il est difficile d'imaginer que des groupes de pression se dresseraient contre le gros bon sens. »

Une source près du dossier et consultant dans le secteur privé des régimes de retraite croit que l'industrie avait fait jusqu'à maintenant peu d'efforts pour desservir la population visée par les récentes initiatives du secteur public, soit les PME et les travailleurs autonomes.

M. Connor réfute cette critique. Il estime au contraire que les statistiques de couverture inadéquate des Canadiens en termes de revenu de retraite sont faussées.

Dans son discours de Vancouver, M. Connor a établi à entre trois et cinq millions les Canadiens qui ne participent pas à un régime ou n'épargnent pas assez pour la retraite. Des chiffres aussi soulevés dans un article de Keith Ambachtsheer publié par le C.D. Howe Institute en mai 2008 et qui fait autorité dans le débat. Il s'intitule Le régime supplémentaire de retraite du Canada : Vers un régime de retraite adéquat et abordable pour tous les Canadiens.(Voir www.journal-assurance/extra pour les coordonnées de l'article).

« Si on compte qu'il y a 18 millions de travailleurs au Canada, ce groupe est loin d'en représenter 40 %c, a-t-il lancé à l'endroit du chiffre présenté par l'Alberta Federation of Labour lors de la réunion des ministres en août. Pourquoi cette distorsion des chiffres? C'est que souvent, ces statistiques n'incluent pas les REÉR collectifs, explique M. Connor.

Vice-présidente principale, épargne collective et solutions de retraite chez Financière Manuvie, Sue Reibel en rajoute. Elle croit la nécessité de mieux conscientiser la population dans ce dossier. L'information mise de l'avant par les différents groupes d'intérêts n'est pas nécessairement complète ou exacte, soutient-elle.

Les provinces utilisent habituellement l'information qu'elles détiennent sur les régimes qui sont sous leur juridiction pour effectuer leurs analyses, note-t-elle. Or, les REÉR collectifs sont de juridiction fédérale. « Combien y a-t-il de REÉR collectifs en Ontario ou en Alberta? Les gouvernements provinciaux n'ont pas ces données. La plupart des travaux d'analyses menés jusqu'à maintenant ont donc exclu une pièce majeure du casse-tête de la retraite. »

Mme Reibel croit que le besoin d'éducation sera bien servi par les deux groupes de recherche mis sur pied récemment, soit le groupe de travail de l'industrie et un comité de recherche mis sur pied par le gouvernement fédéral.

« Il y a tant de choses qui se disent sur ce problème majeur de la retraite qui requiert une forte représentation de notre industrie. Par exemple, nous ne savons pas quel chemin prendra la Colombie-Britannique. Inclura-t-elle le secteur privé dans sa solution ou non? L'impact sera positif ou négatif pour nous selon le cas. Nous voulons donc appuyer les gouvernements dans leurs recherches », dit-elle.

Inadéquation

L'industrie s'interroge par exemple sur les causes de l'inadéquation du système actuel. « Pourquoi par exemple tant de PME n'offrent pas de régimes à cotisations déterminées et se tournent plutôt vers un REÉR Collectif. Nous voyons que le système actuel n'est pas facile. Les règles sont compliquées avec les régimes enregistrés. Des employeurs ne veulent pas de ce fardeau et mettront plutôt en place un REÉR collectif. L'idée, c'est de réduire cette complexité et d'alléger le fardeau des employeurs. Nous militons donc pour une réglementation nationale plutôt que dix réglementations provinciales. L'élément clé, selon nous, c'est l'harmonisation », dit Mme Reibel.

Ce groupe de travail de l'industrie croit aussi que la loi sur l'impôt devrait être amendée pour permettre aux employeurs d'imposer certaines restrictions sur leur REÉR collectif, en ce qui touche leurs contributions. « Les employeurs accepteraient plus volontiers d'investir dans un REÉR collectif s'ils pouvaient restreindre ce que l'employé peut sortir du régime... »

Le Fédéral étudie des pistes de solutions. Son comité de recherche créé en mai 2009, lors de la rencontre des premiers ministres au Lac Meech, est présidé par le secrétaire parlementaire au ministre des Finances, Ted Menzies. Ce groupe évolue sous les conseils du réputé fiscaliste de l'Université de Calgary, Jack Mintz. Or, ce comité ne se donne pas un mandat de recommandation. Il cherche simplement à comprendre la situation. Son deuxième mandat : présenter ses conclusions avant la fin de l'année.

Des organismes se sont plaints de l'inaction du fédéral dans ce dossier. C'est le cas de la Canadian Association of Retired People (CARP). La CARP a reproché au Fédéral de démontrer son inaction en se limitant à mettre sur pied un comité de recherche sans pouvoir de recommandation.

Des remontrances que Ted Menzies balaie du revers de la main en entrevue. « Nous étions sur le cas avant même l'intervention de la CARP, en lançant une consultation en ligne sur le sujet il y a un an », s'est-il défendu.

M. Menzies s'en tient à ce qu'il qualifie d'un vieil adage éprouvé en politique : ne prendre aucune décision avant de connaître tous les faits. « Nous devons déterminer ce qui manque au système actuel. S'il manque quelque chose, nous devons savoir ce que nous pouvons faire de plus. Pour l'instant, nous ne savons pas ce qui est nécessaire et c'est l'objet de notre comité de le découvrir. Après avoir comparé notre système avec celui d'autres pays, peut-être découvrirons-nous que nous avons un très bon système et qu'il ne requiert que quelques changements mineurs. »

Régime unique?

Chose sûr, dit-il, ce n'est pas un régime à taille unique pour tous les Canadiens qu'il faut. « Nous ne voulons pas prendre des décisions qui auraient pour effet d'éliminer l'incitatif aux Canadiens de préparer eux-mêmes leur retraite. Chacun a des attentes différentes à la retraite et prend différents moyens pour les satisfaire. Nous croyons qu'une partie de nos conclusions démontreront que plusieurs Canadiens qui n'ont pas de régimes privés pourraient être très bien préparés quand même.

Il rappelle enfin que seulement 10 % des régimes au Canada sont de juridiction fédérale, le reste tombant sous la coupe des provinces ou des territoires. Le comité du Fédéral entend présenter ses conclusions les 17 et 18 décembre à Whitehorse.