Durs à prédire, à prévoir et à préparer, les risques latents sont parmi les pires ennemis des assureurs. Ce genre de risques, et même de catastrophes, sont cachés, imprévisibles, et rendent presque impossible d’évaluer la fréquence des réclamations, le montant des pertes et le moment qu’elles surviendront. C’est du moins ce que rapporte la firme de notation S&P Global Ratings dans son plus récent rapport sur le cout imprévisible des catastrophes latentes, publié le 3 juin.

« La complexité de ce genre d’évènement pourrait exposer les assureurs sans méfiance à des pertes disproportionnées résultant d’une accumulation de risques occasionnels », spécifie le rapport de S&P.

Des risques faiblement perceptibles

Les liens entre le comportement humain et les variables économiques, juridiques et environnementales sont faiblement perceptibles à l’avance. Les observations du passé ne sont généralement pas des indicateurs fiables des pertes futures. Et les délais entre la création de la police et de la réclamation peuvent être longs. Ils peuvent s’échelonner parfois sur plusieurs décennies et surviennent rétroactivement alors qu’une couverture est échue.

Les données historiques sur les pertes engendrées par des catastrophes latentes sont rares et non structurées, et la modélisation de ce type d’évènement reste embryonnaire, ajoutent les spécialistes de S&P. C’est ce qui lui donne son caractère dangereux. L’incapacité des assureurs à comprendre l’exposition latente et à chiffrer, agréger ou répartir les risques potentiels de manière adéquate pourrait, toujours selon les experts, entrainer des pertes démesurées comparables à celles liées à la crise de l’amiante.

Une crise sans précédent

Les dommages liés à l’amiante représentent, à ce jour, la catastrophe latente ayant eu les répercussions de masse les plus couteuses. C’est également le plus grand sinistre avec lequel a dû conjuguer l’industrie de l’assurance, dans toute l’histoire des États-Unis, rapporte S&P.

Considéré comme le « minerai magique » au début du siècle dernier, l’amiante apporte richesse et prospérité aux États-Unis, mais plus de 70 ans plus tard, cause près de 100 000 décès chaque année et des millions de dollars de perte aux assureurs, notamment en raison de l’assurance qui couvre la responsabilité du fabricant et l’aide juridique.

Au total, les pertes nettes subies par les assureurs américains ont dépassé les 50 milliards de dollars américains (G$ US) de 1998 à 2017, selon S&P. Pour la période de 2008 à 2017, pour chaque tranche de 100 $ en police souscrite, les assureurs ont déboursé l’équivalent de 38,1 $ en responsabilité du fabricant.

« Le défi que représentent ces pertes et le risque élevé d’une catastrophe latente associée à la responsabilité du fabricant rendent les assureurs réticents à fournir une couverture pour cette responsabilité laissant de nombreux fabricants, distributeurs et producteurs de produits de consommation à s’autoassurer », expliquent les experts de S&P.

En 2018, les primes directes souscrites du marché des risques latents aux États-Unis représentent 342,1 G$ US. L’autoassurance comptait pour 52 % de ce marché alors que l’assurance du fabricant n’est que de 1 %. En 1998, c’est le même constat. La responsabilité du fabricant est de 1 %, mais l’autoassurance est de 58 % de toutes les primes directes souscrites aux États-Unis. À l’époque, le marché représentait 147,3 G$ US.

La firme de notation estime que le montant des sinistres liés à l’amiante devrait dépasser 250 G$ US. Elle précise par le fait même que les BPA, les phtalates et les formaldéhydes, des composés chimiques actuellement utilisés dans les produits nettoyants et d’hygiène personnelle, comme le dentifrice et le shampoing, pourraient engendrer des pertes économiques supérieures, soit de plus de 300 G$ US dans un avenir rapproché. La lutte pour contrer l’utilisation de ces procédés est déjà entamée, mais les conséquences ne sont pas toutes révélées.

Sensibiliser à la question environnementale

La firme S&P explique que les compagnies d’assurance peuvent réduire leurs sinistres et contribuer à réduire le risque de nouvelles catastrophes latentes grâce à la sensibilisation de leurs assurés sur la question environnementale.

« Nous sommes convaincus que les assureurs qui adoptent des solutions durables, soucieuses de la protection de l’environnement et de la sécurité, amélioreront la réputation de leur marque tout en contribuant à un monde plus sain, plus sûr et plus propre. De plus, nous considérons que la diligence est tout aussi fondamentale que la tarification pour assurer les risques liés à la responsabilité du fabricant, des entreprises et du consommateur », dit-elle.

Sensibiliser davantage les citoyens aux questions environnementales, sociales et au sujet de la gestion des risques pourrait protéger également les assureurs.

« L’idée serait d’utiliser des indicateurs vérifiables garantissant que les produits sont fabriqués et livrés de manière sure, équitable et ne contribuent pas à un risque pour la santé de l’humain ou de l’environnement, lors de la souscription des assurés », ajoute la firme dans son rapport.

Les pires catastrophes latentes

Isolant efficace, l’amiante était mélangé à des vêtements, du papier et des matériaux de construction pour les rendre plus solides. Les fibres d’amiante, étant microscopiques et volatiles, peuvent être facilement inhalées ou avalées par les humains sans qu’ils s’en aperçoivent. Une fois que les fibres d’amiante pénètrent dans le corps humain, elles ne se dissolvent jamais et peuvent provoquer ainsi diverses maladies pouvant se manifester après plusieurs décennies.

Un certain nombre de recours collectifs contre des entreprises de divers secteurs, tels que les fabricants de fibres, de produits contenant de l’amiante et des distributeurs, ont commencé dans les années 1970 et se sont poursuivis pendant des dizaines d’années, car de nouveaux cas de mésothéliome et de cancer du poumon apparaissaient, notamment en raison de la durée d’incubation et de développement de ces maladies, qui peuvent être long.

L’an dernier, la compagnie Johnson et Johnson s’est inscrite au cœur de la controverse. Sa poudre de talc, communément appelée poudre pour bébé, s’est révélée contaminée à l’amiante, et ce, depuis au moins 1971. La compagnie américaine a été condamnée à verser 4,14 G$ US en dommages punitifs et 550 millions de dollars américains (M$ US) en dommages à 22 femmes, qui alléguaient que l’amiante contenue dans la poudre de talc était la cause de leur cancer ovarien.

Sans oublier Monsanto, filiale américaine de la compagnie allemande Bayer AG, qui a également été prise à partie dans ce fléau. En 1973, un glyphosate est découvert par la compagnie. Il s’agit d’un produit chimique utilisé pour détruire les mauvaises herbes. Commercialisé en 1974 sous le nom de Roundup, les agriculteurs du monde l’emploi dans la lutte aux mauvaises herbes. Le produit est largement utilisé dans la culture du maïs, du coton, du soja et des lentilles, de même que par les foyers et les écoles.

Depuis l’expiration du brevet de glyphosate de Monsanto en 2000, plus de 750 produits différents à base de glyphosate sont actuellement vendus sur le marché. Bien que les études sur la santé associant le glyphosate à un lymphome non hodgkinien n’aient pas été concluantes, un jury d’un tribunal de l’État de Californie a récemment condamné la compagnie à payer 2 G$ US en dommages punitifs, à la suite de la preuve hors de tous doutes qu’une exposition durable au Roundup de Monsanto avait causé des cancers.

Le rapport de S&P mentionne que comme des procédures judiciaires sont toujours en cours dans les cas de Johnson & Johnson et de Monsanto, même si aucune indemnité n’était versée, les seuls frais de défense liés aux litiges concernant le talc et le glyphosate pourraient s’élever à des centaines de millions de dollars américains, pouvant même dépasser le milliard de dollars.

Apprendre de la crise

Bien que les histoires de catastrophes latentes coutant plusieurs milliards de dollars soient assez rares, d’après les experts de la firme S&P, une fois que des dommages sont survenus, les assureurs et les fabricants doivent tenir compte des couts ultimes pour les années à venir. Le rapport mentionne d’ailleurs qu’autant les fabricants que les consommateurs doivent être sensibilisés à ce type de risques.