Qui n’a pas entendu parler des « Germaines », une expression québécoise selon laquelle la femme gérerait les finances du ménage traditionnel. Or, la professeure Hélène Belleau a plutôt dépeint un paysage de « Germains », lors de la conférence qu’elle a livrée à ProLab, événement de formation de la Chambre de la sécurité financière, qui s’est déroulé le 16 juin 2022.
Sociologue, professeure et directrice du Centre urbanisation, culture et société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Mme Belleau s’est interrogée sur la façon dont les couples du Québec gèrent leurs finances. Dans une enquête qui s’est étalée sur plusieurs années, elle a interrogé plus de 3250 personnes et a mené des centaines d’entrevues. Les constats sont frappants.
« On parle des germaines qui gèrent et qui mènent, mais nous nous sommes rendu compte que les femmes ne menaient pas tant que ça, et avaient plutôt la tâche de gérer l’argent au quotidien, une tâche domestique astreignante », dit-elle.
C’est surtout vrai chez les ménages moins fortunés. « Moins les couples sont fortunés, plus ce sont les femmes qui s’occupent de la gestion quotidienne ; plus les couples sont fortunés, plus ce sont les hommes qui s’en occupent », ajoute Mme Belleau.
Qui a le contrôle ?
Que ce soit un homme ou une femme qui contrôle les finances du couple, l’enquête de Mme Belleau a aussi révélé que le conjoint qui gagne le salaire le plus élevé est généralement celui qui a la légitimité et le pouvoir de décider ou de dépenser. « L’autre conjoint va d’une certaine façon s’autoréguler et dépenser moins. Qui possède l’argent ? Qui y a accès ? On le voit quand vient le temps d’acheter un gros morceau comme une voiture », dit-elle.
Selon une étude de l’UBS Investors Watch réalisée auprès de femmes investisseuses de 9 pays, les femmes sont nombreuses à déléguer (58%). Elles paient davantage pour les biens non durables, alors que les hommes paient davantage pour les biens durables.
Impact accru sur les conjoints de fait
La chercheuse estime que ces distinctions entre hommes et femmes au regard de la gestion financière peuvent potentiellement avoir un impact négatif pour les femmes qui vivent en union libre.
Selon des données du Recensement du Canada 2016 de Statistique Canada qu’elle a présentées, les couples en union libre sont beaucoup moins nombreux à Montréal qu’en région. « À Montréal, on retrouve parmi les couples avec enfants seulement 23 % des couples en union libre, a précisé Mme Belleau. Les unions libres au Québec sont le fait des Canadiens français d’origine catholique qui ont tourné le dos à l’Église. » Selon les données, on retrouve parmi les couples avec enfant une proportion de 64% en union libre en Mauricie, et de 59 % au Saguenay.
Pourtant près de la moitié des conjoints entretiennent ce que Mme Belleau appelle le mythe du mariage automatique. Selon son sondage des conjoints en union libre sur leurs connaissances juridiques en cas de rupture :
- 45 % croient avoir le même statut légal que les gens mariés (4 % ne savent pas) ;
- 49 % croient que le partage des biens au moment d’une rupture se fait à parts égales (8 % ne savent pas) ;
- 40 % croient que le conjoint le plus pauvre a le droit de demander une pension alimentaire (16 % ne savent pas).
Or, rien n’est moins sûr pour les conjoints de fait qui n’ont pas conclu de contrat de vie commune. Le site de la Chambre des notaires du Québec rappelle que ce contrat permet entre autres d’établir le partage de certains biens et le droit à une pension alimentaire entre les conjoints de fait après la rupture.
Partage équitable : 2 conseils
En étudiant les modes de gestion de l’argent au Québec, elle a identifié deux grands modes chez les couples : la mise en commun du revenu familial et le partage des dépenses où chacun a son compte, puis décide d’une liste de dépenses qui seront communes. Elle a observé que les paramètres de partage varient beaucoup d’un couple à l’autre. Le partage peut se faire moitié-moitié. Il peut aussi se faire au prorata : si par exemple un conjoint gagne annuellement 80 000 $ et l’autre 20 000 $, l’un assumera 80 % des dépenses et l’autre 20 %.
« On a souvent l’impression que le partage au prorata est plus égalitaire. C’est vrai jusqu’à un certain point : quand l’écart est grand entre les deux revenus, le prorata peut même le creuser », a remarqué Mme Belleau. Elle explique que le conjoint à plus faible revenu peut se voir entraîné par l’autre dans un train de vie qui gruge ses moyens.
La chercheuse rapporte le cas d’un conseiller qui a proposé deux solutions à des clients dans cette situation, Geneviève qui gagne 40 000 $ et peine à rembourser ses dettes d'études alors que Martin, médecin, gagne 400 000 $.
La première solution : établir un revenu de base de 20 000 $ chacun et calculer le prorata sur l’excédent seulement, soit 20 000 $ pour Geneviève et 380 000 pour Martin. Cette approche donne un coussin à Geneviève qui lui permet d’assumer plus facilement le coût de ses études.
La deuxième solution : prendre un pourcentage du salaire de Martin, qui sera mis de côté pour que Geneviève puisse faire des placements.
Union libre : moins de mise en commun
Toujours à propos des modes de gestion de l’argent au Québec, Hélène Belleau a observé que les couples en union libre (union de fait) mettent moins souvent en commun les revenus dans la gestion de l’argent que ne le font les couples mariés.
Elle précise que l’allocation domestique est une somme que donnera à un conjoint sans salaire la personne qui représente le gagne-pain du couple.
En ce qui touche l’épargne, l’enquête a également révélé que les couples mariés sont plus nombreux à recourir à la mise en commun de l’épargne (48 %) que les couples en union libre (26 %).
Reconnaître la violence économique
Sur les disparités observées en matière de budget familial, Hélène Belleau explique que les enjeux structurels dépassent les choix individuels. Par exemple, les inégalités de revenus entre hommes et femmes selon les économies régionales ou les secteurs d’emploi se retrouvent dans la sphère privée.
Il y a toutefois des comportements individuels qui peuvent créer des injustices, dit Mme Belleau. Elle évoque entre autres la violence économique, un abus de pouvoir d’un conjoint qui limite le bien-être et la liberté d’agir de l’autre.
« La violence économique est encore un sujet tabou qui est très peu documenté. Ce peut être le cas lorsque l’un s’enrichit aux dépens de l’autre. » Elle parle aussi de conflits qui peuvent apparaître entre un conjoint dépensier alors que l’autre est économe.
Comment le conseiller peut-il reconnaître la violence économique ? Lorsqu’un conjoint ridiculise devant vous l’apport économique de l’autre, il y a un signe. C’est un autre signe si un conjoint économise pendant que l’autre met sa carrière en veilleuse, et qu’il ne souhaite rien changer, même après vos conseils. Les décisions prises sans le consentement de l’autre sont aussi de mauvais signaux. « Il y a aussi les dettes transmises sexuellement », ironise Mme Belleau au sujet de « dettes contractées dans l’amour, mais remboursées dans la honte ».
Elle suggère aux conseillers d’inciter les conjoints à garder leur autonomie financière et à déposer leur revenu personnel dans un compte personnel. Prenez aussi en compte l’économie domestique. « Le temps passé à s’occuper des enfants est du temps qu’on ne passe pas au travail », rappelle la chercheuse.
Gagnez la confiance des conjoints
Hélène Belleau a aussi révélé que 70 % des femmes quittent leur conseiller financier au moment d’une séparation ou d’un divorce. De quoi faire réfléchir les conseillers alors qu’une union matrimoniale sur deux débouche sur un divorce au Québec, a rappelé la chercheuse.
Durant sa conférence, Mme Belleau a confié qu’elle gagnait plus que son conjoint et raconté un cas vécu par les deux lors d’une visite d’un conseiller en soirée. Alors qu’elle doit souvent quitter la conversation pour s’occuper de leur jeune enfant, le conseiller poursuit la conversation avec son conjoint, « comme si nos deux cerveaux étaient connectés ». « Petit à petit, j’ai perdu le fil de la conversation », ajoute-t-elle.
Une relation de confiance avec les deux conjoints est essentielle pour aborder les sujets délicats comme le partage équitable des finances entre conjoints, les contrats de vie commune et les cas d’abus financier, indique Hélène Belleau. Il est selon elle important « de s’assurer que les deux conjoints savent ce qui se passera si jamais il y a une rupture ». « Ce sont des sujets difficiles à aborder lorsque les conjoints sont dans votre bureau. » Impliquez les deux conjoints dans les décisions financières. Au besoin, soulignez l’importance de rencontrer les conjoints séparément, parce qu’ils ont « des intérêts et des parcours différents ».
Elle invite aussi les conseillers à s’assurer que les clients suivent leurs recommandations, par exemple celle de conclure un contrat de vie commune. Son enquête révèle que moins de 5 % des Québécois font un tel contrat. « Beaucoup ont le projet de le faire, mais très peu le font », observe-t-elle. Elle invite les conseillers à s’en assurer ou à demander au couple qui ne passe pas à l’action d’organiser leurs finances en conséquence.