Les entreprises du Québec, y compris les compagnies d’assurance, ont tout intérêt à adapter leur environnement de travail à leurs employés qui ont de jeunes familles. C’est particulièrement vrai pour les femmes, qui doivent concilier leurs obligations familiales à celles de leur emploi. Si les entreprises ne font aucun changement, leur réussite en affaires sera menacée, croit l’ancienne ministre des Finances du Québec, Monique Jérôme-Forget.
[caption id="attachment_10062" align="aligncenter" width="610"]Monique Jérôme-Forget Monique Jérôme-Forget[/caption]

Dans le cadre de la Journée de l’assurance de dommages 2013, le Journal de l’assurance a rencontré Mme Jérôme-Forget, maintenant conseillère spéciale au cabinet d’avocats Osler, pour discuter de la place des femmes dans les fonctions de gestion dans l’industrie de l’assurance. Elle a d’ailleurs écrit un livre sur cet enjeu : Les femmes au secours de l’économie.

Elle précise que son plaidoyer n’est ni féministe, ni une critique envers les hommes. Il vise plutôt à démontrer les qualités supplémentaires que les femmes peuvent apporter aux fonctions de gestion.

« Les hommes peuvent avoir tendance à faire passer le rendement de l’entreprise avant le bienêtre des employés. Les femmes vont les considérer également. Peut-être vont-elles même plus mettre l’accent sur le bienêtre des employés, car elles voient à long terme. En assurance, comme dans toute industrie, c’est la qualité du personnel qui fait l’entreprise. À 17 heures, quand on met la clé dans la porte et que tout le monde rentre à la maison, l’entreprise vaut zéro. La force d’une entreprise, c’est son monde, ce sont ses employés, avec leur dévouement et leur passion. Il faudra de plus en plus mettre l’emphase sur la qualité du personnel, car on s’en va vers une démographie négative. Le Québec se fait plus vieillissant qu’ailleurs », dit-elle.

Qu’est-ce que les femmes apportent en particulier dans l’économie? « Au niveau de la communication, de la gestion des ressources humaines, de leur façon de gérer en impliquant tout le monde, les femmes sont plus à l’écoute. Peut-être que nous sommes habituées d’êtres très attentives, vu les enfants, en étant ainsi à l’écoute de divers signaux», dit-elle.

Le plaidoyer économique qu’elle livre touche l’aspect familial dans la société, dit Mme Jérôme-Forget. « Par exemple, l’homme n’est plus le seul pourvoyeur de la famille. Quand j’étais jeune, le père était le pourvoyeur de la famille. Quand la femme travaillait, c’était pour amener un supplément mineur. Aujourd’hui, les femmes paient l’hypothèque, la nourriture et partagent les responsabilités familiales. Tant les hommes que les femmes veulent maintenant participer à ces responsabilités », affirme-t-elle.

Le syndrome de la pépine

Mme Jérôme-Forget fait aussi remarquer que parfois, les hommes peuvent être de grands bébés. « Ils sont fascinés par les grands travaux d’infrastructures, avec des camions et des pépines. J’ai vécu cela à travers mes petits-enfants. Mes petits-fils avaient dix grues, mais en voulaient une onzième. J’ai souvent eu recours à l’image de la pépine, et ça m’a collé à la peau comme ministre, car les hommes voulaient souvent commencer à creuser avant que les plans soient finis. Creuser est devenu symbolique de commencer. Ils veulent creuser avant même d’évaluer les impacts et les impairs que ça peut causer. Ils ont aussi des traits de caractère plus enjoués. Ils vont à la pêche, jouent au golf et font passer cela pour du travail», dit-elle.

Mme Jérôme-Forget souligne que ce caractère enjoué leur permet de se bâtir un réseau informel auquel, historiquement, les femmes n’avaient pas accès – comme le golf, où des décisions peuvent être prises. Elle recommande d’ailleurs aux jeunes femmes travaillant dans le secteur financier d’apprendre à jouer au golf. « Qu’elles embauchent le meilleur professeur, peu importe le prix. Par ailleurs, leur première drive doit faire plus de 200 verges », conseille-t-elle.

Elle note que le golf revêt un caractère plus informel. « Les hommes vont y échanger sur le travail pendant seulement quelques secondes parfois, mais elles peuvent être cruciales. Les femmes vont mettre plus d’emphase à faire les choses correctement et à le faire dans une réunion. Elles doivent apprendre à bien gérer entre être sérieuse et être plus informelle, en jouant au golf, par exemple », dit l’ancienne ministre des Finances du Québec.

Elle dit d’ailleurs disputer parfois les femmes sur ce sujet. « Le territoire de la PME que constitue désormais la famille est ordinairement le territoire de la femme. Certains hommes considèrent être devenus des chefs en la matière, car ils affirment qu’ils font 50 % des tâches. Je dis plutôt qu’ils sont devenus des Ricardo. Comme les femmes se sentent responsables des enfants, elles excluent les hommes de la PME familiale. Elles trouvent que si le père s’occupe de la PME familiale, il va moins bien le faire qu’elle. C’est souvent le cas. Malgré tout, je dis aux mères que si votre enfant quitte la maison pour aller à l’école avec deux mitaines de couleurs différentes, fermez les yeux. Il n’aura peut-être pas remarqué la chose, mais ce n’est pas grave. L’important est qu’il ait des mitaines. Il y a un ajustement à faire dans les familles », dit-elle.

Environnement de travail mal adapté

Mme Jérôme-Forget déplore que les femmes n’aient pas encore pris leur place dans les fonctions de gestion. Depuis le milieu des années 1980, la moitié des diplômés universitaires sont des femmes. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’elles occupent la moitié des fonctions de gestion. C’est toutefois loin d’être le cas.

« Il y a des habitudes qui sont prises. En tant que béhavioriste de formation, je veux forcer le changement. Les hommes commencent à prendre conscience que les femmes apportent énormément dans leur entreprise. Un dirigeant d’une mine me racontait d’ailleurs que s’il le pouvait, tous ses camionneurs seraient des femmes. Camionneurs! » Pourquoi? Parce qu’elles sont disciplinées, organisées, partent à l’heure, arrivent à temps, lui a répondu ce dirigeant.

Là où le bât blesse, c’est lorsque l’environnement de travail est mal adapté aux jeunes familles, dit Mme Jérôme-Forget. « Les femmes qui ont de jeunes familles se sentent étouffées. On a beau avoir les garderies et le congé parental, il n’en demeure pas moins qu’avoir de jeunes enfants demeure très accaparant », dit-elle.

Bien souvent, les parents prendront la décision conjointe de permettre à l’un d’aller plus loin que l’autre, un choix que l’ancienne ministre des Finances du Québec critique. « Dans 50 % des mariages, il va y avoir un divorce. C’est une statistique pure et dure. Si tel est le cas, parce que la femme a laissé passer des promotions, elle sera plus pauvre que lui. Et lui, dans un divorce, voudra refaire sa vie. Il voudra soutenir ses enfants, mais ne voudra pas nécessairement soutenir sa femme, comme il le faisait auparavant. Je dis aux dames de faire attention sur ce point. Elles risquent d’en payer le prix plus tard. S’il y a un choix à faire, il faudrait que ce soit fait conjointement et qu’il y ait des arrêts subséquents de chaque côté, avec des moments où il est plus actif dans la famille, et d’autres où elle l’est plus, à son tour », dit-elle.

Pour Mme Jérôme-Forget, il est important que les familles aient des enfants. « L’environnement de travail devra s’adapter au fait que les femmes doivent quitter un temps pour avoir des enfants. Ça revient à faire son service militaire. Pour faire des enfants, il faut arrêter de travailler pendant un temps. Il faut que l’environnement de travail reconnaisse cela. Tout le monde s’adapte au congé de maladie d’un employé ou au dirigeant qui a fait un infarctus et qui doit s’arrêter pour un temps. Pourquoi ne peut-on pas s’adapter à une femme, qui, dans sa carrière professionnelle, voudra des enfants », demande-t-elle?

Une bonne nouvelle pour les entrepreneurs et les compagnies d’assurance, selon Mme Jérôme-Forget, est qu’il faudra travailler jusqu’à 75, voire 80 ans, car les gens vivent au-delà de 95 ans. « Prendre sa retraite à 65 ans, c’est de la folie. On va manquer de main-d’œuvre. Pour les femmes qui auront des enfants, il est inconcevable qu’elles perdent dix ans de vie pour cela. Il ne leur reste plus que 40 ans à donner à la société. Il faut aller chercher ce talent-là », dit-elle.

Des corrections à apporter

Qu’est-ce que les hommes devraient surveiller pour corriger la situation? « Un homme, très souvent, sera capable de ne pas voir l’envergure du travail que fait la femme dans la famille. Elle cuisine, mais lire son journal pendant ce temps-là, ça ne le dérange pas. Les pères devront devenir attentifs aux besoins de la PME familiale : dentiste, vaccins, visites à l’école, trouver un tuteur, organiser les fêtes des enfants, les transporter, etc. », dit-elle.

Dans la même veine, un employeur devra être attentif aux besoins d’une employée mère de famille. « Il faut s’informer de ses besoins. Peut-être qu’ils sont moins importants que ce qu’on peut croire, à prime abord. Peut-être que tout ce qu’elle veut, c’est que le jeudi, à 17 heures, aller regarder son fils jouer au hockey. L’employeur peut penser que c’est ce qu’elle veut faire tous les soirs. Non, ce n’est pas le cas. Si quelqu’un a de jeunes enfants, l’employeur doit toujours être attentif, que ce soit pour aller chercher l’enfant à la garderie ou pour une sortie à l’école. Je l’ai fait moi-même en tant que dirigeante pour m’assurer que mes bons employés comprennent que j’étais là en ce sens », dit-elle.

Elle reproche aussi aux employeurs d’obliger leurs employés à être présents physiquement. « De nos jours, on travaille sur notre BlackBerry ou notre iPad constamment. Au fond, on travaille plus souvent de chez soi qu’on le fait au bureau. L’idée d’être visible tout le temps, c’est fini. On est dans un environnement de travail qui nous permet de parler par Skype. Nos courriels se font le jour ou la nuit. L’environnement se prête à une adaptation plus soutenue des femmes et de s’accommoder à la présence d’enfants dans un environnement familial », dit l’ex-ministre.

Mme Jérôme-Forget va même jusqu’à dire que si un chef d’entreprise ne se donne pas pour objectif des quotas d’embauche pour équilibrer la présence de femmes dans ses postes de gestion, il ne réussira pas en affaires. « C’est aussi clair que ça. Sinon, il va tomber dans son réseau traditionnel de contacts qu’il connait bien. En imposant des critères, des quotas et des obligations, il est obligé de chercher ailleurs. Il doit ouvrir de nouvelles portes. En le faisant, le chef d’entreprise envoie le message à ses subalternes que c’est important », dit-elle.

À l’époque où elle était présidente de la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST), en 1984, Mme Jérôme-Forget avait imposé à ses vice-présidents d’avoir au moins 25 % de femmes dans leurs équipes de direction. « Certains me disaient que dans leur secteur, c’était impossible. Dommage, mais je les ai obligés d’en trouver. On avait alors un déficit de 300 M$. Quatre ans plus tard, nous présentions un surplus de 500 M$. Il y avait quelque chose qui avait marché. Ce n’est pas uniquement ça, mais ça n’a certainement pas nui », dit-elle.

Le premier pas

Quel est le premier pas à prendre par un chef d’entreprise qui voudrait adapter l’environnement de travail à cette réalité? « Décider de le faire est le premier pas, dit Mme Jérôme-Forget. Une fois la décision prise, il faut développer un plan d’action pour atteindre ses objectifs. Je connais le président d’une grande entreprise financière qui a pris la décision que dès qu’il y a deux départs sur son conseil d’administration, au moins un des postes sera comblé par une femme. Son objectif est que son conseil soit constitué à 50 % de femmes », révèle-t-elle.

Le chef d’entreprise doit aussi se donner un échéancier qu’il peut modifier au besoin. « Il ne faut pas que ce soit un carcan. Il est plus important de transposer sa vision à tous ses subalternes dans la boite. C’est très important. J’admire les hommes qui le font, et beaucoup le font. Dans le domaine des banques, ils sont rendus à 40 % de femmes dans la haute direction, dans certains cas. Ça revient à la même chose que se fixer un objectif sur le bénéfice à atteindre l’année suivante. Ça doit être traité de la même façon », dit-elle.