Les conseillers en assurance à travers le Canada se heurtent depuis longtemps à une réalité frustrante : leur pratique est limitée par les frontières provinciales. Face aux menaces extérieures qui pèsent sur l’économie et la souveraineté canadiennes, l’industrie de l’assurance et ses régulateurs réévaluent aujourd’hui sérieusement les moyens de réduire ces obstacles interprovinciaux. 

Richard Pyper, chef de la direction de Monarch Wealth Systems, à Mississauga, évoque certaines contraintes logistiques qui échappent à son contrôle. 

« Si vous avez une occasion d’affaires avec un client, ou une référence, ou encore si vous traitez avec une entreprise pour des assurances collectives (si c’était écrit « group benefits » dans la version anglaise) et qu’elle déménage ou ouvre un bureau dans une autre province, vous ne pouvez plus vraiment faire affaire avec elle », explique-t-il. 

Pour maintenir cette relation d’affaires, il faudrait obtenir un permis dans l’autre province, un processus qui peut être long. « Si tout se passe bien, on peut espérer l’obtenir après un mois ou deux », estime M. Pyper. 

L’un des principaux obstacles à franchir demeure le manque d’harmonisation des normes. Par exemple, bien que chaque province délivre des certificats aux conseillers qualifiés en assurance vie, la formation continue (FC) n’est pas obligatoire dans les provinces maritimes, contrairement au reste du pays. 

« On pourrait être mécanicien un jour, passer un simple examen de permis en assurance vie le lendemain et commencer à vendre de l’assurance vie. Au Nouveau-Brunswick, il n’y a aucune obligation de formation continue pour se maintenir à jour sur les nouveaux produits ou les changements législatifs qui touchent les polices », explique Kevin Williams, fondateur de Kevin R. Williams Financial Services, à Moncton. 

Cette disparité crée aussi de la confusion chez les clients, surtout lorsqu’ils sont conseillés par un professionnel détenant des titres comme Certified Financial Planner ou CFP (au Québec, les planificateurs financiers portent le titre Pl. Fin.) ou Chartered life underwriter (au Québec, le titre équivalent est conseiller en sécurité financière), pour lesquels des crédits de formation continue doivent être maintenus — une exigence qui ne s’applique pas toujours aux détenteurs de permis en assurance vie selon la province, ajoute M. Williams. 

S’inspirer du modèle de passeport en valeurs mobilières ? 

Une structure envisagée pour pallier cette fragmentation réglementaire serait celle d’un système de passeport, inspiré du Règlement 11-102 mis en place en 2008 par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM). Ce règlement a permis une harmonisation pancanadienne des pratiques en matière de valeurs mobilières — sauf en Ontario, qui a choisi de ne pas y adhérer. 

Un tel système serait-il applicable au secteur de l’assurance ? 

« Pour les permis en assurance vie et en assurance accidents et maladie, je crois qu’un système de passeport fonctionnerait », affirme M. Pyper. « Il faudrait aussi inclure les permis pour les agences générales (MGA) et les sociétés. Ce n’est pas seulement une question de permis, il faut aussi enregistrer la société dans chaque province pour y faire affaire », précise-t-il, en soulignant que des modifications législatives provinciales seraient nécessaires. 

« Il faut envisager toutes ces dimensions si on veut vraiment réduire le fardeau réglementaire des professionnels de la finance actifs dans plusieurs provinces, et rendre les conseils plus accessibles à tous les Canadiens. Mais je suis convaincu qu’un tel système est réalisable », ajoute M. Pyper. 

Ken MacCoy, fondateur de RitePartner Financial Services, à Chilliwack, qui détient des permis en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse, se dit lui aussi intrigué par l’idée. 

« Ce système fonctionne bien du côté des valeurs mobilières parce qu’il simplifie la formation, les exigences de formation continue et le processus de délivrance des permis partout au pays », explique-t-il. « Il réduit aussi les coûts de conformité et permet aux professionnels d’élargir leur portefeuille de clients au-delà de leur province. » 

Mais malgré ses avantages théoriques, M. MacCoy identifie aussi des défis concrets. À l’époque, les conseillers commençaient leur carrière comme agents captifs auprès de compagnies d’assurance, bénéficiant d’une solide formation interne. Or, aujourd’hui, la plupart des grandes compagnies n’ont plus d’agents captifs, ce qui prive plusieurs nouveaux conseillers de cette formation approfondie. 

De plus, le modèle du « guichet unique » ne convient pas toujours en assurance. « C’est bien d’aller au Walmart pour acheter des vêtements ou à la super épicerie pour ses courses. Mais si vous cherchez le meilleur produit ou service pour votre argent, vous avez besoin d’un courtier indépendant », explique-t-il. Selon lui, des compagnies comme London Life, Sun Life ou Co-Operators forment encore de bons agents captifs, mais aucune d’entre elles ne peut offrir tous les meilleurs produits. 

Pour qu’un système de passeport fonctionne réellement, deux conditions minimales doivent être remplies, insiste M. MacCoy : tous les conseillers devraient être membres d’Advocis pour bénéficier d’une formation continue uniforme, et la formation continue devrait être obligatoire partout au pays. 

« J’aimerais qu’on ait un passeport national pour l’assurance et les placements, afin de faciliter l’accès des Canadiens à un accompagnement financier complet, peu importe où ils vivent », lance M. Williams. « En ce moment, les règles diffèrent pour l’assurance vie et les placements, ce qui crée de la confusion. Un passeport viendrait simplifier tout ça », soutient-il. 

Il propose même un tarif fixe : « Les régulateurs pourraient dire : pour 1 000 $ par année, les professionnels de l’assurance peuvent obtenir un permis national valide dans toutes les provinces, avec des normes uniformes de formation continue pour le maintenir. » 

Plus grande harmonisation 

« Les exigences en matière de permis en assurance ne sont pas entièrement harmonisées au Canada. Toutefois, les professionnels peuvent généralement obtenir des permis dans d’autres provinces sans trop d’obstacles », affirme Melinda Lau, porte-parole du Insurance Council of British Columbia (ICoBC). 

Elle précise qu’en Colombie-Britannique, par exemple, la province reconnaît les permis délivrés ailleurs et dispose d’un processus pour émettre un permis équivalent sans exigences démesurées. 

Mais elle admet que les différences législatives entre provinces et territoires compliquent la surveillance réglementaire fluide des professionnels qui exercent à l’échelle nationale. 

« Pour une surveillance interjuridictionnelle plus fluide, il faut harmoniser les exigences législatives liées aux activités professionnelles, les conditions d’obtention des permis, les normes de conduite, et prévoir des mécanismes de sanctions applicables d’une province à l’autre », explique-t-elle. 

Selon Mme Lau, ces questions sont déjà à l’étude par les régulateurs provinciaux et territoriaux, notamment sous l’égide des Organismes canadiens de réglementation en assurance (OCRA), dans le but d’atteindre une harmonisation accrue et de faciliter la mobilité des professionnels au pays. 

La Colombie-Britannique travaille également à l’élaboration d’un cadre de compétences pour les permis en assurance de dommages, destiné à établir des standards de performance et des attentes professionnelles qui pourraient appuyer cette harmonisation. 

« Nous appuyons les initiatives visant à améliorer la coopération réglementaire. Nous avons hâte de travailler avec les gouvernements et les autres régulateurs pour obtenir de meilleurs résultats, tant pour les consommateurs que pour les professionnels du secteur », déclare Russ Courtney, porte-parole de l’Autorité de réglementation des services financiers (ARSF) de l'Ontario. 

Un enjeu d’actualité 

Les questions d’harmonisation de l’assurance sont également très opportunes, dans le contexte plus large d’un effort renouvelé pour éliminer les barrières provinciales, y compris les barrières commerciales, les barrières à l’emploi et les barrières à la mobilité, face aux menaces économiques et à la souveraineté posées par les États-Unis.

« J’espère qu’on pourra tirer quelque chose de bon de ce qui se passe chez nos voisins du Sud », dit M. Pyper. « L’idée d’un Canada fort, d’un Canada d’abord, c’est aussi : comment encourager la croissance des entrepreneurs et des gens d’affaires ici et leur faciliter la tâche partout au pays ? » 

Selon lui, d’autres secteurs pourraient aussi en profiter, à condition que les gouvernements fédéral et provinciaux travaillent ensemble. 

« Ces barrières sont ridicules », conclut M. Williams. « Il faut se soutenir les uns les autres. Coupons dans la paperasse. L’essentiel, c’est le client. Prenons soin du client. »