L’arrivée croissante des médicaments couteux se combine au poids accru des grands réclamants pour menacer la survie des régimes d’assurance collective. Ces pressions poussent non seulement à la hausse les couts pour les employeurs, mais aussi ceux qu’assument les assureurs à travers leurs mécanismes de mise en commun des risques.
Les médicaments biologiques et de spécialités pressurisent les régimes collectifs. Dans son rapport sur les tendances en matière de médicaments publié en mai, le fournisseur de cartes de paiement Express Scripts Canada (ESI) a révélé que les dépenses en médicaments de spécialité sont passées de 13,2 % des dépenses totales en 2007 à 26,5 % en 2014. Le fournisseur de solutions de paiement attribue cette augmentation aux traitements couteux et à l’utilisation accrue des médicaments de spécialité. Ces médicaments pourraient accaparer jusqu’à 35 % des dépenses totales dans les cinq prochaines années, affirme ESI.
Or, les médicaments de spécialité ne constituent que 2 % des demandes de règlement. Ils soignent des affections comme l’hépatite C, l’arthrite rhumatoïde, la sclérose en plaques et le cancer.
Selon le rapport, le cout annuel par grand réclamant a oscillé entre 6 900 $ et 755 000 $ en 2014. Le 1 % de la strate supérieure des réclamants a représenté 28 % des dépenses totales de 2014. Les dépenses totales de cette strate de 1 % sont égales à celle des 85 % des réclamants les moins couteux. Les dépenses annuelles moyennes des grands réclamants ont plus que doublé en cinq ans. Elles sont passées de 8 185 $ en 2010 à 18 845 $ en 2014, et la majorité de ces réclamants ont souffert de plus d’une affection.
Ces tendances contribuent à la hausse du cout de la mutualisation des réclamations pour les assureurs, au Québec et au Canada. Si les assureurs doivent assumer une plus grande part du risque, les couts augmentent aussi pour les promoteurs de régimes. « Nous nous préoccupons de la capacité de payer de nos clients, laquelle atteindra bientôt une limite. Des groupes n’auront plus les moyens de soutenir leurs régimes », croit Carl Laflamme, premier vice-président, assurance collective de SSQ Groupe financier.
Il croit que la chasse aux aubaines ne suffira plus à éponger les couts croissants de l’assurance collective. Ainsi, il croit que changer de fournisseur pour trouver un meilleur prix ne donne que des effets passagers, voire des économies artificielles. « La solution durable consiste à travailler davantage sur les réclamations », soutient M. Laflamme.
Selon le vice-président régional, solutions épargne et retraite collectives de la Financière Manuvie, Robert Tellier, ces facteurs entrainent une plus grande préoccupation que jamais de l’industrie envers la croissance des couts dans les régimes. « C’est toute la mise en commun des risques par les assureurs qui augmentent », a-t-il dit.
Entre autres, les cas d’hépatite C connaissent une croissance phénoménale et des centaines de milliers de personnes en sont atteintes au Canada, ajoute M. Tellier. « Nous nous attendons à retrouver des personnes infectées parmi les participants de nos clients assurés. »
Un autre facteur vient ajouter de la pression, constate M. Tellier : les travailleurs vieillissants. « Cette tendance s’accentuera dans les prochaines années alors que le nombre de retraites anticipées diminue. Les gens ont l’intention de travailler plus longtemps », estime-t-il. Robert Tellier sait que l’industrie se prépare à lancer des garanties collectives destinées à couvrir les travailleurs au-delà de 65 ans. « Même si ce n’est pas envisagé à court terme, il y a des discussions dans l’industrie en ce sens », a-t-il observé.
Dans un rapport déposé en mars, le Commissaire à la santé et au bien-être du Québec a fait état des effets du vieillissement sur l’utilisation des médicaments. De 1997 à 2013, le nombre d’ordonnances chez les personnes de 65 ans et plus assurées par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) a augmenté de 367 %, alors que le nombre de personnes assurées dans cette tranche d’âge n’a augmenté que de 52 %, a-t-elle révélé.
Mutualisation en hausse
Reconnue par le gouvernement du Québec, la Société de compensation en assurance médicaments du Québec (SCAMQ) relève des assureurs et leur permet de partager les risques de grande réclamation au Québec. Elle supervise les modalités de mise en commun des risques.
Elle compense les régimes des montants de réclamation qui excédent un certain seuil. Or, ses modalités ont été révisées à la hausse en 2015. Par exemple, les groupes de moins de 25 certificats (employés assurés, avec ou sans membre de la famille) ont vu leur seuil rehaussé de 6 000 $ à 7 500 $ en 2015, soit une hausse de 25 %. Ils doivent aussi payer une prime plus élevée pour chaque employé et sa famille.
PDG du cabinet en assurance collective Sage Conseillers en avantages sociaux, Denis Plante a tracé l’historique de ces augmentations en ce qui touche le facteur annuel que doit assumer l’employeur pour chaque employé participant au régime collectif. « Au 1er janvier 1997, les frais de mutualisation pour une entreprise de moins de 25 employés étaient annuellement de 32 $ pour un certificat individuel et de 86 $ pour un certificat familial. En 2015, ces frais sont respectivement de 170 $ et 470 $. »
M. Plante attribue cette hausse de 530 % en 18 ans à une espérance de vie croissante et le développement de nouveaux médicaments. Une comparaison des chiffres de la SCAMQ révèle que ces frais ont augmenté de 4,3 % pour un certificat individuel et de 4,7 % pour un certificat familial, entre 2014 et 2015. Pour Sage, les seuils de mutualisation de la SCAMQ augmenteront probablement encore au fil des ans.
Grands réclamants
Présidente fondatrice de BrosseauMedConsult, Johanne Brosseau cumule une longue feuille de route dans le milieu des actuaires-conseils. Elle observe que les grands réclamants pèsent de plus en plus sur les couts de mutualisation. La consultante constate les ravages de l’hépatite C et autres maladies couteuses en médicaments, telles les maladies rares. « Les cas lourds font augmenter la prime de mise en commun et le plafond à partir duquel les assureurs commencent à assumer les risques », dit-elle.
La Chambre de compensation n’a alors pas le choix. « Les couts de mise en commun au Québec montent de façon alarmante, à cause des médicaments couteux. Deux exemples sont frappants : Remicade et Soliris »
Elle rappelle qu’une seule dose de Remicade, médicament biologique conçu pour traiter des affections rares telle la polyarthrite rhumatoïde, coutera environ 940 $. Destiné à une autre maladie rare appelée hémoglobinurie paroxystique nocturne, Soliris pouvait couter annuellement 600 000 $ en 2013 et en 2014, ajoute Mme Brosseau. « Selon le seuil prévu par la SCAMQ, les groupes de moins de 25 employés doivent assumer un seuil de 7 500 $ pour ce type de grand réclamant. La Société de mutualisation assume l’autre 592 500 $ », explique-t-elle.
Or, la protection qu’offre la société de compensation aux régimes québécois diminue à partir de la deuxième année, ajoute la consultante. Le mécanisme est complexe et à un certain moment c’est l’EP3, pool de l’industrie canadienne, qui prend le relais pour la part du seuil qu’assumait l’assureur la première année. Ses conditions sont toutefois moins généreuses que celle de la SCAMQ.
Mobilité réduite
PDG de Groupe financier AGA, Martin Papillon fournit d’autres exemples de réclamations couteuses. Xolair, médicament biologique pour le traitement de l’asthme, coutera 80 000 $ par an. Dans certains cas, l’injection de Remicade peut atteindre 4 000 $, et le traitement avoisinera facilement les 50 000 $ par an.
Lors d’un appel d’offres, la présence de ces grands réclamants peut réduire la marge de manœuvre d’un groupe qui « va au marché », dit M. Papillon. « La présence de grands réclamants complexifie beaucoup le placement d’assurance », ajoute-t-il. M. Papillon qualifie de grand réclamant un employé qui réclame plus de 20 000 $ de médicaments et soins de santé en une année. « Les grands réclamants constituent un phénomène qui est là pour durer. Nous observons dans nos affaires un ratio de 2 à 2 ½ grands réclamants par 1 000 employés environ », souligne M. Papillon.
Une PME court donc un grand risque d’écoper d’au moins un cas, ajoute-t-il. « Un groupe de 50 employés avec deux grands réclamants aura beaucoup de difficulté à trouver un assureur. La SCAMQ en prend un bout, mais ce qu’elle ne prend pas en charge, l’assureur devra le refléter dans ses primes. La mise en commun de tous ses groupes augmentera éventuellement, soit le pool canadien EP3. Son cout d’EP3 va augmenter et il sera moins concurrentiel. Les assureurs hésitent ainsi de plus en plus à prendre des groupes avec de grands réclamants », explique M. Papillon.
Malheureusement, pour un petit groupe aux prises avec de grands réclamants, le conseiller ne peut faire grand-chose, convient M. Papillon. « Un petit groupe de 10 employés frappé d’une réclamation de 100 000 $ voit son expérience détériorée au point où le marché s’en désintéresse. »
L’information qui permet d’identifier un grand réclamant demeure confidentielle, mais il est fréquent qu’un assureur demande à son conseiller si le groupe comporte de tels cas, dit Johanne Brosseau. « Des conseillers se refusent à divulguer la présence ou non de cas lourds dans le régime de leur client. Ils se disent qu’ils n’ont pas à le faire puisque le risque a été mutualisé. Mais l’assureur répond qu’il en a besoin, car c’est lui qui est au risque par la suite », explique-t-elle. La consultante suggère aux deux parties de départager soigneusement ce qui peut être divulgué et ce qui doit demeurer confidentiel.
Dans l’ensemble, les primes de mutualisation deviennent de plus en plus importantes en raison de ces grands réclamants. En vertu des critères de la Société de compensation en assurance maladie du Québec, la prime requise d’un assureur pour un individu est passée de 163 $ à 170 $ (449 $ à 470 $ pour un certificat familial). Le montant de réclamation pris en charge par la SCAMQ a diminué. « L’assureur qui a une réclamation de 20 000 $ s’en verra rembourser 12 500 $ cette année plutôt que 14 000 $ en 2014. Il pait une prime plus élevée pour une protection réduite. Cela se répercute forcément dans les primes », estime Martin Papillon.
Denis Plante rappelle de son côté que des assureurs s’ajusteront aux seuils de mutualisation, d’autres non. Les assureurs peuvent en effet fixer leurs propres seuils à condition qu’ils ne soient pas plus hauts que ceux prévus par la SCAMQ. « Dans le cadre d’un régime d’assurance collective, l’employeur convient avec l’assureur d’un mécanisme d’arrêt de pertes (équivalent d’un seuil), dont le cout est déterminé à l’avance, explique Denis Plante. Des assureurs choisiront de couper dans les seuils pour être plus compétitifs dans certains dossiers. Ils fixeront par exemple l’arrêt de perte d’une entreprise de 25 employés à 7 000 $ plutôt que 7 500 $, comme le prévoit la SCAMQ », précise M. Plante.
Le conseiller en assurance collective a alors l’occasion de se distinguer du lot. « Ces ententes sont souvent négociées entre l’assureur et le conseiller en assurance collective du client, d’où l’importance de son rôle-conseil », insiste Denis Plante.