Disparition de produits et abandons des garanties généreuses : les nouvelles normes internationales d'information financière (NIIF) menacent de changer la face de l'industrie de l'assurance de personnes.Avec les normes de phase I qui entreront en vigueur le 1er janvier 2011, la comptabilité des assureurs avait déjà pris un nouveau tournant. Les assureurs présenteront tous leurs résultats trimestriels de 2010 et l'information de leur rapport annuel de 2009 dans le format NIIF, pour permettre les comparaisons dès 2011. (Note de la rédaction : les NIIF sont mieux connues sous leur acronyme anglais IFRS.)

Mais la deuxième phase d'implantation des normes internationales d'information financière, prévue en 2013, inquiètent autrement plus les assureurs. Selon ce qu'on en sait actuellement, ils devraient par exemple traiter leurs engagements futurs envers les assurés comme s'ils devaient avoir lieu aujourd'hui. Les assureurs craignent que ces nouvelles normes les forcent à publier des résultats financiers inutilement alarmants pour leurs actionnaires et les marchés boursiers. Une situation qui créerait inévitablement une pression sur la rentabilité des produits garantis à long terme, telles l'assurance vie entière ou la vie universelle à cout nivelé.

Si le Conseil des normes comptables internationales (CNCI) maintient telles quelles ses intentions dans l'exposé-sondage qu'il prévoit publier en avril, les assureurs devraient entre autres évaluer leurs éléments de passif à la juste valeur (souvent appelée valeur marchande). Ils devraient aussi utiliser un taux d'intérêt sans risque pour déterminer leurs réserves. Ces dispositions auraient pour effet d'introduire une volatilité inhabituelle dans les résultats présentés par les assureurs. Le problème est très complexe, puisque le concept de valeur marchande chevauche plusieurs NIIF.

Dans une foire aux questions publiée sur son site Web, le CNCI précise que la définition de juste valeur (fair value) qu'il propose est une valeur de sortie et non de liquidation. Une valeur de liquidation se fonde sur une transaction où le vendeur est forcé de se départir d'un actif immédiatement, ce qui affecte le prix qu'il peut en tirer. La valeur de sortie se fonde plutôt sur une transaction où vendeur et acheteur agissent librement dans un marché en équilibre, et où la vente a lieu au meilleur prix possible.

Quant aux assureurs, ils se voient déjà contraints de gruger la marge de rentabilité pour ajuster leurs résultats en conséquence. Ils croient devoir reconfigurer leurs produits, en hausser les prix ou même les abandonner. Ces craintes visent surtout les produits qui offrent des garanties à long terme, telle l'assurance vie entière.

C'est pourquoi les assureurs attendent avec appréhension l'exposé-sondage que le Conseil des normes comptables internationales (CNCI) prévoit publier en avril pour proposer le format final des NIIF de phase II. Le CNCI recueillera alors une dernière ronde de mémoires et de recommandations avant d'adopter un format définitif pour la phase II des NIIF.

Disparition de produits

Parmi les éminences grises en ce qui touche les NIIF, Simon Curtis, vice-président exécutif et actuaire en chef de la Financière Manuvie, est réputé très près du dossier. En 2008, il qualifiait déjà de recul pour l'industrie de l'assurance les NIIF prévues à la phase II. M. Curtis a toutefois refusé d'accorder une entrevue au Journal de l'assurance à ce sujet.

Or, selon des sources près du dossier, son point de vue n'a pas changé depuis sa présentation devant des membres de l'Institut canadien des actuaires (ICA) en septembre 2008. Il déclarait alors que : « les propositions actuelles de la phase II sont un pas en arrière sur plusieurs points. »

Le plus important recul, faisait-il valoir, est que les NIIF dissocient l'évaluation de l'actif de celle du passif. Une coupure nette avec la méthode d'évaluation couramment utilisée au Canada jusqu'à maintenant : le Canadian Asset-Liability Management (CALM). Selon la méthode CALM, actif et passif de l'assureur sont intimement liés. Le passif d'une police correspond à la valeur des actifs dont les entrées d'argent suffisent à compenser le flux des obligations futures envers les assurés, expliquait M. Curtis.

L'Association canadienne des compagnies d'assurances de personnes (ACCAP) est d'accord. « Notre grande préoccupation est le changement draconien dans la façon de déterminer la valeur du passif des polices d'assurance de personnes », a confié au Journal de l'assurance Steve W. Easson, vice-président, capital, retraite et fiscalité à l'ACCAP.

Le passif devra être déterminé indépendamment des actifs. « L'évolution des réserves sera davantage indépendante de la performance des actifs », explique M. Easson.

De plus, le passif devra être évalué à la juste valeur, contrairement à ce que prévoit le CALM. « La volatilité du rendement rapporté par les assureurs dans leurs états financiers pourrait augmenter significativement si les règles sont déposées dans leur forme actuelle. Mais ces normes peuvent encore changer d'ici à ce que le CNCI dépose son exposé-sondage », dit-il.

Si toutefois le BSCI maintient le cap dans son exposé-sondage de 2010, l'ACCAP tentera d'infléchir la volonté de l'organisme en déposant un mémoire, a-t-il ajouté.

La position d'Yvon Charest sur la phase II est aussi bien connue. Le pdg de l'Industrielle Alliance avait publiquement soulevé le manque de perspective des régulateurs responsables de l'implantation des IFRS au printemps 2009. Imposer l'évaluation à la valeur marchande aux assureurs revient à créer des fluctuations souvent considérables dans les résultats financiers qui n'ont rien à voir avec leur capacité à générer des bénéfices, avait-il alors lancé.

En marge d'une allocution au Cercle finance et placement Québec à Montréal en décembre dernier, il a confié au Journal de l'assurance qu'il gardait les mêmes réserves à l'égard des NIIF. « Alors que le secteur financier canadien a beaucoup mieux résisté à la crise que les États-Unis et l'Europe, nous nous demandons pourquoi il faudrait changer des règles comptables qui ont bien fonctionné jusqu'à présent. La nature des produits d'assurance de personnes canadiens est différente par rapport à ailleurs dans le monde. Nos produits offrent plus de garanties à long terme. Si la phase II est appliquée telle quelle, ces produits seront appelés à changer », a déclaré M. Charest.

Le vice-président principal et actuaire en chef de l'Industrielle Alliance, Denis Ricard, a réaffirmé fermement la position de son président lors d'une entrevue subséquente. Il assimile la phase II à « un nouveau dogme qui incite les comptables à porter un regard sur le bilan sans égard à la façon dont les profits des assureurs sont répartis dans le temps », explique l'actuaire en chef.

Valeur d'aujourd'hui

M. Ricard précise que les futures NIIF exigeront que les assureurs inscrivent les éléments du bilan selon la valeur d'aujourd'hui. Le bénéfice sera alors l'écart entre cette valeur théorique et celle du bilan lors de la dernière période d'évaluation. « Peu importe toute volatilité inhabituelle entre les deux périodes et les taux d'intérêt en vigueur au cours du trimestre, cette méthode n'en tient pas compte et peut faire varier le bénéfice. Ces normes ne reconnaissent pas la nature à long terme de notre industrie ; elles mettent l'accent sur le court terme », dit-il.

M. Ricard rappelle que l'Industrielle Alliance a connu un bénéfice net de 60 millions de dollars (M $) au troisième trimestre. Selon les NIIF, elle aurait dû indiquer dans ses résultats une fourchette de -50 M $ à 150 M $.

La nouvelle approche est problématique parce qu'elle dissocie actif et passif alors que les deux sont intimement liés pour les assureurs, estime M. Ricard. « Les éléments de l'actif et du passif seront mesurés à la valeur marchande en supposant qu'il y a toujours un marché pour tout, ce qui n'est pas le cas. Par exemple, la dernière crise a gelé le marché des obligations corporatives, titres privilégiés dans l'actif des assureurs. Nous ne pouvions pas les vendre. »

De l'autre côté, le passif des assureurs se composent essentiellement d'obligations gouvernementales et corporatives à plus long terme. Or, les NIIF ne tiendront pas compte du fait que les assureurs détiennent des titres à plus long terme dans leur passif.

« Si je détiens des obligations du Canada à long terme dans mon passif et des obligations corporatives à brève échéance, des immeubles et des actions dans mon actif, la valeur marchande de l'actif peut bouger énormément par rapport à celle du passif. Ou encore, la valeur du passif peut baisser en raison des fluctuations des taux d'intérêts alors que l'actif demeure stable. Tout cela amène une grande volatilité. Dans ces conditions, comment peut-on opter pour évaluer une réserve actuarielle à une date précise, alors que je ne paierai les montants aux assurés que dans 50 ans. »

À l'ACCAP, Steve Easson soutient le point de vue que les NIIF affecteront l'industrie si elles ne sont pas modifiées. « Les prix augmenteront et des produits pourraient mêmes être retirés. Les NIIF pourraient nuire à l'offre de produits avec des garanties à long terme », craint-il.

 

Tableau des acronymes
CNCI : Conseil des normes comptables internationales. Organisme responsable de développer les nouvelles normes d’information financières qui remplaceront progressivement les principes comptables généralement reconnus dans l’élaboration des états et résultats financiers de toutes les sociétés cotées en bourse au Canada (voir encadré La fin des PCGR approche : place aux IFRS). Le site Web du CNCI donne une description des normes déjà instaurées, ainsi que les étapes à franchir ou les projets en cours pour les normes en développement [voir http ://www.iasb.org].

 

IASB : Le CNCI est mieux connu sous son acronyme anglais IASB, pour International Accounting Standards Board.

IFRS : Les normes internationales d’information financières ou NIIF sont mieux connues sous leur acronyme anglais IFRS pour International Financial Reporting Standards.

NIIF : Normes internationales d’information financière

 

Impact social

Denis Ricard croit pour sa part que les NIIF auront un impact social important. « Ces produits deviendront tellement chers que les assureurs choisiront d'offrir moins de garanties ou de revenir à des produits participants à primes ajustables (polices à éclipse de primes). »

Lors de la présentation de ses résultats du troisième trimestre 2009 de Manuvie, Donald Guloein a été cuisiné par un analyste au sujet des NIIF. Le pdg n'a pas caché ses inquiétudes sur certaines propositions du CNCI, dont celle d'escompter toutes les réserves actuarielles à un taux d'intérêt sans risque. « Ce ne serait pas une chose très brillante à faire. La conséquence, c'est que plus personne à travers le monde ne pourrait acheter de produits avec des garanties à long terme », a-t-il dit lors de cette conférence du 5 novembre retranscrite par Thomson Reuters.

Selon M. Guloein, les produits d'assurance garantis, telles les rentes viagères, étaient le dernier bastion sûr pour l'épargne-retraite, face au déclin des régimes de retraite parrainés par le gouvernement ou l'employeur. « Si tout le monde escomptait tout au taux sans risque, imaginez ce qui arriverait aux régimes de retraite à travers le monde. Il ne s'agit pas uniquement de notre position ni de celle du Canada, mais aussi celle de plusieurs sociétés publiques à travers le monde et de quelques gouvernements. Il faut intervenir pour faire en sorte que ces politiques soient appliquées de façon sensée. »

AXA Assurances a eu à vivre le retrait d'un produit d'épargne-retraite. L'assureur a dû fermer ses fonds distincts l'automne dernier, non pas en raison des NIIF, mais à cause de la crise (voir Journal de l'assurance, octobre 2009). Néanmoins, l'arrivée des NIIF nuira tout autant qu'un état de crise, croit-il.

« Les retraits et les changements que nous avons vus dans le secteur des fonds distincts au Canada sont un aperçu de ce que peut entrainer l'arrivée des NIIF. La même chose pourrait se produire en assurance vie. À cause des NIIF de phase II, le prix des produits garantis pourrait être revu à la hausse et leur offre restructurée », a lancé Robert Landry au Journal de l'assurance à la fin de l'année 2009, en citant entre autres la vie entière et la vie universelle à cout d'assurance nivelée. M. Landry explique que les NIIF sont enclenchées depuis un moment, mais que la crise a exposé les problèmes qu'entraîne leur application.

Vice-présidente finance et officier de conformité chez AXA, Sylvie Raymond pointe aussi du doigt une norme de phase I qui pourrait donner du fil à retordre, et pas seulement aux assureurs. Ainsi, la norme IAS 19, qui porte sur les avantages sociaux, touchera toutes les sociétés publiques, peu importe leur secteur d'activité. Elle pourrait entrainer un impact négatif sur leurs bénéfices non répartis. Cette norme exigerait entre autres d'inscrire au bilan le plein montant de tout déficit actuariel supérieur à 10 % de la valeur actuelle des obligations d'un régime à prestations déterminées. La société devrait constater immédiatement à l'état des résultats tout écart actuariel. Même si elle est de phase I, cette norme n'entrera probablement en vigueur qu'en 2013.

« Nous craignons aussi que les nouvelles normes introduisent un nombre important de détails dans les rapports financiers, qui contribueront à noyer le lecteur profane », ajoute Mme Raymond. Les résultats selon les NIIF verront un secteur d'activité d'une société faire l'objet d'une section distincte du rapport.

Mme Raymond note tout de même un point positif quant aux NIIF. « Les exigences de capital sont très strictes au Canada, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays. C'est actuellement un désavantage pour nous au plan concurrentiel. Les NIIF permettront de comparer une compagnie canadienne et une compagnie étrangère sur le même pied. »