« Quand tu cherches quelque chose à l’écran dans notre industrie, c’est assez pour pleurer. Nous sommes des années en arrière par rapport à d’autres secteurs des services financiers, comme les banques. En assurance vie, c’est le capharnaüm. Il y a place à beaucoup d’amélioration. Je ne sais pas toutefois à quelle vitesse les assureurs seront capables d’avancer, car ils n’ont pas les mêmes stratégies en cette matière que les institutions bancaires ».

Des expressions d’impatience devant la lenteur ou l’incapacité du milieu de l’assurance à se mettre au diapason de la planète en matière d’outils technologiques, Daniel Guillemette, président de la firme québécoise de solutions iGeny, n’est pas le seul à en tenir. Tous les acteurs consultés par le Journal de l’assurance ont dénoncé le retard pris par cette industrie en ce domaine.

Un Québécois peut commander lui-même un article à Taïwan en tapant sur les touches d’une tablette, mais en 2015, il peut être encore difficile pour un conseiller financier de Québec de remplir une proposition électronique auprès de ses assureurs. Toutefois, le Québec est loin d’être seul dans ce bateau.

« C’est un phénomène qui est pratiquement planétaire. À partir du moment où vous avez du courtage, des individus qui vendent des produits de plusieurs autres, vous avez ce problème », dit Yves Gosselin, vice-président au développement des affaires chez Solutions AGEman.

Technologiquement, même si la plateforme commune présente de réelles difficultés en raison de la complexité des produits, la chose serait possible à réaliser, affirment certains experts. Mais encore faudrait-il que les assureurs trouvent un intérêt à cesser de développer et d’opérer en silo et qu’ils laissent tomber un peu des informations qu’ils détiennent pour en faire bénéficier leurs conseillers et leurs clients de la base, ce qui est loin d’être assuré.

Pourtant, même de grands ténors de l’industrie critiquent la situation actuelle. « Le maintien du statu quo n’est plus une option dans un monde axé sur les consommateurs si les assureurs et les courtiers désirent poursuivre leur croissance », a lancé Phil Marsillo, vice-président de la distribution individuelle chez Canada-Vie, en novembre 2014, lors du Congrès de l’assurance et de l’investissement, tenu à Montréal.

Il avait d’ailleurs profité de cette tribune pour lancer un message non équivoque à ses pairs. « Au cours des deux dernières décennies, la technologie numérique a transformé le monde. 40 % de la population mondiale est en ligne. Apple, Google et Amazon ont transformé les attentes des consommateurs, qui peuvent maintenant utiliser leurs ordinateurs et tablettes pour effectuer des recherches et faire des achats partout et en tout temps. Ils s’attendent à un tel niveau de services de toutes les sociétés. Nos clients, les agents généraux et les conseillers, ne font pas exception », a dit M. Marsillo.

En comparaison avec ces systèmes plug and play d’usage facile où le temps de réponse est instantané, c’est le parcours du combattant dans le secteur de l’assurance pour les agents qui font affaire avec plusieurs grandes compagnies. Des dizaines de systèmes appartenant à différents assureurs, fournisseurs et clients, sont incapables de pouvoir communiquer entre eux, ce qui oblige leurs utilisateurs à répéter et multiplier les mêmes tâches et les mêmes opérations d’une plateforme à une autre.

Les pertes en temps et en argent qui en résultent sont incommensurables. Selon Richard Sirois, président de C-surance, les frais de gestion représentent près de 30 % des couts dans le secteur de l’assurance collective, ce qui représente des milliards de dollars dont une grande partie pourrait être épargnée grâce à un consensus technologique, dit-il.

Phil Marsillo reconnait d’ailleurs la lourdeur de son industrie. « Les conseillers désirent mettre l’accent sur leurs clients, accroitre leurs affaires et augmenter leurs ventes. Malgré les investissements faits par plusieurs assureurs pour adopter des technologies, le secteur de l’assurance utilise encore beaucoup de papier et le processus demeure administrativement complexe ».

Il a alors lancé un appel pressant. « Il y a des choses qui avancent moins vite dans notre secteur. Avec toutes les demandes que nous recevons, il faut émettre des propositions électroniques par Internet, arrêter d’attendre et agir. Le numérique entraine des changements importants et constitue le plus important défi auquel fait face l’industrie actuellement », avait-il affirmé lors du Congrès de l’assurance et de l’investissement.

L’exemple des fonds communs

Le secteur des fonds communs, qui présente plusieurs similitudes avec le segment de l’assurance de personnes a pourtant réussi ce passage et cette intégration numérique, ont confié plusieurs intervenants au Journal de l’assurance. Dans les années 1990, une dizaine de compagnies se sont réunies pour créer une société dans le but de développer une plateforme commune : FundSERV. Ce protocole standard a permis à toutes les compagnies de fonds communs au Canada de mener de la communication dans les deux sens, de faire des transactions en ligne, d’échanger avec les conseillers financiers, tout en permettant à ces derniers de vendre à peu près toutes les marques en passant par une seule firme de courtage.

Pourquoi le secteur de l’assurance n’en fait-il pas autant en s’inspirant de cette réussite? « Les fonds communs se ressemblent beaucoup, répond le président de la firme montréalaise EquiSoft, Luis Romero. Le tableau est différent dans l’industrie de l’assurance de personnes où il y a une grande variété d’avenants qui peuvent être ajoutés à un produit, de clauses et de primes qui peuvent être rattachées à chacun. De plus en plus d’assureurs proposent des placements. Tous ces éléments rendent la standardisation technologique assez difficile. C’est un premier défi ».

Yves Gosselin, d’AGEman, partage cette analyse. « En assurance, il y a des produits dont la rémunération n’est pas la même, qu’on ne vend pas et qu’on ne définit pas de la même façon. Il faut le dire, c’est beaucoup plus complexe que dans les fonds communs », dit-il.

« Ultimement, croit néanmoins M. Romero, il faudrait que le conseiller soit capable de se brancher sur son système informatique et avoir accès à toutes les polices d’assurance des compagnies. S’il vend des produits de dix compagnies, il ne faut pas qu’il ait à se brancher sur dix systèmes. C’est terrible de ne pas pouvoir consulter des produits différents sur une seule plateforme. Il y a vraiment un désir de standardiser cet aspect, mais à cause des caractéristiques du milieu de l’assurance, ce ne sera jamais aussi facile que dans l’industrie des fonds communs ».

Il existe déjà un grand nombre de solutions et d’applications qui ont été développées par les assureurs ou de petits développeurs depuis 15 ans. Celles-ci ont évolué en cours de route, mais ils ne suffisent plus aux besoins actuels du marché, indiquent les intervenants, sondés par le Journal de l’assurance.

« Les assureurs ont tous des systèmes de gestion de leurs opérations qui sont pour la plupart différents, souligne Yves Gosselin. Souvent, vous allez retrouver un système central qui est issu d’une plateforme ingenium qu’ils ont fait évoluer à un tel point que ces systèmes ne se parlent pas entre eux ».

Les fichiers CITS

Des initiatives ont été prises par des acteurs pour uniformiser certaines choses. Vers la fin de 2010, à la suite d’un mouvement qui a été initié à l’intérieur de la Canadian Life Insurance EDI Standards (CLIEDIS), un certain nombre d’assureurs canadiens se sont assis afin d’adopter une façon standardisée de parler aux distributeurs.

« Il y a eu un consensus qui a été établi pour que l’industrie s’en aille vers un standard nommé CITS (Canadian Insurance Transactions Stantardisation), explique Yves Gosselin. À l’heure actuelle, plusieurs assureurs fournissent des fichiers CITS pour Nouvelles affaires et Transformation de propositions en polices d’assurance. Le fournisseur de solutions de logiciels comme nous, chez AGEman, reçoit le fichier CITS et le met à la disposition de nos clients agences pour automatiser certains processus. Les normes CITS permettent que chaque assureur ait sa propre proposition électronique, ce qui a toujours été un enjeu, et que ça puisse communiquer avec les systèmes ».

Le problème, c’est que peu de grands assureurs canadiens encore utilisent les fichiers CITS et il est fréquent que le réseau de vente ne soit pas au courant que ces fichiers sont disponibles. Cela ne décourage pas Yves Gosselin, qui croit que d’ici cinq à dix ans, toute l’industrie n’aura pas le choix de travailler sur un système semblable.

Le train rattrape l’industrie

La question reste entière : le développement de la technologie permettrait-il dès maintenant de lancer un guichet unique à laquelle les conseillers et agents généraux pourraient aller se raccorder?

« Une plateforme unique provenant de l’industrie, à mes yeux, c’est impossible, dit Daniel Guillemette, d’iGeny. On ne peut pas demander à une compagnie d’assurance qui ne connait que sa propre réalité et qui n’a rien à cirer de la police que je vends chez un compétiteur de développer une plateforme pour toute l’industrie. S’il y a une solution, elle ne viendra pas des assureurs, mais du marché des développeurs de terrain ».

« Tout peut se faire. Les outils sont disponibles, croit Luis Romero, d’EquiSoft. Mais il faut avoir des dirigeants qui veulent le faire et se dire qu’il y a un cout élevé à transformer les systèmes ».

« Dans dix ans, le conseiller sera meilleur qu’aujourd’hui, car il aura une information complète pour desservir son client. Il aura aussi une meilleure qualité de vie parce que les tâches irritantes seront enrayées par la technologie, entrevoit Jean-François St-Pierre, président fondateur de Kronos Technologies. Le changement sera drastique. Le conseiller pourra pleinement jouer son rôle-conseil et arrêter d’être un manipulateur de paperasse ».