Deux jugements rendus coup sur coup à l’été 2012 ont créé une onde de choc dans l’industrie de services financiers. Depuis, le flou persiste sur une multitude de questions, notamment sur la définition de faute lourde d’un professionnel en services financiers et sur la responsabilité du client relativement aux agissements de son représentant.Le premier jugement a été rendu le 2 aout 2012. Trois juges de la Cour d’appel du Québec ont déposé un jugement remettant en question les clauses d’exclusion de la faute lourde en assurance responsabilité professionnelle. Trois semaines plus tard, le 27 septembre 2012, la Cour d’appel a rendu un second jugement venant contredire le premier.
Dans le premier jugement, l’affaire Guillemette, qui concerne deux propriétaires d’un marché d’alimentation floués par leur planificateur financier, la juge Marie-France Bich est venue à la conclusion qu’un assureur ne peut exclure la faute lourde de sa police d’assurance. En agissant ainsi, il contreviendrait aux dispositions de la Loi sur la distribution de produits et services financiers et de ses règlements afférents, qui n’excluent pas explicitement la faute lourde.
L’article 17 du Règlement sur l’exercice des activités des représentants et l’article 29 du Règlement sur le cabinet, le représentant autonome et la société autonome sont en cause. Tous deux édictent que la garantie doit couvrir « la responsabilité découlant de fautes, d’erreurs, de négligences ou d’omissions commises par le représentant dans l’exercice de ses activités ».
Or, la Cour d’appel a statué que puisque la faute lourde n’est pas expressément exclue dans la loi, les assureurs n’ont pas le droit de l’exclure, ce qui rend leurs exclusions à ce sujet inopérantes. Jean-François Raymond, président de GroupAssur, un grossiste en assurance de dommages qui offre des couvertures d’assurance responsabilité, croit que cette interprétation pourrait avoir de lourdes conséquences. Il était d’ailleurs impliqué dans le premier jugement en tant que souscripteur de Lloyd’s, qui couvre son programme d’assurance responsabilité.
« Si on suit la même logique, toutes les autres exclusions de la police d’assurance sont inopérantes parce qu’elles ne sont pas définies dans la Loi sur la distribution de produits et services financiers. Donc, on ne fait plus une police d’assurance, on fait un cautionnement », dit-il. Selon lui, la prime pour un cautionnement couterait près de 10 fois le prix d’une prime pour une police d’assurance.
Perturbée par les implications du jugement dans l’affaire Guillemette pour ses polices d’assurance responsabilité, Lloyds a porté la cause en appel à la Cour suprême. La compagnie a même songé à abandonner ses affaires en assurance responsabilité professionnelle. « Lloyd’s ne fait pas de cautionnement au Canada », souligne M. Raymond.
Le jugement a transcendé les milieux financiers, ajoute le président de GroupAssur. « Ça a impliqué beaucoup d’ordres professionnels : les avocats, les notaires, les pharmaciens, etc. Ce sont des corps de métiers qui ont aussi la clause de faute lourde. Ce n’est pas de la distribution de produits financiers, mais si elle n’est pas expressément définie pour eux non plus, est-ce que cela signifie que leur clause est inopérante aussi », dit-il.
Deuxième jugement
C’était avant que le deuxième jugement, celui dans l’affaire Audet, ne soit rendu trois semaines plus tard. Les juges ont conclu que les agissements du planificateur financier Jacques-André Thibault ne relevaient pas de la faute lourde, mais de l’incompétence.
À la surprise de tous, le juge Pierre Dalphond est toutefois revenu sur le jugement Guillemette. Il a déclaré qu’en affirmant que la faute lourde ne pouvait être exclue de la police d’assurance, puisque non exclue de la Loi sur la distribution de produits et services financiers, le jugement de la juge Bich constituait un obiter dictum (remarque incidente).
« Cela signifie qu’il s’agissait d’une simple opinion de la cour, qui n’influence pas le jugement, donc, qui ne fait pas force de loi », clarifie Bernard Larocque, avocat notamment spécialisé en responsabilité professionnelle au cabinet Lavery. Selon lui, les obiter dicta ne sont pas rares. Ils sont en revanche rarement reconnus par un autre juge. « En se prononçant sur le sujet, le juge Dalphond a donc rétabli que les exclusions de faute lourde sont valides », explique Me Larocque.
Là où le bât blesse, selon M. Raymond, c’est que dans le jugement Audet, le juge Dalphond ne considère pas que Jacques-André Thibault a commis une faute lourde. « Les circonstances sont pourtant accablantes. Il n’avait aucune certification. Il a placé l’argent dans des fonds indiciels extrêmement volatiles. Il a vendu aux clients des polices d’assurance complètement folles pour obtenir plus de commissions, même si les clients n’en avaient pas les moyens. Le juge l’admet, mais ne considère pas ça comme une faute lourde », relate-t-il en se demandant ce qu’est une faute lourde si les agissements de Thibault n’en sont pas un exemple.
Le juge n’y a pas non plus vu une faute intentionnelle, considérant plutôt que le but premier du planificateur financier était de s’enrichir. « Nous, ce qu’on a dit en Cour suprême, c’est : “Regardez, définissez ce qu’est une faute grave. Parce que d’un juge à l’autre, on ne saura jamais sur quoi se baser” », explique M. Raymond.
Leur demande, tout comme la précédente, pour l’affaire Guillemette, a été rejetée. « La majorité des demandes de pourvois sont rejetées à la Cour suprême », indique M. Larocque. Comme plusieurs autres, M. Raymond attend avec impatience les prochains jugements qui traiteront de faute lourde pour savoir sur quel pied danser.
Les jugements sur la faute lourde sont toutefois bien rares, constate M. Larocque. « Elle est plus exigeante à prouver et est bien moins courante que la faute simple », précise-t-il. Sans compter qu’il coute cher d’amener une cause comme celle-là devant les tribunaux, ajoute M. Raymond.
La définition de planificateur financier remise en question
Dans l’affaire Guillemette, Yves Tardif a fait des transactions de valeurs mobilières, alors que son titre de planificateur financier ne lui permettait pas de se livrer à de telles activités professionnelles. Dans cette optique, Lloyd’s a porté la cause en appel en prenant en considération qu’elle ne pouvait pas couvrir des activités professionnelles que son assuré n’était pas légalement en mesure de pratiquer. « Lloyds ne couvre pas les courtiers en valeurs mobilières. Elle ne couvre que ce qui est du ressort de la Loi sur la distribution de produits et services financiers », explique M. Raymond.
La juge Bich a quant à elle rétorqué que puisqu’Yves Tardif avait le titre de planificateur financier, toutes ses activités professionnelles étaient couvertes. « Ce que ça voulait dire, c’est que si M. Tardif était planificateur financier, il agissait dans le cadre de ses fonctions, même s’il faisait des transactions qu’il n’avait pas le droit de faire », dit M. Raymond.
Le jugement indique que puisque le préjudice relève de la planification financière et que sa police d’assurance responsabilité professionnelle couvre ses agissements, l’assureur devrait le couvrir. Même s’il a posé des gestes non permis par sa certification.
Selon M. Raymond, une telle affirmation va pousser les assureurs à craindre le titre de planificateur financier. « Avec un jugement comme ça, on vient de dire que, pour tous ceux qui ont le titre de planificateur financier, il faut couvrir les valeurs mobilières, parce qu’on peut dire qu’on le faisait dans cette optique », explique-t-il.
Selon lui, les assureurs vont devoir se réajuster. « Ils vont devoir ajouter dans leurs polices d’assurance que le titre de planificateur financier se limite à certaines activités, et vont définir ce qu’elles sont. »
Il n’est toutefois pas certain que cela aura un impact sur la prime, mais s’attend à un réajustement de la part des assureurs. « C’est un changement qui devrait s’opérer dans les prochains mois, croit-il. S’il fallait qu’un autre jugement aille dans ce sens-là, le changement serait assez immédiat. »
Et la responsabilité des clients, dans tout ça?
Un autre point important soulevé par le jugement Guillemette est le degré de responsabilité des clients de services financiers. « Dans cette affaire, la juge Bich annulait complètement la responsabilité des plaignants. Elle disait : ils n’ont pas une grande éducation, donc on ne peut pas leur demander de vérifier ou de contrevérifier quoi que ce soit. Essentiellement, ce que cela veut dire, c’est que la responsabilité du conseiller financier est inversement proportionnelle aux connaissances de son client », résume M. Raymond.
Selon lui, il est problématique que le degré de responsabilité des clients ne soit pas défini plus clairement. « Cela signifie qu’il faudrait choisir nos clients en fonction de leurs connaissances, parce que s’ils ne connaissent pas suffisamment le domaine financier, notre responsabilité est décuplée. Il n’y a pas de fin », élabore-t-il.
La juge Bich cite à ce sujet un jugement de la Cour suprême, soit le jugement Laflamme. Un jugement significatif, selon Me Larocque. Dans celui-ci, les juges infirment une décision prise par la Cour d’appel du Québec qui considérait que les clients avaient eu, à un certain moment, connaissance des magouilles de leur planificateur financier, et auraient donc eu le pouvoir d’y mettre fin.
Les juges de la Cour suprême sont sans équivoque sur le sujet. « La Cour d’appel a erré en reprochant à l’appelante de n’avoir pris aucune mesure pour minimiser les dommages. La preuve au dossier ne permet pas de conclure que l’appelante a adopté un comportement qui n’était pas celui d’une personne raisonnablement prudente et diligente dans les mêmes circonstances. » Ainsi, la jurisprudence, et particulièrement le jugement Laflamme, montre qu’il faut prouver la responsabilité du client, dit M. Larocque.
Depuis, les jugements ne sont toutefois pas allés dans le même sens que l’affaire Guillemette, dit M. Raymond. La tendance semble donc, selon lui, pointer vers une responsabilité du client qui n’est pas infinie.
M. Larocque, de son côté, croit que les clients doivent être protégés le plus possible, car ils mettent toute leur confiance dans leur planificateur financier. « En matière d’investissement, les tribunaux sont très sévères avec les conseillers financiers parce que leurs agissements ont de grosses conséquences sur la vie des gens », dit-il.
À ce sujet, M. Raymond se rappelle le début des années 2000, une période bien difficile pour les cabinets de services financiers et, par le fait même, pour leurs assureurs en responsabilité professionnelle. Il cite entre autres les procès comme celui de Norbourg : à l’époque, des assureurs en responsabilité s’étaient retirés du marché, se souvient-il.
« La législation avait à se définir », précise le président de Groupassur. Aujourd’hui, il souhaite que des dossiers comme ceux des affaires Guillemette et Audet restent rares. « Des jugements de fraude comme ceux-là n’affectent pas le marché, pour le moment, mais s’il se met à pleuvoir des jugements de ce genre, qui remettent en question les libellés, ce sera autre chose. »