C’est en termes de décennies qu’il faut considérer le déploiement numérique des assureurs de personnes au Canada.
Pourquoi ? Parce que les assureurs vie doivent intégrer dans ce déploiement des contrats d’assurance vendus depuis 75 ans dans plusieurs cas. De plus, comme certaines des garanties de leurs contrats ne seront remplies que dans un autre 75 ans, l’industrie se trouve donc avec 150 années à couvrir dans sa stratégie numérique.
Ce constat est celui de la firme de recherche Celent, à qui le fournisseur technologique Equisoft a commandé une étude sur la question. Celent a ainsi mené diverses études de cas auprès d’assureurs pour évaluer cet enjeu.
La firme a découvert que des assureurs sont aux prises avec des systèmes acquis dans les années 1980, qui visaient à remplacer d’autres systèmes acquis dans les années 1960… À cela s’ajoutent parfois des modules intégrés en 1990 ou dans les années 2000… toutes des choses encore en fonction aujourd’hui…
Miser sur l’expérience client
Comment naviguer au travers de tout cela ? Le Portail de l’assurance a discuté de cet enjeu avec des cadres d’Equisoft, soit François Levasseur, Grace Ata et Bruno Leduc respectivement vice-président, alliances et acquisitions, vice-présidente, gestion de comptes, et directeur senior, solutions d’assurance numérique.
Cette lourdeur pourrait-elle les pénaliser ? C’est à voir, disent-ils. Une chose est toutefois certaine selon eux. Les assureurs vie ont tout intérêt à investir dans l’expérience d’achat du client dans l’expérience de vente offerte par leurs réseaux de distribution, en premier lieu celui des conseillers financiers.
Mme Ata fait remarquer que les assureurs sont très forts à développer des propositions électroniques au bénéfice des conseillers. Toutefois, elle souligne que les assureurs doivent maintenant réfléchir à intégrer ces propositions à d’autres solutions, ce qui contribuera à augmenter l’usage des propositions électroniques.
Un problème se pose toutefois. Bien souvent, ces propositions électroniques sont une copie de la proposition en format papier. « Les assureurs doivent commencer à réfléchir à l’expérience d’achat qu’ils offrent, un peu comme celle qu’Amazon offre. Ils sont de plus en plus conscients de cet enjeu. L’assurance est toutefois un écosystème complexe. Ce n’est pas autant facile qu’on le pense quand on le regarde du point de vue du client », dit M. Leduc.
Ne pas penser en silos
Mme Ata dit aussi remarquer que les assureurs vie ont la mauvaise habitude de penser en silos. Parfois même au sein de la même compagnie, ajoute M. Leduc. « Ils développent une solution pour leur propre usage, parfois en y investissant des millions de dollars, en se disant que les gens iront sur leur site Web. Ils n’ont toutefois pas la vision de les intégrer à d’autres systèmes. C’est le problème numéro un », dit Mme Ata.
Pourtant, l’industrie est capable d’innover, fait remarquer M. Levasseur. Mme Ata en donne l’exemple des affaires menées avec les concessionnaires automobiles, où des assureurs vie ont développé des solutions intégrées, qui fonctionnent bien.
« Les assureurs s’adaptent, souligne M. Levasseur. La pandémie de COVID-19 aide en ce sens. La manière d’acheter le produit se transforme. L’industrie va de plus en plus vers une personnalisation du service. Le rapport que nous avons commandé à Celent démontre d’ailleurs qu’il est important pour les assureurs d’être agiles et d’innover. Les assureurs craignent toutefois de perdre les gens qui connaissent bien leurs plateformes actuelles. Leurs distributeurs vivent les mêmes enjeux. »
Et les conseillers financiers dans tout cela ?
M. Levasseur affirme aussi que les conseillers financiers se posent les mêmes questions que les assureurs en ce qui a trait à leur virage numérique. Il souligne que les conseillers ont d’ailleurs tendance à sélectionner un assureur en fonction du volet technologique.
« Avant, les conseillers tenaient plus compte du volet des services qui leur étaient offerts. Des conseillers ayant changé de distributeurs m’ont confié avoir bougé parce que la technologie ne suivait pas, que ce soit au niveau des signatures électroniques, des portails, etc. Ils veulent aussi avoir accès à leurs données. Ils ne veulent pas être pris dans une prison. Ils veulent gérer leurs choses eux-mêmes. Ils iront ensuite y greffer d’autres éléments, comme un module de conférence en ligne, en fonction de leur appétit pour innover », dit M. Levasseur.
Un tel virage ne se planifie toutefois pas du jour au lendemain, dit Mme Ata. Il faut assurer une rapidité de traitement des affaires, dit-elle. Car il est bien beau avoir toute la technologie du monde entre ses mains, il faut fournir une expérience client hors de l’ordinaire, dit-elle.
Cela ne sera pas sans impacts sur les agents généraux, ajoute M. Levasseur. « Ceux-ci ont toujours fait le lien entre assureurs et conseillers. S’ils ne sont pas en mesure de demeurer le conduit pour faciliter la transaction d’assurance vie, quelle sera leur utilité ? Les agents généraux demeureront des communautés pour les conseillers, mais sans cela, leur valeur s’en trouvera diminuée », dit-il.
D’où l’importance pour les agents généraux de gagner en efficience pour éviter que leurs couts d’exploitation ne deviennent trop élevés, dit M. Levasseur. Pourrait-on voir des fintechs devenir des agents généraux ? C’est déjà le cas, affirme M. Levasseur.
« Ces firmes sont 100 % numériques. Les assureurs chercheront à travailler avec des firmes innovantes, tandis que les conseillers voudront travailler avec des firmes hors pair, qui feront la gestion des polices en un coup d’œil. On n’a qu’à regarder du côté des fonds communs, où la firme qui n’offre pas cela est en eaux troubles. Les agents généraux qui ne seront pas outillés en technologie d’ici cinq ans tout au plus pourraient avoir de gros problèmes », dit-il.
M. Levasseur ajoute que les changements se font à une vitesse exponentielle. « Les assureurs sont ouverts à partager des tonnes de données d’expérience d’achats avec leur réseau. L’accélération est telle que ce qui nous a pris 15 ans à réaliser se fera maintenant en deux ou trois ans », dit-il.
M. Levasseur croit toutefois que les assureurs vie seront en mesure de réussir le virage numérique. Il donne en exemple le cas d’iA Groupe financier, qui a des ambitions de grossir sur le marché américain. « C’est plus difficile pour les distributeurs plus petits. Ils sont moins rapides et ont moins de moyens. Toutefois, nos leaders s’en sortent bien au Québec », dit-il.
Automatisation des cabinets : pourquoi est-ce aussi long ?
Pour les conseillers financiers, un autre chantier les attend, soit l’automatisation de leurs processus. « C’est une guerre que l’on mène depuis fort longtemps, dit M. Levasseur. Le conseiller doit avoir une fondation à cet égard. En automatisant ses processus, il se donne accès à des données de qualité à un endroit centralisé. Une fois qu’il a ces données, il lui faut des outils, ce que lui fournira son agent général. Sans compter qu’avec cette automatisation, il peut y intégrer toute sa conformité, ce qui n’est pas négligeable. »
Cette automatisation des cabinets n’est pas que l’affaire des conseillers toutefois. Grace Ata ajoute que les assureurs ont souvent tendance à porter attention à leurs outils de gestion des clients (front office). Or, leurs outils d'arrière-guichet (back office) leur donnent des options pour attirer des conseillers dans leur giron. « Car en intégrant bien leur back office, ils pourront intégrer d’autres choses. C’est un tournant. La pandémie l’a accéléré. Les conseillers en sont conscients ! Ça amène une pression sur les agents généraux », dit-elle.
Cet article est un Complément au magazine de l’édition d’octobre 2020 du Journal de l’assurance, lié au dossier intitulé Le déficit technologique de l’industrie se creuse.