En février dernier, la Cour supérieure du Québec a entendu un litige entre deux cabinets de services financiers. Après 11 ans de bonne collaboration entre les deux dirigeants de leur entreprise respective, la perte d’un client majeur a été vue comme une trahison et a entraîné le recours devant la justice civile.  

Le tribunal donne raison au demandeur, Groupes financiers Claude Grefford (GFCG), et condamne Services financiers Bertrand Lapointe (SFBL) à lui verser plus de 191 000 $ pour le dédommager du préjudice subi. Le second a contrevenu à ses obligations contractuelles, conclut la cour.  

La décision, datée du 12 août 2024, a été rendue par le juge Andres Garin, du district judiciaire de Beauharnois. Les frais de justice sont accordés au demandeur, incluant les frais d’expertise fixés à 73 212,87 $. Le jugement de 39 pages et comptant 221 paragraphes comporte une analyse détaillée du contrat, des règles du Code civil en matière contractuelle et de la valeur des commissions perdues par GFCG. 

Cession du portefeuille 

Selon les données du registre des inscrits de l’Autorité des marchés financiers, M. Grefford est certifié en assurance de personnes, en assurance collective de personnes et comme représentant de courtier en épargne collective. Son cabinet est situé à Coteau-du-Lac. Il se considère comme un représentant spécialisé en assurance et il préfère diriger vers un autre professionnel les clients qui ont des besoins en matière de placement ou d’investissement. 

Quant à M. Lapointe, il dispose des mêmes certificats que son ancien partenaire d’affaires. Son cabinet est situé à Trois-Rivières. Il se dit tout aussi compétent dans la vente de produits d’assurance que des produits de placement. 

Leur relation commence en avril 2007, quand M. Grefford cède à M. Lapointe ses clients pour leurs besoins en matière de placement. À l’automne 2018, les parties n’ont qu’un client commun, en l’occurrence le Groupe Roxboro, une société de portefeuille qui exploite plusieurs entreprises actives dans la construction de route, le pavage et le déneigement. 

Le 28 octobre 2018, Roxboro informe le cabinet GFCG que le contrat d’assurances collectives de l’entreprise relèvera désormais du cabinet SFBL. M. Grefford tient M. Lapointe responsable de la perte de son plus gros client et soutient qu’en acceptant de desservir Roxboro en assurance, Lapointe a contrevenu à ses obligations contractuelles. 

Le contrat 

En 2006, M. Grefford avait déjà cédé la majeure partie de sa clientèle, tout en conservant 20 % du volume de l’époque, et il a créé le cabinet GFCG pour s’en occuper. Une fois prévenu de l’intention de Grefford de vendre son entreprise, son ex-collaborateur avait sollicité la clientèle cédée, ce qui a causé des ennuis au vendeur, ennuis qui ont perduré jusqu’en 2011. 

Lors d’un événement organisé par Manuvie en 2006, Grefford fait la connaissance de Lapointe. Il commence à lui confier ses placements personnels, puis, dès janvier 2007, il commence à lui envoyer des clients pour des services d’investissement. 

En raison des ennuis vécus avec son ancien collaborateur, Grefford souhaite se protéger et formaliser son arrangement avec Lapointe, d’où la convention signée le 6 avril 2007. En lui cédant sa clientèle, Lapointe perçoit la moitié des revenus nets générés par les clients faisant l’objet de la cession. Il est alors question de quelque 40 clients. 

En 2016, après des ennuis de santé, Lapointe réduit sa clientèle et se concentre sur les plus gros comptes. Grefford reprend les clients visés par la convention, à l’exception de Roxboro. 

La filiale Roxboro Excavation est cliente de Grefford depuis 1996. À partir de 2007, il propose une soumission pour gérer le régime d’assurances collectives de l’entrepreneur, ce qui est alors sa plus grosse vente en carrière.  

Quand une autre filiale de Roxboro veut créer un régime collectif de retraite, Grefford dirige l’entreprise vers Lapointe, même si la convention n’a pas encore été signée. Le cabinet SFBL commence aussi à s’occuper des placements personnels de certains dirigeants de Roxboro, puis il s’occupe du fonds de pension de Roxboro Excavation. 

Au renouvellement 

En 2018, une nouvelle génération prend graduellement la relève au sein de la haute direction de Roxboro et l’entreprise veut améliorer son régime d’assurance collective. Elle donne le mandat à Grefford et à la société Adassco, l’agent général en la matière, de préparer une analyse du marché avant de lui déposer une soumission de renouvellement.  

On informe le cabinet GFCG qu’un autre courtier prépare une soumission pour ce qui est du renouvellement. Grefford ignore l’identité du courtier qui lui fait concurrence. Le 1er septembre 2018, Grefford présente son analyse à Yvon Théorêt et à Mélanie Théorêt, directrice des ressources humaines de Roxboro.  

Parallèlement, le 20 septembre 2018, Lapointe fait une présentation pour la mise en place d’un fonds de pension pour une société récemment acquise par Roxboro. Mélanie Théorêt lui demande alors s’il a de l’intérêt pour l’assurance collective. Comme il sait que Grefford est le courtier de l’entreprise et qu’il s’occupe du dossier, Lapointe exprime son malaise et ne fait pas de suivi. 

Le 15 octobre 2018, Mme Théorêt revient à la charge. Après avoir fait son analyse des renouvellements précédents, où il constate que Grefford accomplit du bon travail, Lapointe informe la cliente qu’il n’y a aucune raison de changer de courtier. 

Mme Théorêt relance encore Lapointe une semaine plus tard. Elle demande à le rencontrer en compagnie de l’agent général AGA Assurances collectives. Quatre jours après leur présentation, le contrat est transféré à Lapointe. Roxboro en informe Grefford. La proposition d’assurance collective entre en vigueur à compter du 1er janvier 2019, au lendemain de la résiliation des polices souscrites avec Grefford. 

Le 16 novembre 2018, Lapointe écrit à Grefford pour lui dire qu’il veut mettre fin à la convention qui les lie. Il confirme son intention 10 jours plus tard. La demande introductive d’instance est déposée le 17 janvier 2019.  

Le demandeur réclame la compensation du préjudice subi pour la perte du client Roxboro en assurance collective, et il demande aussi une compensation pour l’arrêt du partage des commissions pour les services de placement offerts par Lapointe à Roxboro et à ses dirigeants. 

L’analyse 

Dans son analyse, le tribunal retient que la convention est essentiellement une entente de référencement, à exécution successive et à durée indéterminée. 

Les clauses de la convention ne sont pas jugées excessives. Lapointe conteste la clause qui lui interdit de solliciter la clientèle de Grefford pour une période de cinq ans. L’absence de toute limite territoriale et l’impossibilité de cibler la clientèle visée rendent la clause invalide, selon lui. Les moyens de défense soumis par Lapointe sont rejetés. 

Grefford obtient gain de cause concernant la nature des services que SFBL peut offrir aux clients de GFCG. Le corollaire inéluctable du texte de la convention est que « Lapointe ne peut offrir des services à ces clients dans le domaine d’activités de Grefford, soit celui des assurances ». 

Certes, s’il s’agit là d’une clause qui limite la liberté de commerce de Lapointe, la seule chose qu’elle l’empêche de faire est de vendre des produits d’assurance aux clients de Grefford. Aucune limite ne lui est imposée en matière de placements, précise le tribunal. 

C’est pour cette raison que Lapointe ressent un malaise lorsque Roxboro s’informe de son intérêt pour l’assurance collective. Ce n’est qu’en raison des démarches répétées de Mme Théorêt que Lapointe se convainc qu’il n’est pas limité aux placements et accepte de déposer une soumission. 

Comme la clause restrictive de la convention est valide, Lapointe y contrevient en octobre 2018 lorsqu’il accepte de déposer une soumission en assurance collective auprès de Roxboro. De plus, l’absence d’une échéance à la clause restrictive ne la rend pas déraisonnable, selon le tribunal.  

En vertu de la convention, Lapointe devait se désister de l’occasion d’affaires offerte par Mme Théorêt. « Aucun homme d’affaires ne veut laisser passer une belle occasion de faire croître son entreprise. En l’espèce, toutefois, c’était le prix à payer par Lapointe pour sa collaboration contractuelle avantageuse avec Grefford et qui est, en fin de compte, à l’origine de cette occasion d’affaires », lit-on au paragraphe 129. 

Comme Lapointe a commis une faute contractuelle, il est responsable du préjudice occasionné à Grefford. Lapointe n’a pas agi de bonne foi, car il était informé de l’importance du client pour Grefford. Ce dernier est dans une position vulnérable, car il ne sait pas que sa relation avec Roxboro est fragile. 

Lapointe plaide que rien dans la preuve ne permet de conclure que Grefford aurait décroché le contrat avec Roxboro, et ce, même s’il n’avait pas soumis de proposition. Le tribunal est d’opinion contraire. Grefford avait été invité à présenter une soumission et il avait reçu une rétroaction favorable à sa présentation.  

Il est probable que n’eût été la faute de Lapointe, Grefford aurait obtenu le renouvellement du contrat d’assurance collective. Il y a un lien de causalité entre le préjudice subi par Grefford et la faute de Lapointe, et ce dernier doit compenser l’autre. La perspective du client n’a pas été soumise au tribunal.  

Les dommages-intérêts 

Chaque partie a soumis son rapport d’expert-comptable sur l’évaluation de la perte subie par Grefford. L’expertise de la partie défenderesse n’a pas été retenue, étant jugée inutile par le tribunal. L’expert s’est limité à évaluer le prix qu’un acheteur aurait payé à Grefford pour son achalandage en lien avec Roxboro. Il aurait été préférable qu’il examine plutôt le gain manqué occasionné par les fautes de Lapointe. 

L’expert du demandeur a soumis deux méthodologies pour évaluer le préjudice, et l’une d’elles a été retenue par la cour, qui rappelle que la convention aurait continué de générer des revenus pour Grefford.  

La méthodologie retenue par la cour estime la valeur actualisée des revenus de commission que Grefford aurait encaissés s’il avait conservé Roxboro comme client. Le gain manqué en assurance collective est basé sur 54 mois, soit la durée de la proposition soumise par Grefford. Un premier montant de 126 877 $ est ainsi évalué. 

Les revenus perdus par Grefford en lien avec les fonds de pension sont par ailleurs estimés à 71 529 $. Les commissions perdues pour les placements individuels sont évaluées à 9 804 $. Différents taux d’actualisation et d’attrition sont ajoutés au calcul afin de refléter les autres risques qui affectent l’entreprise.  

La preuve montre que Lapointe a perdu le contrat en janvier 2024, car Roxboro a embauché une firme d’actuaires pour ses besoins en assurance collective. La période pendant laquelle les dommages sont calculés prend fin le 31 décembre 2023. 

La compensation finale est de 191 010 $. S’ajoutent à cela les intérêts et l’indemnité additionnelle sur une base annuelle. Selon les calculs du Portail de l’assurance en utilisant le calculateur du Barreau du Québec en fonction des différentes périodes, le total de la compensation, des intérêts et de l’indemnité additionnelle se chiffre à plus de 233 037 $ au jour du jugement. 

Le tribunal rejette la requête de Lapointe qui demandait de déclarer la poursuite abusive. « Le recours de Grefford n’est pas manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire », écrit le tribunal en refusant la demande de remboursement des honoraires extrajudiciaires soumise par Lapointe.