Les chiffres publiés par la Commission de la santé mentale du Canada démontrent qu’à l’échelle canadienne, le tiers des demandes de prestations d’invalidité provient de troubles mentaux. Un Canadien de moins de 40 ans sur deux en souffre. Dans la province de Québec, ces réclamations de même nature atteignent un taux de 41 %, surpassant largement la moyenne nationale qui, elle, rôde aux alentours de 25 %.
Sept chercheurs québécois ont tenté d’en savoir plus sur la variabilité des évaluations faites par des médecins de famille à l’égard des diagnostics, des traitements, des arrêts de travail et des limitations fonctionnelles qu’impose une condition de santé mentale. Les auteurs de l’étude ont soumis quatre vignettes à 23 médecins généralistes, lesquels devaient évaluer ces éléments. C’est au sein de la dernière catégorie, celle de l’évaluation des limitations fonctionnelles, que s’est creusé le plus grand écart entre les répondants.
L’étude a aussi démontré que certains médecins ne connaissaient pas vraiment les mécanismes que l’assureur pouvait mettre en place pour aider un client dans son processus de réhabilitation au travail.
L’une des auteures de cette recherche, Lauriane Drolet, a déjà œuvré comme spécialiste en santé mentale dans le domaine des assurances, pour ensuite décrocher son doctorat en psychologie. Forte de ces deux expertises, elle a résumé au Portail de l’assurance les principales observations de leur ouvrage.
La communication est un problème
Un des principaux constats fut la nécessité d’implanter de meilleures méthodes de communication directe entre le monde de l’assurance et celui de la médecine, et ce afin d’optimiser le processus de gestion de l’invalidité.
Il suffit de jeter un œil à une horloge pour comprendre le premier irritant dont se sont plaints les participants :
« Les médecins reçoivent ou visitent souvent leurs patients de 9 h à 17 h, alors qu’il s’agit des mêmes heures d’ouverture pour les bureaux d’assurance », explique-t-elle.
Deuxième irritant : les certificats médicaux. « Ils perçoivent aussi que les certificats médicaux grugent trop de leur temps, et que les formulaires ne laissent pas beaucoup de place pour les infos qu’ils voudraient ajouter », dit-elle.
Et si l’informatique venait à la rescousse ?
Un formulaire unique
À croire les suggestions des soignants interrogés, la formule actuelle serait prête à subir une cure de rajeunissement. Pour y parvenir, les assureurs devraient tout d’abord modifier l’un de leurs modus operandi.
« Même si quelques-uns sont proposés comme modèles, beaucoup d’assureurs ont leur propre formulaire. Certains vont y inclure ce qui est considéré comme une limitation fonctionnelle et d’autres non. Les médecins doivent donc se familiariser chaque fois à de l’information différente. Mais si l’on pensait à exploiter une application technologique avec un seul et même formulaire, cela permettrait d’y inclure plus de détails et de perdre moins de temps », propose Mme Drolet.
La réflexion lui semble d’autant plus pertinente que l’étude a démontré que c’était la section réservée aux limitations fonctionnelles qui donnait le plus de fil à retordre aux médecins. Plusieurs confondaient la notion de symptôme à celle de limitation. Il en résultait souvent une section incomplète, mal remplie ou présentant des ambiguïtés.
Limitations fonctionnelles et accommodements
Dans une pratique optimale, le médecin qui remplit le certificat médical devrait être au courant du type d’emploi, des tâches qu’il comporte, de l’horaire et des accommodements offerts par l’employeur. Or, toujours selon la cosignataire de l’étude, dans les faits réels ce n’est pas toujours le cas et c’est là que le bât blesse.
Pour pallier ce problème, il faudrait créer un pont reliant assureur et médecin. Lauriane Drolet pense que, dans un futur plus ou moins proche, la technologie pourrait y ajouter son grain de sel.
« Ne pourrait-on pas penser aussi à une application technologique plus personnalisée, pouvant offrir par exemple une liste de limitations fonctionnelles en lien avec le type d’emploi, tout en présentant au médecin les accommodements possibles proposés par l’employeur ? Cette application lui éviterait de prendre une décision sans connaître le milieu de travail de son patient », dit-elle.
À titre d’exemple, elle explique que cet outil pourrait permettre de mieux clarifier une difficulté de concentration.
« Est-ce qu’on parle ici d’une personne très symptomatique ou bien affectée par une perte légère ? Est-ce que le médecin traitant aurait pu offrir un accommodement qui aurait nécessité un degré de concentration moindre, plutôt qu’une incapacité de travail ? », note Mme Drolet.
La chercheuse désire cependant clarifier une chose ; le retour au travail doit se faire pour améliorer la vie du client. Si pour plusieurs les accommodements se veulent bénéfiques, elle ne nie pas que d’autres auront besoin, du moins pour un temps, d’un arrêt complet.
Élargir les horizons professionnels
Bien que ce soit d’emblée les médecins qui remplissent les formulaires de limitations fonctionnelles, l’idée de confier cette tâche à d’autres intervenants commence à germer dans le milieu de la recherche. Et les professionnels que l’on cible pour l’instant, ce sont surtout les ergothérapeutes.
« En santé mentale, ils font un super travail. Leur spécialité c’est justement de travailler les limitations fonctionnelles. Ils peuvent apporter une belle complémentarité chez les personnes déprimées, pas au niveau psychologique, mais dans l’action, dans le quotidien de tous les jours. Si on élargissait le bassin des professionnels en mesure de faire une évaluation, ou d’envoyer des informations supplémentaires aux assureurs, ça ne pourrait pas nuire. Les ergothérapeutes ne seraient peut-être pas obligés de remplir toutes les parties du formulaire, mais leurs informations sur les limitations fonctionnelles feraient tomber une barrière de plus », souligne Lauriane Drolet.
Un certificat d’aptitude
L’experte suggère de remplacer la terminologie du certificat d’inaptitude pour plutôt parler d’aptitude au travail. Si à première vue cela semble être le monde à l’envers, c’est que les auteurs de cette initiative ont précisément voulu travailler en sens contraire du courant habituel.
« C’est au Royaume-Uni qu’on a apporté ce changement. Ils ont retiré le certificat de limitations fonctionnelles pour le transformer en certificat d’aptitude au travail. On y indique les capacités de la personne », dit-elle.
On décrit cette manœuvre comme un message plus positif et une façon de faire voulant changer un mode de pensée s’apparentant parfois plus au défaitisme qu’à la réintégration de l’emploi. L’employeur pourrait ainsi être mieux renseigné sur les capacités de la personne et lui offrir une position à laquelle il n’aurait pas nécessairement songé à l’unique lecture de ses limitations. On y vise la valorisation du retour au travail.
L’invalidité partielle
Le rouage de notre système fait en sorte que les échanges entre professionnels se produisent tardivement, le plus souvent en fin de processus. Mais si l’on jette un œil au nord, l’inverse semblerait offrir une combinaison plus avantageuse.
« Dans des pays nordiques dont la Norvège, ils ont adopté un concept d’invalidité partielle lors de troubles mentaux. Là-bas, c’est lorsque le travailleur commence à ne pas se sentir bien que le médecin doit d’abord considérer une invalidité partielle, et ce avant l’invalidité totale. Au Canada, cette notion est plutôt rare », indique Mme Drolet.
Une intervention rapide et des accommodements précoces favorisent un retour au travail. Le mot d’ordre à retenir ici serait donc d’agir plus rapidement, autant pour les accommodements que pour la psychothérapie.
La psychothérapie
En période d’après pandémie de la COVID, force est de constater que la santé mentale en a pris un coup. Aujourd’hui, il est difficile d’obtenir un rendez-vous en psychothérapie sans faire face à de longs délais d’attente. Comment les assureurs pourraient-ils aider leurs clients dans un contexte semblable ?
Tout en étant consciente du problème actuel, Mme Drôlet propose à tout le moins une manière de pouvoir vérifier où en est le patient. « Serait-il possible, toujours sous forme électronique, de lister les démarches en psychothérapie ? Il pourrait y avoir un champ lumineux qui indiquerait si le patient est toujours en attente, référé ou en thérapie active. Le but, c’est que l’assureur puisse voir s’il peut donner un coup de main. »
Une étude à faire
Finalement, il faudrait se demander s’il est avantageux de revoir les politiques des diverses compagnies d’assurances en matière de psychothérapie et d’accommodements hâtifs. Le contrat d’assurance ne donne-t-il droit qu’à 5 ou 20 séances avec un psychologue, ou bien seront-elles illimitées ?
« Est-ce que l’assureur pourrait explorer davantage le concept d’invalidité partielle ? », questionne la chercheuse.
À la lueur de ces explications, Lauriane Drolet invite les assureurs à mener un projet pilote visant à évaluer davantage le retour sur investissement que procurerait l’invalidité partielle et de faciliter un suivi psychologique avant même l’objectif du retour au travail.