Les contrats entre entreprises, ce qui comprend certains contrats en assurance des entreprises, pourront encore être conclus dans une langue autre que le français. 

Le 17 février dernier en commission parlementaire, le gouvernement Legault a proposé des amendements à l’article 44 du projet de loi 96 qui modifie l’article 55 de la Charte de la langue française, lequel traite de la langue des contrats, un sujet qui préoccupe les assureurs et les courtiers. 

L’étude détaillée du projet de loi 96 (PL-96) se poursuit toujours à la Commission parlementaire sur la culture et l’éducation (CCE). L’amendement proposé à l’article 44 de la loi 96 par le ministre responsable, Simon Jolin-Barrette, indique que « le présent article ne s’applique pas aux contrats énumérés ci-dessous ni aux documents qui s’y rattachent. Au paragraphe 3°, on indique que cette exclusion comprend un contrat utilisé dans les relations avec l’extérieur du Québec ». 

M. Jolin-Barrette a précisé, lors des travaux en commission parlementaire, le sens de l’amendement proposé. « Cet article s’applique aux contrats d’adhésion et, conséquemment, il ne s’applique pas aux contrats de gré à gré », dit-il. 

Selon la version préliminaire du Journal des débats de cette séance de la CCE du 17 février, le ministre précise : « Il y avait eu une incompréhension relativement à la portée de l’étendue de l’article 55. Alors, on vient clarifier les choses, notamment par rapport aux entreprises, qui peuvent contracter dans la langue de leur choix. » 

« On avait eu l’exemple d’une entreprise privée qui veut contracter avec une autre entreprise privée, elle peut le faire dans une autre langue que la langue officielle si elle le souhaite. Même chose, une entreprise d’ici qui fait affaire avec une entreprise aux États-Unis, en Colombie-Britannique, en Chine, en Suisse, en Inde, l’entreprise peut contracter dans la langue de son choix. Donc, on vient clarifier ça », ajoute le ministre selon que l’on rapporte dans le Journal des débats de la CCE. 

Le problème de la présence des clauses types dans les contrats de gré à gré est aussi réglé par l’amendement proposé à l’article 44. Lors des échanges avec la députée libérale Hélène David, le ministre Jolin-Barrette a confirmé qu’outre la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM), « d’autres partenaires du milieu des affaires, du milieu bancaire, des entreprises en matière d’exportation qui souhaitent également une modification du libellé conforme à ce qu’on a présenté ».

Dans son mémoire, la CCMM recommandait à la commission parlementaire d’« encourager la traduction en français de tous les documents légaux commerciaux, tout en reconnaissant la validité des contrats signés volontairement par les entreprises dans une autre langue que le français ». 

Amendement adopté 

L’amendement à l’article 44 a été adopté par les membres de la CCE. L’analyse détaillée du PL-96 se poursuit en commission parlementaire. Au 30 mars 2022, en fin de séance ce jour-là, les députés discutaient de l’article 113, qui modifie le chapitre 3 de la Charte portant sur les mesures de redressement. Le projet de loi 96 compte plus de 200 articles.

En même temps qu’elle poursuit l’analyse détaillée du PL-96, la CCE doit également procéder à l’étude du projet de loi no 9, présenté par la nouvelle législature entamée en octobre dernier, qui crée la fonction de protecteur de l’élève. Il ne reste qu’un peu plus de deux mois de travaux parlementaires avant l’ajournement estival. Après cela, il n’est pas prévu que les députés reprennent les travaux à l’Assemblée nationale avant la tenue des élections du 4 octobre 2022. 

Le défaut de respecter les exigences de la Charte n’entraînait pas, jusqu’à maintenant, la nullité du contrat, mais plutôt des sanctions pécuniaires. L’article 204 du PL-96 pousse l’exercice plus loin en prévoyant notamment que les dispositions d’un contrat qui contrevient à la Charte pourront être frappées de nullité ou voir leurs obligations réduites, à la demande de la personne ayant subi le préjudice. Cette précision est faite par les avocates Andrée-Anne Perras-Fortin et Caroline Jonnaert du cabinet Robic dans un article publié dans le site Droit-Inc le 15 décembre dernier. 

L’exception à la règle 

Nathalie Durocher

Selon Me Nathalie Durocher, du cabinet Delegatus, le contrat d’assurance « est en règle générale un contrat d’adhésion puisque les stipulations essentielles du contrat sont rédigées unilatéralement par l’assureur, comparativement au contrat de gré à gré, dont les stipulations sont négociées entre les parties. En langage d’assurance, une police dite “manuscrite” peut généralement être qualifiée de contrat de gré à gré », écrit-elle dans un courriel. 

« Ainsi, sauf en de rares occasions, le contrat d’assurance est un contrat d’adhésion qui est soumis à l’application de l’article 55 de la Charte de la langue française. Le libellé actuel de l’article 55 sous-tend qu’une version française des contrats d’adhésion devrait être disponible, mais les parties peuvent s’entendre pour être liées par une version dans une autre langue, si telle est leur volonté expresse », ajoute Me Durocher. 

Avec la nouvelle modification à l’article 44 du PL-96, adoptée lors de son étude détaillée devant la CCE février dernier, « certains contrats d’assurance pourraient être exemptés de l’exigence de francisation. Cependant, cette application serait limitée à certaines exceptions indiquées aux modifications proposées aux articles 55, 21 et 21.5 de la Charte, telles que proposées au PL-96, dont le texte final n’a pas encore été adopté par l’Assemblée nationale », précise l’avocate. 

« Autrement dit, si les articles 44, 13 et 14 du PL-96 sont adoptés dans leurs libellés actuels par l’Assemblée nationale, tels que modifiés le 17 février dernier, certains contrats d’assurance qui n’ont pas d’équivalent en français au Québec et qui remplissent certaines conditions précises, telles que les contrats d’assurance qui proviennent de l’extérieur du Québec ou ceux dont l’utilisation est peu répandue, pourraient être rédigés seulement dans une autre langue que le français », indique Nathalie Durocher. 

Son cabinet attend toujours la version finale des modifications à la Charte avant de se prononcer de manière définitive.

Les courtiers étaient inquiets 

Lors de plusieurs entrevues menées en février et mars pour le Journal de l’assurance, plusieurs courtiers nous ont exprimé leurs réserves à l’égard des nouvelles obligations proposées concernant la langue des contrats

Dès le moment où les assureurs doivent écrire une police un peu plus complexe, et c’est souvent le cas en assurance des entreprises, le mot à mot du contrat est très précis et la traduction peut poser problème. 

« Chaque grand cabinet de courtage a plusieurs modèles de police pour la responsabilité des administrateurs et dirigeants (A&D), avec ses particularités », indique Catherine Lanctôt, vice-présidente principale et directrice régionale, groupe services financiers et services clients d’Aon Canada. La grande majorité du volume est placé chez des assureurs nord-américains et les polices sont en anglais. Pour les entreprises de plus grande taille, les syndicats du Lloyd’s de Londres sont les principaux fournisseurs.

Cet enjeu de la langue est donc bien réel et il s’ajoute aux enjeux qui ne sont pas encore réglés par les suites données à la loi 82 à propos des modifications apportées au Code civil du Québec. « On pourrait voir disparaître de la capacité additionnelle et il ne faudrait pas que cela arrive. Ça serait vraiment fâcheux, car ce sont les clients qui en paieraient le prix », insiste Catherine Lanctôt. 

Au cabinet Ostiguy Gendron, Monique Gagnon rappelle que les polices en responsabilité civile des administrateurs et dirigeants sont pratiquement toutes modélisées à Londres ou aux États-Unis. « Je n’ai jamais eu un client qui a fait un commentaire négatif à cet égard », indique la courtière spécialisée en responsabilité civile des entreprises. 

« L’assurance, c’est un partenariat en financement de risque. Le contrat doit être acceptable pour les deux parties. On veut avoir le bon assureur pour le bon dossier, et ce, pour le bon prix et aux bonnes conditions », dit-elle.

« Si on exige d’avoir des contrats seulement en français, on prive le client d’un accès aux meilleurs produits offerts dans le marché », ajoute-t-elle. 

Le président du cabinet, Jean-Philippe Martineau, ajoute qu’en 18 ans de carrière dans le courtage, il a assez d’une main pour compter le nombre de fois où le client a choisi de ne pas faire affaire avec un assureur qui ne pouvait lui offrir une police en français.

Selon lui, les vrais problèmes d’interprétation qui entraînent des litiges devant le tribunal découlent souvent d’une traduction boiteuse des clauses du contrat. « Quand on a une version française, on va souvent consulter le document original en anglais pour être bien certain de notre compréhension de la garantie », dit-il.

De l’avis de Monique Gagnon, l’assurance est un produit qui peut évoluer entre chaque renouvellement, et les assureurs ajustent le libellé au fur et à mesure qu’ils ont bien cerné le risque couvert par le contrat. Si le produit a été amélioré par l’assureur, ça se passe généralement en anglais.

Si le client préfère utiliser la version française, il peut se retrouver avec des garanties inférieures, parce que la traduction française n’a pas encore intégré les plus récentes améliorations apportées par l’assureur, explique Mme Gagnon. « Dans le meilleur des mondes, on aurait une police bilingue avec une clause disant que le client bénéficie des protections les plus étendues », dit-elle. 

Jean-Philippe Martineau précise que le gouvernement a le droit d’imposer la francisation des contrats et le pouvoir d’établir des règles. Les assureurs prendront les décisions d’affaires qui s’imposent, en respectant les nouvelles règles ou en sortant du marché québécois. « J’espère que les assureurs décideront de se conformer à la décision prise », conclut-il.