De plus en plus de grandes compagnies d’assurance proposent d’ajouter ou intègrent la couverture des soins d’affirmation de genre qui complètent ceux de l’assurance publique. Cette implication de leur part démontre que le monde évolue.
Les représentants d’assurance sont-ils en position de le faire évoluer plus vite encore ?
Malgré ces annonces encourageantes pour la population trans et non-binaire, ailleurs, des formes d’exclusion continuent à se faire sentir, du moins, si l’on se fie aux données de la grande enquête Trans PULSE Canada. Malgré une scolarité supérieure, les personnes trans ou non-binaires ont du mal à obtenir des postes rémunérés plus de 80 000 $ par année (8 % contre 14 % pour l’ensemble des travailleurs) et se retrouvent plus souvent (54 % contre 45 %) dans des fonctions rémunérées moins de 30 000 $ par année, rapporte l’étude.
Le coût du dévoilement
Et pour cause, la psychologue Lou-Ann Morin rencontre des personnes qui ont vécu leur transition de genre entre les quatre murs de leur maison pendant quelques années, à cause de la crainte de ce que le dévoilement pourrait leur faire perdre : « Il y a des gens qui ont des enjeux financiers et se disent “je vais amorcer ma transition, mais j’ai tellement peur de perdre mon emploi que je vais au moins m’assurer d’économiser avant de faire mon coming-out” ».
Dans le contexte actuel du monde du travail, l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail oblige le gestionnaire non seulement à contrer, mais aussi à prévenir le harcèlement au travail. Il est donc plutôt rare qu’une opposition se manifeste ouvertement de sa part. Par contre, Lou-Ann Morin remarque que des formes de rejet se font toutefois sentir sous forme de rigidités bureaucratiques : « J’ai eu quelques mauvaises surprises où je pensais que ça se passerait bien, beaucoup de gossages, d’obstacles juste pour changer un nom dans un dossier. Il y avait des obstacles administratifs sous prétexte que le système n’était pas fait pour cela ».
Abigaël Bouchard, personne non binaire et transféminine, membre du conseil d’administration de Trans Outaouais, a appris que, même lorsqu’une personne directement concernée et affirmée fait, comme ce fut son cas, une demande de couverture d’assurance à son syndicat, même en période de négociation, elle se bute encore parfois à des refus. « Lorsque j’ai posé la question, la réponse était comme si c’était trop cher pour le groupe, que cela allait faire augmenter le prix substantiellement », raconte Abigaël Bouchard.
Savoir orienter
Malgré ces difficultés, les experts remarquent que le soutien d’une seule personne, ne serait-ce que le gestionnaire immédiat ou un membre des ressources humaines, peut faire toute une différence dans le climat d’adaptation. Or, raconte Olivia Baker, chargée de programmes et formatrice en milieu de travail pour Fondation Émergence, devant un aveu de transition non anticipé, les gestionnaires peuvent se sentir pris au dépourvu, et ce, même en ce qui a trait aux couvertures d’assurances pour lesquelles ils paient. « Ce dont je me souviens d’avoir entendu parler plusieurs fois, c’était de personnes trans qui disaient : ‟moi, lorsque j’ai annoncé la transition, les gens n’étaient pas du tout préparés et ils ne savaient pas du tout quoi faire. J’ai dû moi-même appeler mes assureurs pour voir ce qui allait être compris ou pas, parce que je n’avais aucune réponse à l’interne" », souligne Mme Baker.
Rendre plus accessibles les services offerts aux assurés aiderait donc déjà à réduire les imbroglios. Il n’y a toutefois pas que pour les soins qui se rangent sous la couverture des nouvelles assurances vouées aux frais de transition de genre que le souci de trouver des ressources avisées s’impose. Les gestionnaires doivent être conscients que plusieurs professionnels qui risquent de rencontrer les personnes en transition comprendront peu ou mal leur réalité.
Un des exemples typiques de cette problématique est celui de la demande d’hormones, qui relèvent des assurances médicaments. En principe, elles pourraient être prescrites par le médecin de famille, comme la pilule contraceptive. Plusieurs médecins, cela dit, préfèrent renvoyer le patient vers un endocrinologue, dont l’ordre encourage les membres à demander un diagnostic psychologique en de telles situations. Résultat ? Certains patients de la psychologue Lou-Ann Morin n’obtiennent pas l’autorisation si convoitée avant une ou deux années, surtout en région.
Encore faut-il avoir un médecin de famille ou une infirmière assurant son suivi. La plupart des compagnies d’assurance exigent d’ailleurs que ce soient eux qui délivrent la « preuve de dysphorie de genre »1. Or, explique Olivia Baker, le manque de compréhension entre médecin traitant et patient rend cette étape compliquée et peu propice au dévoilement. D’ailleurs, selon Trans PULSE Canada, 47,5 % de l’ensemble des Québécois trans ou non-binaires seulement se sentiraient à l’aise de parler de leur transition avec un traitant, infirmière ou médecin.
Un peu de psychologie dans tout cela ?
Il faut dire que, de l’aveu même de Charles Saint-Laurent, vice-président régional du développement des affaires à Croix Bleue Medavie, les solutions de dépannage en ligne pour consultation médicale s’adaptent mal à une telle demande : « Ce diagnostic ne s’établit pas dans une rencontre de cinq minutes avec le médecin. C’est sur du long terme ».
Certains médecins généralistes réclament aussi une évaluation psychologique. Lou-Ann Morin affirme que quelques rencontres peuvent suffire lorsque la personne démontre qu’elle sait ce qu’elle veut, qu’elle comprend les conséquences et semble prête à affronter ce qui sera sans doute la transition la plus importante de sa vie. Mais le professionnel doit aussi, à son avis, avoir les compétences pour accompagner les autres aspects de cette transition, qui souvent, mènent à prolonger les hésitations.
La situation est d’autant plus troublante, éthiquement, lorsque des hésitations se font encore sentir, mais que le budget est serré, révèle Lou-Ann Morin. « Lorsqu’une personne vient et dit ‟je ne sais pas, je pense que j’aimerais y réfléchir », mais qu’il y a un enjeu monétaire derrière, ça devient ‟oui, mais je n’ai pas les moyens de payer un psychologue ou une sexologue pour m’aider à réfléchir pendant plusieurs séances ». Là, ça devient un enjeu délicat », note la professionnelle.
Devenir acteur de changement
Mais il ne s’agit peut-être là que de la part visible de la transition, selon la Commission de la Santé mentale, puisque pour cette population, la réussite de la transition d’affirmation de genre ferait passer le taux d’idéation suicidaire de 67 % à un taux de 3 %, soit beaucoup plus près de la moyenne nationale.
Olivia Baker explique néanmoins que cette transition ne se réalise pas en une seule étape et qu’il existe des problématiques de deux côtés : « On sait que les personnes trans ont généralement besoin de plus d’accompagnement, parce qu’elles peuvent être appelées à vivre plusieurs problématiques, de façon générale, au niveau de l’anxiété et de la dépression, qui peuvent être reliées au fait de cacher qui elles sont ou au rejet qu’elles vivent à cause de ce qu’elles sont. Dans les deux cas, ça peut être difficile. »
Pour l’instant, la responsabilité du courtier ou de l’agent d’assurance devant ces problématiques internes peut sembler devoir se limiter à bien informer ses clients de ses produits. Pourtant, Desjardins, un des derniers pour le moment à avoir conçu une couverture des soins de transition de genre pour les Québécois, démontre qu’il est possible d’aller plus loin.
En plus de ses couvertures d’assurance, l’assureur propose, sur demande, des formations et des outils visant non seulement à prévenir des attitudes transphobes ou homophobes chez des employés, mais aussi à aider les gestionnaires à demeurer au parfum des meilleures pratiques.
Cet article est un Complément au magazine de l'édition d'octobre 2023 du Journal de l'assurance.