Par la voix du cabinet d’avocats McMillan, Beneva a porté plainte auprès du Bureau de la concurrence du Canada pour ce qu’il qualifie de pratiques anticoncurrentielles de la part de certains pharmaciens au Québec. Le Portail de l’assurance a obtenu une copie de la lettre envoyée le 15 mai par McMillan pour le compte de son client.

Dans cette lettre de 17 pages adressée au commissaire de la concurrence du Bureau de la concurrence, Matthew Boswell, Beneva dénonce les honoraires déraisonnables pratiqués par des pharmaciens dans le cadre de programmes de soutien spécialisé aux patients.

Ces programmes prévoient entre autres de mettre à la disposition des patients des sites d’injection supervisés. Ces patients utilisent des médicaments de spécialité, réputés pour être très coûteux. 

Prix artificiellement gonflés 

En guise de préambule, la lettre de la plaignante mentionne que le marché des médicaments de spécialité croît rapidement et a représenté 35,1 % des montants admissibles au Québec en 2023, selon le Rapport 2024 sur les tendances et références canadiennes en matière de consommation de médicaments de TELUS Santé

Selon les recherches du Portail de l’assurance, la part des montants admissibles occupée au Québec par les médicaments de spécialité a augmenté à 36,8 % en 2024, selon le Rapport 2025 sur les tendances et références canadiennes en matière de consommation de médicaments de TELUS Santé. 

La lettre souligne ensuite que les médicaments de spécialité ont occasionné près de 700 millions de dollars (M$) en coût total des réclamations au Canada en 2023 pour un seul assureur, ajoute la lettre. Beneva y fait référence à l’assureur GreenShield, qui a révélé cette statistique dans son Rapport sur les tendances des médicaments 2024. Ce rapport révèle que GreenShield avait essuyé un coût inférieur en 2022 pour des médicaments de spécialité, soit 630 M$. 

« Cette situation gonfle artificiellement le prix de traitements importants et cause un grand tort à la population québécoise » – Lettre de McMillan 

« Ce marché est fermé artificiellement à la concurrence par une pratique anticoncurrentielle à grande échelle adoptée par les entreprises et les professionnels qui ont des accès grandement facilités et privilégiés à la distribution de ces médicaments. Cette situation gonfle artificiellement le prix de traitements importants et cause un grand tort à la population québécoise », peut-on lire.

La plainte dénonce que six pharmacies ont conclu des ententes de préférence, « voire d’exclusivité », avec les entreprises opérant des programmes de soutien aux patients (PSP). La plaignante soutient que ces PSP donnent aux pharmaciens visés un accès direct et prioritaire à la distribution de médicaments de spécialité.

Cela crée selon elle une coalition qui « limite considérablement l’accès des autres pharmaciens québécois à la distribution de ces médicaments, ce qui empêche ou diminue considérablement la concurrence ». 

La lettre de la plaignante mentionne que les pharmaciens visés ont tenté de « se donner un vernis de légitimité », en créant une association appelée Regroupement des pharmacies de médicaments de spécialité du Québec. Elle compte cinq membres : Gabriel Torani & Habib Haddad Pharmaciens inc. ; Larivière et Massicotte, Pharmaciennes inc. ; Marc Chabot et Daniel Vermette, Pharmaciens inc. ; Martin Gilbert Pharmacien inc. ; et Pharmacie Michael Assaraf, Pharmacien inc. 

La plaignante explique que ces dernières années, l’Ordre des pharmaciens du Québec a intenté plusieurs procédures envers des pharmaciens visés dans sa plainte, et que ces dernières ont toutes résulté en plaidoyers de culpabilité ou en déclarations de culpabilité.

Elle donne entre autres exemples une décision à l’égard de Marc Chabot, qui a plaidé coupable d’avoir obtenu de la clientèle par l’entremise d’un intermédiaire, un gestionnaire PSP, et d’avoir illégalement partagé ses honoraires avec un tiers non-pharmacien (des entités liées aux gestionnaires PSP). M. Chabot et son copropriétaire, Daniel Vermette, reversaient des honoraires à Innomar Strategies Inc., par des entreprises liées, représentant 2,4 à 2,6 % du volume brut de certaines ventes.

La plaignante rappelle au passage l’action collective déposée à l’encontre de pharmaciens par l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) en juin 2024, dont ceux mentionnés dans la lettre.

Pas si spécialisé 

La lettre soutient par ailleurs que la vente de médicaments de spécialité n’est « aucunement une spécialisation professionnelle ». Contrairement à ce que les pharmaciens visés par la plainte peuvent laisser croire, elle ne requiert rien de particulier, poursuit-elle. 

« Le principal outil nécessaire pour la gestion de médicaments de spécialité est essentiellement un réfrigérateur, ce dont presque la totalité des pharmaciens communautaires est équipée », peut-on lire.

Selon la plaignante, ce qui empêche tous les pharmaciens communautaires québécois de participer aux PSP sont les préférences et exclusivités convenues entre les gestionnaires PSP et les pharmaciens visés, qui gonflent leurs honoraires, « en échange de juteuses ristournes aux gestionnaires PSP ». 

Selon le dossier de presse monté par la plaignante, un seul traitement par médicament spécialisé atteindrait souvent plusieurs centaines de milliers de dollars annuellement, et les ristournes que paient les pharmaciens visés aux gestionnaires PSP concernés pourraient atteindre un demi-million de dollars par mois, par pharmacien. 

Monopole sans garde-fou  

Éric Trudel

Le Portail de l’assurance s’est entretenu au sujet de la plainte avec Éric Trudel, vice-président principal et leader en assurance collective de Beneva. M. Trudel a qualifié la situation de « très particulière » au Québec, où la loi n’oblige pas les pharmaciens à divulguer leurs honoraires dans leur facturation, contrairement à ailleurs au Canada. 

Ce qui n’aide en rien à ajouter de la transparence dans les ententes entre les compagnies pharmaceutiques, qui gèrent les PSP, et les pharmaciens. L’Ordre des pharmaciens du Québec a intenté plusieurs poursuites disciplinaires afin de tenter d’enrayer la pratique illégale, mais rien n’y fait, selon la lettre. 

« Ces pharmaciens exercent un genre de monopole, et facturent des honoraires disproportionnés. Ils se disent que les honoraires en pharmacie sont en moyenne, d’à peu près 10 %. Mais le problème, au Québec, c’est qu’il n’y a pas de limite fixée en dollars. Il y a des médicaments de spécialité qui peuvent coûter 2 M$ par année. Alors des pharmaciens facturent des honoraires de 200 000 $ par assuré annuellement pour un seul médicament », plaide-t-il.

Éric Trudel prévient que cette situation crée une pression sur le coût des médicaments que doivent absorber les régimes privés. « Le pharmacien qui facture des honoraires de 200 000 $ alors qu’il devrait raisonnablement en facturer de 50 000 $ occasionne des coûts additionnels au régime. À la fin, ce sont les assurés qui payent pour ça », lance M. Trudel. 

Le régime public avantagé  

Les Québécois sont couverts soit par le régime public de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), soit par un régime privé d’un assureur. Le régime public couvre une liste spécifique de médicaments que le régime privé doit aussi couvrir. Ce dernier peut décider de couvrir plus large.

Beneva explique dans la lettre de quoi se compose le prix des médicaments :

  • Prix coûtant du fabricant, tel que payé par le pharmacien ; 
  • Prix coûtant du distributeur, tel que payé par le pharmacien ; 
  • Honoraires professionnels du pharmacien. 

« Les honoraires professionnels du pharmacien varient selon que le médicament est couvert par le régime public ou par un régime privé. Pour ce qui est du régime public, les honoraires sont fixés par entente entre l’AQPP et le ministère de la Santé et des Services sociaux », peut-on lire. 

Ce n’est pas le cas pour les assureurs privés. Selon la lettre, Beneva se fait facturer des honoraires qui s’élèvent en moyenne à plus du double du montant facturé sous le Régime public. « Dans le cas de médicaments de spécialité, les honoraires sont en moyenne 40 fois plus élevés. Par exemple, pour le médicament de spécialité Vimizim, les honoraires professionnels facturés aux régimes privés s’élèvent à 127,70 $ par fiole, contre 10,82 $ au Régime public pour une ordonnance, indépendamment du nombre de fioles », explique la lettre. Elle mentionne qu’une ordonnance contient en moyenne plusieurs dizaines de fioles.

Le coût global d’un médicament est en moyenne plus élevé de 18,8 % pour les régimes privés, ce qui représente une différence de 650 M$ par année au Québec, allègue Beneva. « Une grande partie de cette différence de coûts entre le Régime public et les Régimes privés s’explique par la situation des médicaments de spécialité », lit-on. 

Dans l’air du temps 

La remise en question de pratique impliquant des pharmacies semble dans l’air du temps. Dans un cas distinct de celui souligné par Beneva, le Bureau de la concurrence a annoncé le 11 avril 2025 qu’il avait une ordonnance de la Cour fédérale pour faire progresser une enquête sur Express Scripts Canada (ESI Canada), plateforme électronique de paiement des réclamations en médicaments.

Le chien de garde fédéral de la libre concurrence dit vouloir examiner des comportements potentiellement anticoncurrentiels de quatre pharmacies par correspondance que possède ESI Canada, qui offrent leurs services à travers le Canada, sauf au Québec. Il s’inquiète de l’orientation du choix des patients et de la compression des marges, qui consiste à imposer des frais et des procédures aux pharmaciens détaillants.