La planification financière s’est toujours surtout concentrée sur la retraite et les retraités. Cette vision laisse toutefois une grande partie de la population, notamment les jeunes adultes, plutôt mal desservie.
Avec la flambée des prix de l’immobilier, il est probable que les priorités traditionnelles comme l’épargne-retraite soient reléguées au second plan au profit d’un objectif plus immédiat: accéder à la propriété.
Un défi de taille
Les économistes de Desjardins rappellent dans un récent rapport qu’au cours des 25 dernières années, le prix moyen d’une maison au Canada a été multiplié par plus de quatre, alors que le revenu disponible moyen des ménages a un peu plus que doublé seulement. « Dans plusieurs provinces, les prix de référence des propriétés dépassent systématiquement ce que le ménage moyen peut se permettre », peut-on lire dans ce point de vue économique, l’Indice d’abordabilité Desjardins : Se protéger en temps de guerre commerciale.
La règle selon laquelle un ménage ne devrait pas consacrer plus de 30% de son revenu disponible au logement peut sembler aujourd’hui dépassée, voire ridicule pour certains, compte tenu de la flambée des prix de l’immobilier et des loyers. Pourtant, la propriété demeure un vecteur clé d’accumulation de richesse au Canada.
Selon Statistique Canada, la valeur nette de l’avoir immobilier représentait 42% de la richesse globale des ménages en 2023. « Le lien entre la propriété immobilière et la création de richesse est encore plus marqué en ce qui concerne les jeunes familles, car les actifs immobiliers représentent près de la moitié de la richesse totale », précisent les auteurs du rapport Soutien familial dans l’entrée sur le marché canadien du logement de l’organisme fédéral.
Ils démontrent aussi l’importance de la richesse intergénérationnelle. Les Canadiens nés dans les années 1990 dont les parents étaient propriétaires avaient deux fois plus de chances d’être eux-mêmes propriétaires en 2021 que ceux dont les parents ne l’étaient pas. Lorsque les parents détenaient plusieurs propriétés, leurs enfants étaient trois fois plus susceptibles d’être propriétaires.
Les rapports de Desjardins et de Statistique Canada s’entendent : l’abordabilité du logement et les obstacles à l’accession à la propriété sont des enjeux de plus en plus importants. En appliquant la règle des 30%, Desjardins constate que les prix de référence de tous les types de logements sont nettement inaccessibles pour les ménages en Ontario et en Colombie-Britannique, et dépassent également le seuil recommandé au Québec.
« Je considère que l'accession à la propriété est une source de création de richesse parce que c'est le seul moyen d'emprunter près de 80% de la valeur d’un actif et de l'investir », déclare Jacqueline Soong, planificatrice financière chez Desjardins Sécurité financière Réseau indépendant. « C'est à peu près ce que l'on fait lorsqu'on achète une maison. Les Canadiens ne manquent pas un seul versement hypothécaire. »
Malgré cela, face à l'augmentation des coûts, l'accession à la propriété a chuté par rapport aux sommets atteints en 2011. Pour y remédier, le gouvernement a lancé en 2023 le compte d’épargne libre d’impôt pour l’achat d’une première propriété (CELIAPP).
L’arrivée du CELIAPP
Fonctionnant sur le même principe que le régime enregistré d'épargne-retraite (REER), le CELIAPP permet aux clients de déduire les cotisations effectuées de leur revenu imposable. Les sommes croissent à l’abri de l’impôt. Au moment d’acheter une première propriété et de retirer les fonds, ceux-ci – y compris les revenus générés avec les placements – sont non imposables. En outre, il n’y a pas d’obligation de remboursement comme c’est le cas avec le régime d’accession à la propriété (RAP).
Si le client ne fait pas l’acquisition d’une propriété dans les 15 années suivant l’ouverture du compte, les sommes peuvent être transférées dans un REER.
Les critères d’admissibilité
Pour ouvrir un CELIAPP, le client doit être âgé de 18 à 71 ans et résider au Canada. Il ne doit pas avoir habité, comme lieu de résidence principale, une propriété admissible lui appartenant (ou appartenant à son conjoint ou sa conjointe) au cours de l’année civile en cours ou des quatre années précédentes.
La cotisation annuelle maximale est de 8000$, pour un plafond à vie de 40 000$. Jacqueline Soong recommande d’alimenter le compte à partir d’épargnes existantes afin de profiter des déductions fiscales dès que possible, puisqu’aucun délai minimal n’est requis avant de retirer les fonds.
Des versions collectives du CELIAPP ont aussi vu le jour depuis son lancement. Au moment d’écrire ces lignes, elles sont proposées par deux assureurs au Canada : Sun Life et iA Groupe financier.
« C’est tout à fait logique, car nous voulons répondre aux besoins de l’ensemble des Canadiens, pas seulement à un groupe d’âge ou un segment économique », explique Dustin Hunt, vice-président à la distribution de l’épargne et retraite collectives chez iA Groupe financier. Il souligne que les retenues à la source et leur aspect « épargne forcée » simplifient l’effort d’épargne pour l’employé, en plus de permettre des frais de gestion moindres que certaines solutions de détail.
Melissa McRae, planificatrice financière et conseillère principale chez McRae wealth Management, apprécie aussi cette formule : « C’est une autre façon d’inciter les gens à épargner. Si c’est prélevé automatiquement sur la paie, tant mieux. »
Cela dit, la mise en place du CELIAPP collectif représente un enjeu d’éducation impératif pour les planificateurs et conseillers, puisque la cotisation annuelle maximale de 8000$ s’applique à l’ensemble des comptes détenus par une personne, peu importe la plateforme.
L’Agence du revenu du Canada (ARC) précise que les clients qui dépassent cette limite devront généralement payer une pénalité de 1% par mois sur le montant excédentaire le plus élevé du mois.
« Vous continuerez de payer cet impôt mensuel de 1% jusqu'à ce que l'excédent de CELIAPP soit éliminé. Votre excédent de CELIAPP sera réduit ou éliminé par vos nouveaux droits de participation à un CELIAPP (le 1er janvier de l'année suivante) ou en enlevant des montants de vos CELIAPP », écrit l’ARC sur son site internet.
« Il n'y a pas de mécanisme de sécurité en place qui vous empêche d’ouvrir un compte parce que vous n'êtes pas éligible, explique Jacqueline Soong. Il suffit de déclarer être un acheteur d’une première propriété pour l’ouvrir. Le gouvernement ne vérifie pas votre NAS [numéro d’assurance sociale]. Il ne renvoie pas un message d’erreur disant que vous n'êtes pas éligible. »
Autre élément à surveiller : le compte ne peut rester ouvert que 15 ans.
« Je me souviens qu’au début, plusieurs planificateurs voulaient ouvrir un CELIAPP dès que le client avait 18 ans, dit-elle. Mais si on l’ouvre trop tôt, on limite la période d’utilisation. Il vaut parfois mieux attendre. »
Mme Soong ajoute : « Je recommande de commencer par le CELIAPP, mais je m’assure d’avoir une discussion avec mes clients pour qu'ils comprennent que nous ouvrons ce compte avec l'intention réelle d'acheter une maison dans les cinq à dix prochaines années. Nous avons cette conversation dès le départ pour nous assurer que c'est la bonne chose à faire pour eux, que c’est leur décision. »
Bien que les fonds du CELIAPP puissent être combinés à ceux du RAP, Melissa McRae et Jacqueline Soong préfèrent éviter cette avenue. Mme McRae invoque la bonne habitude de ne pas piger prématurément dans son épargne-retraite pour financer des achats. Mme Soong, quant à elle, rappelle l’obligation de rembourser les sommes retirées du REER. « Si les clients achètent une maison, l'étape suivante consiste généralement à fonder une famille. Les finances deviennent plus serrées à ce moment-là », souligne-t-elle.
Desjardins indique que près de 740 000 CELIAPP ont été ouverts durant la première année de leur existence. En fin d’année 2023, leur valeur moyenne se situait juste sous la barre des 4000$.
L’appui des proches de plus en plus important
L’héritage médian est lui aussi en hausse au Canada. Toutes cohortes d’âges confondues, Statistique Canada rapporte que 5% des familles vivaient dans une propriété acquise en tout ou en partie par don ou héritage, et que 9% ont reçu une aide financière sous forme de don ou d'hésitage pour au moins une partie de la mise de fonds. « Lorsqu’on combine ceux qui ont emprunté de l’argent à leur famille et à leurs amis plutôt qu’à une institution financière pour acheter leur maison, la proportion globale des propriétaires qui ont bénéficié d’un héritage ou d’autres types de soutien familial pour intégrer le marché du logement a augmenté pour passer à 4 sur 10 », indique l’organisme fédéral.
Des occasions en planification
« Ce que j'aimerais de l’industrie de la planification, c’est qu’on organise davantage de rencontres familiales », déclare Mme McRae en entrevue avec le Journal de l’assurance, à propos du rôle croissant que les parents devront peut-être jouer pour aider leurs enfants à accéder à la propriété. « Je pense que les personnes qui transfèrent l'argent doivent absolument s'asseoir et accorder beaucoup plus d'importance à la planification successorale, ajoute-t-elle. Et si ce n’est pas dans votre champ de compétence [comme professionnel], dirigez ces clients vers quelqu’un d’autre. »
Si des parents envisagent d’acheter un condo pour leur enfant, par exemple, mieux vaut parfois attendre pour discuter de la stratégie, surtout si l’enfant envisage ensuite d’acquérir un immeuble locatif — ce que le CELIAPP ne permet pas. Dans un cas comme celui-ci, il pourrait être plus avantageux d’inverser les rôles: que l’enfant utilise le CELIAPP pour acheter le condo, pendant que les parents financent l’immeuble à revenus.
Cela dit, les planificateurs et conseillers devront souvent livrer une mauvaise nouvelle avec doigté, car l'accès à la propriété demeure inaccessible dans plusieurs régions. Pour de nombreux clients, la réalité est que le logement, s'il est accessible, peut nécessiter des compromis. À titre d'exemple, Mme Soong rapporte que certains clients ont quitté Toronto pour s'installer dans d'autres villes, voire d'autres provinces, afin d'avoir un logement qui ne soit pas de la taille d'une boîte à chaussures.
Elle a aussi des clients qui n’arrivent tout simplement pas à épargner assez vite pour suivre l’évolution des mises de fonds. « Quand quelqu’un me dit vouloir acheter dans deux ou trois ans, je regarde leurs chiffres très attentivement », confie-t-elle.
« On idéalise beaucoup l’achat d’une maison, mais si on est en couple, sans enfants ni projet d’en avoir, la location n’est pas une si mauvaise option. Ça offre de la flexibilité », ajoute la planificatrice financière. « Il y a des avantages à louer, et j’essaie de les faire valoir auprès de mes clients, surtout quand, mathématiquement, l’achat n’est pas réaliste. »