Le marché canadien de la gestion du patrimoine sera bouleversé au cours des huit prochaines années, sous l’impulsion des ménages fortunés qui opteront davantage pour des solutions intégrées de placement plutôt que pour la sélection de produits d’investissement à la pièce. Les conseillers qui n’adapteront pas leurs stratégies d’affaires à cette réalité risquent de manquer le bateau.Voilà en substance la mise en garde servie par le président de la firme de recherche financière Investor Economics, Earl Bederman, à nombre de conseillers financiers lors d’une présentation sur les perspectives 2004-2014 du marché canadien de la gestion du patrimoine. M. Bederman a pris la parole dans le cadre d’un colloque organisé par le Conseil des fonds d’investissement du Québec, en avril dernier à Montréal.
On assiste à une tendance de fond, fait remarquer Earl Bederman : le marché de la gestion de patrimoine a cheminé d’un marché de vendeurs de produits à celui de spécialistes en conseils financiers.
Ainsi, des données d’Investor Economics révèlent qu’en 1994, 37% du marché de la gestion du patrimoine étaient détenus, non plus par des vendeurs de produits à la pièce, mais par de tels conseillers. En 2004, cette proportion était de 61%. D’ici 2014, elle atteindra 72%.
Selon le président d’Investor Economics, la tendance vers la gestion intégrée d’actifs a pris et prendra davantage d’essor en grande partie en raison du vieillissement et de l’enrichissement des ménages canadiens. L’espérance de vie plus longue aidant, les gens de 55 ans et plus continueront à accumuler du capital. Il s’agit d’une rupture par rapport à la tendance en vigueur durant les années 1990 axée sur la vente de véhicules de placement à la pièce, comme par exemple les fonds communs.
Joint au moment de clore la présente édition, Earl Bederman a réitéré ses affirmations et maintenu son analyse. « La tendance à la gestion d’actifs marque un glissement de tendance qui va de la vente de produits à celle de l’offre de solutions intégrées de placement (…) La plus forte demande proviendra des ménages fortunés », a affirmé M. Bederman.
Résultat : les ventes de fonds communs à la pièce ralentiront au profit des produits intégrés de gestion d’actifs, dont les comptes de gestion intégrés (wrap accounts), des services de gestion à honoraires et des services de gestion discrétionnaire.
Earl Bederman constate de plus que l’émergence de nouveaux produits qui sont prisés par les ménages canadiens, tels que les billets liés à des fonds communs ou à des indices boursiers (linked notes), viendront aussi freiner la progression des ventes de fonds communs à la pièce. « Si vous regardez le marché des fonds, il y a 15 ans, tout était saveur vanille. Maintenant, c’est différent : il y a de nouveaux produits qui entrent dans le marché et représentent une forme de compétition pour les fonds communs », fait-il remarquer.
Des ménages à servir
La plus forte demande pour ces types de services proviendra en grande partie des ménages canadiens fortunés qui ont accumulé plus de 500 000 $ d’actifs ainsi que ceux très fortunés qui ont amassé plus d’un million d’actifs au cours des dernières décennies. Les ménages de plus de 65 ans, notamment, chercheront activement des services de gestion de risques, de stratégies de transfert de richesse d’une génération à l’autre.
M. Bederman identifie ces ménages comme étant le segment de la population du pays à avoir concentré la plus importante proportion d’actifs. Selon les projections de M. Bederman, cette tendance se poursuivra à mesure que les ménages vieilliront. Si bien que les actifs détenus par ces foyers, qui étaient de 1,4 milliard $ (G$) en 1999, passeront à 4,0 G$ en 2014.
« Les rendements sur les placements et l’accumulation de richesse conduisent les ménages à accumuler davantage de richesses au cours des années. Il s’agit d’un effet inflationniste », dit-il. Pour M. Bederman, les richesses de ces ménages sont composées de la totalité des actifs qu’ils possèdent, allant des comptes bancaires aux actions en passant par les obligations.
En 2004, 62% du marché canadien de gestion d’actifs était contrôlé par des ménages de 55 ans et plus, c’est-à-dire par quelque 5,6 millions de ménages. Cette proportion passera à 66,6% en 2009, soit 6,2 millions de ménages, puis à 71,8% d’ici 2014, soit 7,4 millions de ménages, estime M. Bederman.
« Un peu plus de 50% de cette richesse est investie dans des titres à revenus fixes et dans des liquidités. Il s’agit de placements qui rapportent des rendements peu élevés. » M. Bederman prévoit toutefois que la partie investie dans des actions connaîtra une croissance au cours des prochaines années, en raison du fait que les consommateurs voudront voir leurs placements croître, estime-t-il.
M. Bederman a constaté que les actions composaient 38 % des portefeuilles des Canadiens en 1999. Cette proportion était de 43% en 2004. Une tendance à la hausse qui se maintiendra au cours des prochaines années, prévoit M. Bederman, alors que la proportion investie dans des actions atteindra 48% en 2009 et 53% en 2014.
M. Bederman constate que cette croissance se fera au détriment des titres à revenus fixes et des titres monétaires et de leurs équivalents. La pondération des titres à revenus fixes est à la baisse, alors que sa proportion était de 32%, en 1999, elle était de 29% en 2004. Selon les prévisions d’Investor Economics, cette chute se poursuivra à 27% et à 24% entre 2009 et 2014.
Les titres liquides, qui composaient 29% des portefeuilles des ménages canadiens, ont reculé à 27% en 2004. Cette tendance à la baisse se poursuivra et atteindra 23% en 2009 puis 19% en 2014, ajoute M. Bederman.
Le président d’Investor Economics explique avoir observé l’émergence d’un nouveau type de véhicules de placement, les produits hybrides. Il s’agit de billets liés (linked notes), des fonds de fonds (wrap funds) et des fonds indiciels, par exemple.
Ces produits seront appelés à occuper une place de plus en plus importante dans les portefeuilles des ménages canadiens. Ils occuperont plus de 4% des ménages en 2014, contre 1% en 1999, dit-il.
Transfert intergénérationnel
D’autre part, les conseillers financiers ne doivent pas espérer faire fortune dans la foulée du transfert intergénérationnel de richesses, selon Earl Bederman. « C’est ne pas aussi simple que cela paraît, affirme M. Bederman. Ces transferts d’héritage entre générations ne produiront pas les résultats escomptés », dit-il.
Pourquoi? La mort d’un investisseur ne se traduira pas automatiquement par le réinvestissement de sa fortune dans des fonds communs par ses héritiers, selon M. Bederman. « Il s’agit d’une manière naïve de percevoir le monde. » Nombre de ces actifs tomberont entre les mains des époux survivants, prévoit M. Bederman.
De plus, l’espérance de vie ne cesse de s’allonger. Cela a pour effet de retarder le nombre de ces transferts, dit-il.
La demande accrue de solutions intégrées au détriment des ventes de véhicules de placement à la pièce pose le défi aux conseillers financiers de s’adapter à la nouvelle réalité du marché.
Ainsi, la gestion à honoraires connaîtra la plus forte croissance d’ici 2014, révèle M. Bederman. Les ventes de fonds communs à la pièce ne seront plus le moteur de la croissance de l’industrie, met-il en garde. Il prévoit même un ralentissement du taux de croissance des ventes que les fonds ont connu historiquement.
« Les fonds communs de placement sont des véhicules de choix, mais ils sont idéaux pour la masse (…) Les fonds communs ne seront plus aussi attrayants pour les ménages fortunés qui s’intéresseront davantage à des solutions intégrées de placement », ajoute-t-il.
À l’heure actuelle, néanmoins, plusieurs conseillers ne sont pas prêts pour ces changements. La majorité des conseillers financiers et représentants en fonds communs ont surtout connu du succès en vendant leurs produits à un marché de masse, explique Earl Bederman.
Actuellement, il existe un fossé entre l’approche conseil intégré et l’expertise que les conseillers peuvent apporter aux ménages fortunés, rapporte M. Bederman. Il n’y a cependant aucun motif pour que ce fossé puisse être comblé, affirme Earl Bederman. Comment? « À plusieurs niveaux. Il leur faut changer la nature des offres et des services qu’ils proposent pour les adapter aux besoins des individus fortunés », explique M. Bederman.
« Il y a un changement qui s’opère dans l’industrie. Les participants devront trouver des moyens de se positionner et d’identifier les segments de croissance. Il leur faudra identifier des moyens pour que les fonds communs puissent leur servir de point d’entrée dans des segments plus intéressants. »
L’industrie se prépare
Les firmes de fonds ainsi que les assureurs sont-ils prêts pour cette nouvelle réalité du marché?
Nombre de compagnies de fonds, dont CI Financial, Financière MacKenzie et Franklin Templeton, ont mis le doigt sur le pouls du marché qui bat au rythme de la gestion du patrimoine, constate le numéro un d’Investor Economics. Toutefois, éprouvant des difficultés à mettre en marché eux-mêmes les nouvelles solutions intégrées, ces joueurs ont noué des relations d’affaires avec des banques d’investissement notamment afin de faire face à la demande grandissante pour ce type de produits.
Selon Earl Bederman, les assureurs ont également entrepris le virage de la gestion du patrimoine. Les compagnies d’assurance sont aussi en très bonne posture pour affronter cette nouvelle demande, estime-t-il. « La demande pour des produits d’assurance et de gestion de patrimoine, ainsi que pour les produits servant au transfert de richesses entre générations, est à la hausse », explique M. Bederman.
Même si les assureurs ont développé ce type des produits intégrés, il leur reste à créer des mécanismes pour retenir les actifs de leurs clients qui décident de cristalliser leurs actifs au moment de partir à la retraite. À cette étape de la vie de leurs clients, les assureurs risquent de les voir transférer leurs avoirs à des institutions de dépôts, explique M. Bederman. « Même s’ils ont ces mécanismes, cela ne leur garantit pas de pouvoir préserver les actifs », dit-il.