Un accident mortel en Floride peut-il avoir des impacts sur les coûts d’assurance des transporteurs routiers du Québec ? Il est trop tôt pour le déterminer. La famille de la victime d’un accident de la route a récemment obtenu de la part d’un jury floridien des dommages d’un milliard de dollars américains contre deux sociétés de transport, dont l’une de la région de Montréal.
Le courtier Martin Burrowes, président du cabinet Assurances Burrowes, a informé le Portail de l’assurance de ce « verdict nucléaire » lors d’un entretien téléphonique le 21 septembre dernier. La décision a été rendue le 20 août dernier par un jury du comté de Nassau, en Floride, dans l’affaire Melissa Dzion et al contre AJD Business Services et Kahkashan Carrier.
Le transport routier a déjà vécu d’importantes hausses de primes depuis 2018, après des années de résultats médiocres. Les montants de protection requis par la police standard en responsabilité civile ont été augmentés, et les réassureurs ont ajusté à la hausse la tarification de la prime de type parapluie (ou umbrella) dont les camionneurs ont besoin s’ils veulent rouler aux États-Unis en toute quiétude.
Mais cette quiétude est relative, selon Martin Burrowes. « Même pour les grosses flottes, on en a qui prennent des couvertures plus petites dans l’umbrella, voire pas du tout, tellement les primes sont élevées », dit-il.
Dans les poursuites avec dommages corporels aux États-Unis, « il n’y a plus aucun fil conducteur, on ne sait plus à quoi s’en tenir », constate le courtier. Ce jugement d’un milliard de dollars est un sommet et pourrait avoir un impact sur les coûts de la réassurance qui couvrent la police parapluie.
Des réclamations exorbitantes ont aussi été accordées par des tribunaux ailleurs qu’en Floride. « Pour un accident avec décès au Texas, le règlement moyen atteint 44 millions de dollars (M$) US. Alors, même si tu veux t’assurer, où est la limite ? Même si tu paies une prime pour 20 M$ de plus, ça ne donne rien », lance M. Burrowes.
Encore le 15 octobre dernier au Texas, une division du transporteur FedEx a été condamnée à des dommages de 30 M$ par un jury du comté de Harris (dont fait partie Houston), selon ce que rapporte le site Freight Waves. L’accident mortel a eu lieu en 2018 sur l’autoroute 59 près de Tenaha, dans l’est du Texas. À cet endroit, la route compte quatre voies sans séparation entre les deux directions. Vers 1 h 30 du matin et sous une forte pluie, le conducteur de FedEx qui roulait en direction sud a changé de voie avant de heurter le véhicule de la victime.
L’accident
Le jugement rendu en Floride contre les deux transporteurs découle de l’accident mortel survenu dans la soirée du lundi 4 septembre 2017, jour de la fête du Travail, sur l’autoroute I-95 près de Jacksonville. Les faits sont rapportés par les médias locaux qui ont couvert le procès.
Un premier carambolage a été provoqué par le conducteur d’AJD Business Services, quand son camion s’est renversé après une collision avec une voiture accrochée à un véhicule récréatif. Il est 21 h 10. Deux des trois voies de la I-95 sont alors bloquées en directions sud.
À 22 h 34, un camion de Kahkashan heurte les véhicules pris dans le bouchon causé par le carambolage. Connor Dzion, le fils de la plaignante au procès, est tué dans son automobile. Il était âgé de 18 ans et étudiait en première année à l’Université du Nord de la Floride depuis seulement deux semaines. Une douzaine d’autres personnes sont blessées par la collision et 22 véhicules sont endommagés.
L’avocat de la famille Dzion, Curry Pajcic, dirige un cabinet spécialisé dans ce genre de litige automobile. Selon la preuve qu’il a soumise au tribunal, le premier camionneur responsable du carambolage, Russell Rogatenko, n’avait pas de permis valide comme chauffeur de camion. Son dossier de conduite comprenait une longue liste d’infractions, incluant un excès de vitesse sur l’autoroute I-95. Ce camionneur a avoué au procès qu’il était distrait par son téléphone cellulaire. Il avait aussi dépassé la limite légale du nombre d’heures de conduite et roulait depuis 25 heures en provenance de New York.
Dans le cas du deuxième accident qui a causé la mort, Yadwinder Sangha faisait le trajet Montréal-Miami. Le régulateur de vitesse de son camion semi-remorque était réglé à 70 milles à l’heure quand son véhicule a heurté la voiture de la victime. L’enregistreur de données du camion montre que le camionneur n’a appliqué les freins qu’une seconde avant l’impact. Toujours selon le procureur de la plaignante, M. Sangha aurait ignoré les panneaux lumineux qui annonçaient l’accident parce qu’il ne lisait pas et ne parlait pas l’anglais.
Toujours selon le dossier du procureur de la plaignante cité par le site Freight Waves, la route était plate et en ligne droite sur plus d’un mille avant le bouchon causé par le carambolage. M. Sangha aurait eu au moins 50 secondes, à la vitesse où il roulait, pour voir les panneaux lumineux et les clignotants des véhicules d’urgence.
Pour une raison inconnue, le chauffeur responsable de la collision mortelle a réussi à rentrer au Canada. Me Pajcic n’a pas réussi à obtenir les données de son cellulaire auprès de son fournisseur canadien. « Il était distrait, fatigué ou les deux », dit-il.
Le jury, qui a délibéré durant quatre heures après un procès ayant nécessité cinq jours d’audience, a accordé des dommages de 102 M$ à la famille pour la perte de leur fils, soit 86 M$ pour Kahkashan et 16 M$ pour AJD Business Services.
Dans le cas de cette dernière entreprise, établie à Staten Island (New York), elle a aussi été condamnée à payer 900 M$ à la famille en dommages punitifs, en raison de sa négligence lors de l’embauche ainsi que de la supervision de M. Rogatenko.
Depuis l’accident, la famille Dzion a créé une fondation dont la mission est de lutter contre la distraction au volant. Avant la pandémie, elle a pu tenir deux tournois de golf pour lever des fonds en 2018 et 2019. Connor Dzion excellait au golf.
Dans l’industrie
À l’Association du camionnage du Québec, le PDG Marc Cadieux refuse de commenter le cas particulier de cet accident et nous renvoie aux courtiers spécialisés. « Nous n’avons pas de données sur le sujet », dit-il.
Néanmoins, M. Cadieux précise un élément important : lorsqu’un camionneur est impliqué dans un accident, le réassureur qui couvre la garantie excédentaire doit mettre la somme de côté, tant que le recours n’est pas éteint. Quand il y a des dommages corporels, le délai de prescription peut être très long.
Dans les sites spécialisés sur le transport routier aux États-Unis, de nombreux textes rapportent les inquiétudes des gestionnaires de flottes. Le président de l’Association des propriétaires et camionneurs indépendants (OIDA), Todd Spencer, cité par The Trucker, réagit ainsi : « Ces jugements imprévisibles et disproportionnés pousseront les assureurs à cesser de souscrire des polices auprès des camionneurs. »
Impact incertain
Est-ce que ces grosses réclamations et les dommages d’un milliard auront un impact sur l’assurance des camionneurs au Québec ? « C’est drôle à dire, mais pas tellement. C’est de la réassurance, et on verra si les réassureurs ajustent leur tarification en conséquence », indique Matthieu Préfontaine, président de M2 Assurance.
Le courtier rappelle que les primes ont fortement augmenté depuis trois ans dans le transport routier. Les quelques assureurs qui sont toujours présents dans ce marché affichent un meilleur ratio de pertes. « On ne reviendra jamais à la normale qu’on connaissait il y a cinq ans. Mais c’est la même chose pour le transport maritime. Le conteneur en provenance de la Chine qui coûtait 4 500 $ il y a un an, c’est 22 000 $ aujourd’hui », dit-il.
Les fortes hausses de primes sont souvent provoquées par un sinistre important (« shock loss »), comme cela a été le cas pour le camion qui a causé l’accident d’autobus des Brocos de Humboldt. Ce jugement floridien pourrait être un autre sinistre qui aura un impact important sur les coûts de la réassurance. Cependant, Matthieu Préfontaine voit mal comment on pourrait justifier de nouvelles hausses des primes alors que les ratios de pertes sont revenus au beau fixe dans le camionnage.
La prime de la couverture excédentaire que doivent payer les voituriers-remorqueurs demeure problématique, reconnaît le courtier. « Nous ne sommes plus capables de trouver de l’umbrella en ce moment, et les camionneurs roulent en étant couverts par des garanties bien plus basses qu’avant », indique M. Préfontaine.
Il reste à voir comment les juges qui tranchent les poursuites accueilleront cette situation. « La prime standard en responsabilité civile varie de 3 à 5 M$. On ajoute 2 M$ avec l’umbrella. En temps normal, le juge limite les dommages accordés au montant de la protection », dit-il.
Si les plaignants tentent d’en obtenir plus, le transporteur ferme ses portes, tout simplement, dit-il. « On ne peut pas aller plus loin que le maximum prévu dans la police. Si le transporteur est sous-assuré, je vois mal comment ça peut finir. Mais il faut dire qu’aux États-Unis, la situation ne se calme pas. Les poursuites sont de plus en plus sanglantes. »
En raison de la hausse des primes, les transporteurs font beaucoup plus de prévention et ils ne peuvent plus magasiner leur assureur comme avant, selon M. Préfontaine. Certains prennent le risque de rouler sans la protection suffisante en cas d’accident majeur. « Il y en a beaucoup qui ont roulé avec une couverture de seulement 1 M$ pendant la pandémie, parce qu’ils n’arrivaient plus à rentabiliser leurs opérations », dit-il.
Les suites du jugement
Il est peu probable que la famille Dzion puisse obtenir réparation au-delà des sommes qui auraient pu être versées par les assureurs des transporteurs. Les deux sociétés de transport ne seraient plus actives sur le réseau routier américain, selon les données de l’administration américaine responsable de la sécurité du transport routier (FMCSA).
Kakashan Carrier, dont l’adresse indiquée au Registre des entreprises du Québec est à Laval, n’est plus active, mais une autre entreprise porte le même numéro d’entreprise et serait toujours en activité : Fester Transportation. Fondée en février 2009, elle a pris le nom de Kahkashan le 29 mars 2017, avant de reprendre le nom de Fester Transportation depuis le 23 juin 2020.
Selon le site Freight Waves, la firme AJD n’a pas été représentée lors du procès et la firme d’avocats qui la représentait s’était retirée du dossier dès juillet 2019. La police d’assurance de ce transporteur aurait aussi été résiliée à cette même date par Falls Lake National Insurance. L’assureur a offert de verser le montant limite prévu dans la garantie du transporteur, mais sans pouvoir s’entendre avec les plaignants. C’est ce qui aurait poussé la firme d’avocats d’AJD à se retirer du dossier.