Une récente décision procédurale rendue par la Cour supérieure du Québec met en lumière un litige opposant des exploitants de sites Internet à contenu pornographique et La Souveraine, Compagnie d’assurance générale

Les demanderesses sont la société 9219-1568 Québec inc. de même que neuf autres sociétés adoptant la dénomination Aylo (anciennement Mindgeek). Celles-ci poursuivent la compagnie d’assurance pour se faire rembourser des frais de défense encourus dans le cadre de treize actions en justice menées aux États-Unis, dont douze en Californie, et deux autres actions intentées au Canada. 

La somme des montants réclamés dépasse les 100 millions de dollars américains (100 M$ US), incluant le montant de 7,8 M$ US dans le règlement intervenu pour régler l’une de ces actions. 

La société d’assurance refuse la couverture en arguant que les demanderesses ont omis de lui dévoiler l’existence d’un nombre substantiel de demandes de retrait de contenus. Ces demandes ont été formulées par des personnes dont les activités sexuelles ont été filmées et ont été diffusées sur les sites exploités par les demanderesses, en l’occurrence Pornhub, YouPorn, Brazzers, Men.com, etc. 

Dans un jugement rendu le 23 juin dernier, le juge Luc Morin, du district de Montréal de la Cour supérieure, a accueilli la demande en scission d’instance soumise par les demanderesses. C'est-à-dire que le litige a été scindé en deux en raison de sa complexité.

Dans la première phase, le tribunal déterminera si les demanderesses bénéficient d’une couverture d’assurance. Si tel est le cas, la seconde phase visera à établir l’étendue de la couverture offerte par La Souveraine. 

Le tribunal est d’avis que la demande de scission permettra de tenir plus rapidement le débat portant sur l’existence même de la couverture d’assurance. 

Le contexte 

Le tribunal rappelle qu’il n’est pas là pour trancher sur le caractère « sordide » de l’affaire et des poursuites qui en découlent. Le juge Morin fait observer que les demanderesses sont visées par des allégations de trafic humain, d’exploitation de mineurs, de victimisation de personnes non consentantes et de monétisation d’actes criminels sur les sites exploités par ces sociétés.

Certaines de ces poursuites sont menées dans le cadre d’actions collectives. La responsabilité des demanderesses, qui produisent et distribuent ce matériel pornographique, est attaquée de toute part, souligne le tribunal. 

À la suite d’une enquête publiée par le New York Times en décembre 2020, les demanderesses ont été confrontées « à un déluge d’actions judiciaires ». Sans entrer dans les détails scabreux qui parsèment ces poursuites, le tribunal rappelle que dans certains cas, les sociétés poursuivies ont admis des manquements et ont payé des amendes ou des règlements, tandis que des jugements ont été rendus.

La police d’assurance, quant à elle, est entrée en vigueur en décembre 2019 et a été prorogée pour se terminer en janvier 2021. À son expiration, une entente prévoyait que la période de réclamation pourrait s’étendre sur trois années supplémentaires. Les demanderesses ont versé des primes de près d’un million $ US pour couvrir les risques de poursuites judiciaires. 

Police nulle 

Le 29 juin 2022, en prenant connaissance de l’enquête du quotidien américain et des actions judiciaires, La Souveraine informe les demanderesses que la police d’assurance est nulle ab initio (dès l’origine) en raison de la divulgation déficiente qui lui a été faite. 

Le 9 février 2024, les demanderesses intentent leur recours contre l’assureur. Un protocole d’instance est signé par les parties le 5 juillet 2024. La demande de scission d’instance est soumise le 28 janvier 2025. Cette procédure est prévue à l’article 211 du Code de procédure civile

Débat sur la procédure judiciaire 

Lors de l’audience tenue le 10 juin dernier, les demanderesses ont soutenu que la compagnie d’assurance ne subirait aucun préjudice si l’instance était scindée. « Elle risque même de s’en tirer sans frasque si son argument principal sur la nullité ab initio est retenu », lit-on au paragraphe 34 du jugement. En parallèle, les demanderesses affirment qu’elles devront supporter d’importants frais juridiques pendant des années. 

De son côté, La Souveraine souligne que les demanderesses « ont fait le choix stratégique » d’attendre plus de quatre ans avant de manifester leur intention d’enclencher l’obligation de défendre de l’assureur (aussi appelée demande de type Wellington), un devoir légal qui exige de l’assureur qu'il prenne en charge la défense d'un assuré dans toute action intentée contre lui, si les faits allégués dans la poursuite sont potentiellement couverts par la police d'assurance. Ce faisant, les demanderesses ont mis l’assureur devant le fait accompli, en plus de l’empêcher d’être partie prenante du processus de défense. 

Or, toujours selon l'assureur, le recours des demanderesses n’est pas une demande de type Wellington, laquelle présuppose l’existence d’un contrat d’assurance valide et en vigueur. Ce type de requête permet de prévoir les frais de défense à venir, et non pas à rembourser les dépenses déjà faites. 

Le tribunal estime que malgré le caractère sensationnaliste de ce qui est reproché aux demanderesses, la demande relève de l’efficacité du système judiciaire. « Certes, une partie de la trame factuelle qui sera plaidée au stade de la première phase risque de se déverser dans la seconde phase », écrit le juge Morin. Le tribunal veut porter l’attention « sur les immenses bénéfices potentiels » d’un débat scindé. 

Si la position de l’assureur est retenue et que la police est déclarée nulle, il ne sera pas nécessaire de procéder à une deuxième phase plus lourde en matière de débats et de preuves. À l’inverse, si la police s’applique, le débat de la deuxième phase sera plus ordonné, car les paramètres du litige auront été établis, précise le juge. 

Un parallèle rejeté 

Le procureur de La Souveraine a tenté de faire un parallèle entre la demande de scission et la décision rendue récemment dans le litige Benamor c. Ville de Montréal. Pour ce dernier, la Cour supérieure a suspendu la demande de type Wellington faite par le propriétaire immobilier à l’encontre des Souscripteurs du Lloyd’s de Londres. Dans cette affaire, le tribunal devra confirmer ou non l’annulation de la police ab initio par l’assureur. 

 L’existence de ce litige parallèle sur la validité de la police d’assurance ne se compare pas au présent dossier, indique le juge Morin, car les instances étaient déjà distinctes. Contrairement à ce que plaide La Souveraine, la scission de l’instance permet justement de traiter en priorité la question de l’existence du contrat d’assurance. 

Le tribunal est d’avis que la scission d’instance aidera à favoriser une conclusion plus rapide, ce qui « sera de nature à permettre aux victimes de moduler l’exercice de leurs droits contre les demanderesses de manière optimale ».