Imaginez-vous être dans la situation où votre meilleur ami, qui est courtier en placement, vous demande de déposer dans vos comptes personnels des sommes qui lui auraient été données par ses clients en guise de cadeau.

Cet ami, auquel vous vouez une confiance absolue, vous demande ce service pour éviter d’être questionné inutilement par les responsables de la conformité de son employeur. Que faites-vous ? 

Dans le cas de l’intimé visé par une enquête de l’Autorité des marchés financiers, sa fidélité en amitié menace désormais son avenir professionnel. Le Tribunal administratif des marchés financiers (TMF) estime avoir assez de preuve pour que son certificat de représentant en assurance de personnes soit assorti d’une condition lui imposant la supervision rapprochée par son employeur. 

Le jugement du TMF imposant cette ordonnance de supervision a été rendu le 13 mars dernier à l’endroit de Saalim Ghani Shaikh (certificat no 209 034, BDNI no 3069471).

Ce dernier est titulaire d’un certificat en assurance de personnes depuis le 18 septembre 2023. Depuis décembre 2021, l’intimé est également titulaire d’une inscription lui permettant d’agir comme représentant de courtier en épargne collective pour le cabinet de services financiers affilié à la même entreprise qui l’emploie.

Au moment des faits reprochés, l’intimé n’était rattaché à aucun courtier et ne détenait pas de certification en assurance. Il avait détenu précédemment d’autres certificats en placement et en épargne collective. Il est suspendu sans salaire depuis le début des procédures. 

Le contexte 

Les manquements allégués à l’origine de l’enquête ont eu lieu entre août 2020 et août 2021. L’ami de l’intimé se nomme Omer Arif Naek*. Entre août 2020 et août 2021, l’intimé aurait encaissé deux chèques et une traite bancaire, pour une somme totalisant 90 000 $, tirés des comptes d’un couple de clients de M. Naek. 

Le dépôt de la traite bancaire aurait suivi deux tentatives de dépôt de chèques dans les comptes de l’intimé, lesquels auraient été retournés par l’institution financière. 

Les chèques auraient été tirés du compte d’un couple de personnes âgées. Depuis les événements, l’une de ces personnes est décédée et l’autre est âgée de plus de 100 ans. Les interrogatoires menés par l’enquêteur de l’Autorité démontreraient que les victimes auraient été dépouillées par Naek. 

La requête 

Dans sa demande urgente soumise le 22 décembre 2022, laquelle a été entendue un mois plus tard, l’Autorité demande au TMF une ordonnance de suspension provisoire des droits conférés par le certificat et l’inscription de l’intimé, en raison de sa complicité dans le comportement fautif de son ami qui s’apparente à de l’appropriation. 

Le tribunal rejette cette demande de l’Autorité. Il estime que la preuve présentée ne lui permet pas de conclure à une conduite malhonnête de la part de l’intimé. L’enquête ne permet pas de prouver que l’intimé s’est approprié les sommes en question. 

Ce dernier a très rapidement transmis les fonds à son ami, et ceux-ci auraient été remis à une agence de location de voiture pour un véhicule enregistré au nom de Naek. 

L’intimé a immédiatement informé les deux sociétés mises en cause des procédures intentées par l’Autorité. Il a rapidement rencontré les enquêteurs de l’Autorité et s’est soumis à un interrogatoire dans l’espoir de faire avancer rapidement les choses et de maintenir son droit de pratique. 

Le tribunal souligne aussi que l’intimé, qui se représentait sans l’assistance d’un procureur, a verbalisé clairement son attachement à la profession, son désir d’y poursuivre sa carrière et l’importance que cela avait pour lui. 

Il a aussi mentionné son empathie pour les victimes et affirme s’en vouloir de ne pas s’être douté des intentions de son ami qu’il considère presque comme un frère. L’intimé a été témoin au mariage de son ami, lequel a fait de même pour M. Shaikh. 

Les conséquences 

Le TMF rappelle qu’une suspension du droit d’exercice a des conséquences graves et permanentes sur la carrière d’un représentant et sa capacité de subvenir à ses besoins. 

La demande urgente soumise par l’Autorité est une instance en soi, mais elle n’est pas accompagnée d’un acte introductif d’instance dans lequel l’ensemble des mesures administratives requises à l’encontre de l’intimé sont exposées. 

En conséquence, l’intimé ne sait pas si l’Autorité demandera une suspension temporaire ou une radiation permanente, ni la nature des autres mesures qui pourraient être demandées. La durée de l’enquête est aussi indéterminée. Selon le TMF, s’il accordait l’ordonnance demandée par l’Autorité, l’intimé ne saurait pas non plus combien de temps sa carrière serait mise en pause.

Le TMF souligne néanmoins que l’intimé travaillait dans le domaine financier depuis plusieurs années au moment des faits. Il ne pouvait ignorer qu’il était inapproprié d’aider son ami à ne pas éveiller les questionnements des responsables de la conformité de son employeur.

En tant que professionnel avisé placé dans les mêmes circonstances, l’intimé aurait dû savoir qu’une telle conduite était inadéquate. Même s’il n’était alors rattaché à aucun cabinet, l’intimé ne pouvait ignorer le rôle des responsables de la conformité et aider son ami à contourner ces mécanismes. 

En agissant ainsi, il a joué un rôle accessoire, mais indispensable à la conclusion des transactions douteuses, sinon frauduleuses apparemment faites par son ami. 

La décision 

Pour le TMF, l’intimé a fait preuve d’aveuglement volontaire, de négligence, d’incompétence ou d’absence de prudence élémentaire. Mais cela ne justifie pas qu’il accorde l’ordonnance demandée.

Le tribunal juge suffisant de lui imposer la supervision de ses activités par une personne préalablement approuvée par l’Autorité, et ce, pour la durée de l’enquête ou jusqu’à ce qu’une décision sur le fond intervienne, le cas échéant. 

Au soutien de sa demande de suspension provisoire, l’Autorité alléguait un risque de récidive, puisque les gestes posés par l’intimé ont eu lieu alors qu’il n’était pas inscrit. Le tribunal ne partage pas cette opinion. 

En permettant à l’intimé de poursuivre ses activités durant l’enquête sous la supervision rapprochée de son employeur, le TMF estime que le public est suffisamment protégé. 

En date du 19 avril 2024, l’inscription de l’intimé n’a toujours pas été réactivée, selon les vérifications faites par le Portail de l’assurance.

Du côté de l’Autorité, le porte-parole Sylvain Théberge répond ceci à notre demande d’information : « L’absence de réactivation du certificat de l’intimé est en lien avec des éléments qui sont hors de contrôle de l’Autorité ou confidentiels, car reliés à nos enquêtes. Je ne peux malheureusement pas en dire plus. » 

* Cette personne, qui était représentant d’un courtier en placement au moment des faits reprochés, n’est pour l’instant l’objet d’aucune procédure de la part de l’Autorité des marchés financiers. Il n’a pas été possible de savoir pourquoi.