Après avoir connu une croissance exponentielle dans les récentes années, la mouvance des fonds d’investissement à saveur environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) pourrait s’essouffler face à des vents contraires, selon les propos tenus lors du Symposium ESG Québec de l’Association de l’investissement responsable (AIR), qui s’est déroulé virtuellement les 25 et 26 octobre 2022. Le Portail de l’assurance y a assisté. 

Sans lien avec l’événement, Morningstar a fait écho à un ralentissement de ce créneau d’investissement dans son rapport Q3 Sustainable Investment Landscape for Canadian Fund Investors. Coïncidant avec la tenue du Symposium, un article sur le rapport publié par Morningstar le 25 octobre 2022 révèle que seuls cinq fonds communs ont été lancés dans l’espace ESG au troisième trimestre de 2022.

Aucun fonds négocié en bourse (FNB) de type ESG n’a été lancé pour un deuxième trimestre d’affilé. « Dans le passé, nous avons observé une diversité de lancements de produits durables de la part de fournisseurs variés, tant en fonds communs de placement qu’en FNB, mais ce trimestre a été différent », a commenté l’analyste directeur de recherche Abdulai Mohamed. À 243 millions de dollars (M$), les ventes nettes des fonds responsables du troisième trimestre de 2022 ont décliné de 85 % par rapport à celles de 1,68 milliard de dollars enregistrées au trimestre précédent, note M. Mohamed. 

Jean-Philippe Renaut

L’ESG est toutefois confronté à des enjeux qui ne se mesurent pas en ventes, selon une des conférences du Symposium ESG Québec. Conseiller spécial d’Aequo Services d’engagement actionnarial, Jean-Philippe Renaut a rappelé qu’il y a 10 ans, l’intégration explicite de principes non financiers était une toute petite niche de l’industrie. M. Renaut signale l’engouement qui s’est ensuite emparé des principes pour l’investissement responsable (PRI).

Pas de définition claire 

Le conseiller spécial du cabinet de services aux investisseurs institutionnels spécialisé en investissement responsable déplore toutefois l’absence de définition précise de ce qu’est l’investissement durable. Il constate même cette lacune dans un continent précurseur en matière de principes ESG comme l’Europe. « Il y a un manque de processus de vérification (audit) et de réglementation précise pour étiqueter les fonds d’ESG », soutient M. Renaut.

Il rappelle qu’à la fin de 2021, l’Europe a désétiqueté 1000 fonds qui s’affichaient comme ESG (dé-labelisé dans ses mots) en raison de son nouveau règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR). Adopté par l’Union européenne (UE), ce règlement oblige les gestionnaires d’actifs et les conseillers en investissement à publier des informations spécifiques quant à la manière dont ils prennent en compte les risques en matière de durabilité et les principales incidences négatives. Selon une note publiée sur le site de BNP Paribas Asset Management, le SFDR poursuit l’objectif d’orienter davantage d’investissements privés vers des produits financiers durables sur le plan environnemental, tout en évitant l’écoblanchiment. 

« Les Canadiens feraient bien d’en prendre note et de s’assurer que leurs fonds respectent la réglementation. » Jean-Philippe Renaut explique que le SFDR oblige les gestionnaires qui vendent des fonds en Europe à justifier rigoureusement l’impact et les attributs qu’ils prêtent à leurs produits. Plusieurs manufacturiers ont ainsi dû remettre leur documentation marketing sur la table à dessin, mentionne-t-il. 

De ESG à… E 

Nous voyons aussi apparaître un contre-mouvement qui dit que l’ESG fait mal à l’économie. L’ESG serait woke, anticapitaliste. – Jean-Philippe Renaut 

Il remarque un vent contraire selon lequel plusieurs voudraient laisser tomber le S et le G de ESG pour ne se concentrer que sur l’environnement, parce que l’impact sur ce volet est prioritaire alors que tout le reste serait une distraction. Ce vent s’est attisé dans les dernières années, constate M. Renaut. « Nous voyons aussi apparaître un contre-mouvement qui dit que l’ESG fait mal à l’économie. L’ESG serait woke et anticapitaliste », énumère-t-il.

On peut comprendre certaines critiques, relativise toutefois le conseiller spécial d’Aequo. Il a rapporté des « propos de couloir » selon lesquels un PDG d’une pétrolière albertaine se demandait comment attirer de nouveaux fonds européens pour financer ses opérations. « Des entreprises sont bien conscientes que leur coût d’accès au capital augmente graduellement, avec la réglementation et les exigences que les investisseurs ont à l’endroit de leurs opérations et leur modèle d’affaires. »

Jean-Philippe Renaut prévient toutefois de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. « Les émissions de carbone ne sont qu’une petite facette facilement mesurable d’un large éventail de problèmes interreliés et plus complexes les uns que les autres », rappelle-t-il. M. Renaut fait ainsi allusion aux enjeux de diversité, d’équité, d’inclusion et de transparence que font intervenir les aspects sociaux et de gouvernance des fonds d’investissement responsables.

Pic et questionnement 

Bouchra m'zali

Professeure titulaire en responsabilité sociale à l’École des sciences de la gestion (ESG UQAM), Bouchra M’Zali collabore depuis longtemps avec des gestionnaires de plusieurs continents. Elle se souvient qu’il y a 15 ans, la Pologne était réfractaire au mouvement ESG parce qu’elle l’associait à un passé socialiste qu’elle souhaitait oublier. Les choses ont changé et l’engouement pour l’ESG a gagné le pays, entraîné par les exigences de grandes multinationales comme le manufacturier automobile Volkswagen, note Mme M’Zali. 

« On sent qu’il y a eu un pic, et qu’il y a maintenant un questionnement », remarque la professeure titulaire de l’ESG UQAM. Elle mentionne que des multinationales soumises à des réglementations telles que le SFDR amènent aussi de petites entreprises dans les pays en voie de développement à implanter pour la première fois des normes de rémunération et de sécurité au travail.

Les entreprises s’inquiètent de voir paraître des informations défavorables sur les réseaux sociaux. « Il y a quelques années au Maroc, les gens ont boycotté Danone », signale Mme M’Zali. Ce boycottage de la filiale marocaine de Danone qui s’est déroulé en 2018 visait à protester contre la cherté de la vie. Danone avait profité du ramadan [mois de jeûne musulman, NDLR] pour augmenter le prix de ses produits laitiers, relate-t-elle. Selon la professeure titulaire, le monde n’aurait jamais cru possible un tel ralliement par le passé. « Les entreprises ont maintenant pris conscience des risques extrafinanciers qui pèsent sur elles », souligne Bouchra M’Zali. 

Réjean Nguyen

Directeur, investissement durable d’Addenda Capital, Réjean Nguyen rappelle qu’il aurait été inimaginable 10 ans auparavant de parler de changements climatiques ou d’empreinte carbone avec une entreprise. « Nous avons maintenant des discussions avec les entreprises sur le rôle de la compensation carbone dans leur stratégie, et sur l’innovation technologique qui contribue à réduire de manière permanente leurs émissions », dit-il. 

Écart de perception 

Revenant sur les vents de face identifiés par le modérateur du panel, M. Nguyen évoque le cycle de l’innovation, qui commence par l’euphorie. « Pendant des années, nous avons dit que l’intelligence artificielle, la cryptomonnaie et la chaîne de blocs changeraient le monde, que nous pourrions abandonner le système bancaire. Je vois l’investissement durable suivre le même pattern. » Il note la croissance fulgurante depuis 2017 du nombre de pays signataires d’ententes visant la réduction des gaz à effet de serre. Par exemple, près de 90 pays ont signé à l’automne 2021 le Global Methane Pledge, une entente visant à réduire les émissions de méthane de 30 % d’ici 2030, par rapport à leurs niveaux de 2020. Le Canada y a apposé sa griffe. 

Régean Nguyen croit que l’industrie a maintenant vu les limites de ce que peut accomplir l’investissement responsable ou durable. « La perception sur leur impact était qu’ils changeraient ou solutionneraient des enjeux comme les changements climatiques et les droits de la personne. On tombe dans la phase de désillusion. Tous réalisent que l’investissement responsable ne fait pas vraiment ça », dit-il.

Selon les explications de M. Nguyen, deux perceptions existent en investissement responsable. Selon la première, l’ESG est intégré aux processus du gestionnaire de fonds (ESG as a process). Il fait alors partie d’une mosaïque d’informations qui calibre la valorisation d’une entreprise, et mène à la décision d’y investir ou non. Selon la deuxième, l’ESG est vu sous l’angle d’un produit (ESG as a product). L’investisseur individuel se demande alors si le produit dans lequel il investira aura un impact sur les parties prenantes, l’économie et la société. 

« Le milieu financier pense processus alors que M. et Mme tout le monde pensent impact, lorsqu’ils entendent parler d’investissement responsable. Le vent de face que l’on perçoit est l’écart entre ces deux perceptions », dit le directeur de l’investissement responsable chez Addenda Capital. 

L’argument économique 

Jean-Philippe Renaut observe que la perception de l’investissement responsable est tranchée selon la ligne de parti et les principales activités économiques des États américains. Il songe à la Virginie occidentale, dont le charbon est l’une des principales ressources. L’État dit que l’investissement selon les principes ESG fait mal à l’économie. Il estime que le mot « impact » prête à confusion : parle-t-on d’impact des placements ESG, d’impact réel ? Et quels sont les risques ? s’interroge-t-il. 

Bouchra M’Zali a répondu que le discours des professionnels du secteur financier et celui des environnementalistes doivent mieux s’arrimer, parce que l’investissement responsable ne pourra pas tout changer. « Nous n’enlèverons ni le charbon ni le pétrole demain matin », ajoute Mme M’Zali. Il lui apparaît impossible de demander à une compagnie de faire migrer tous ses camions de transport de matériel à l’électrique dans un court laps de temps. « Cela coûte une fortune. Il faut l’amortir et on perd son degré de compétitivité », signale la professeure.

Il faut construire dans un horizon de plus long terme, estime-t-elle. Elle prend l’exemple d’un producteur qui effectue le virage vers la production de café équitable. « Au départ, cela coûtera plus cher parce que l’entreprise doit intégrer des critères et changer ses façons de faire. » Ce coût élevé au départ est un frein pour les PME qui veulent passer à un autre niveau, croit Mme M’Zali. Elle ramène sur le tapis une de ses propositions qui lui est chère : créer un fonds de transition qui aiderait les entreprises à franchir cette barrière. 

Les chiffres rassurent 

Les lettres ESG ne sont pas des silos, insiste Bouchra M’Zali, tout comme le mot environnement ne désigne pas uniquement les changements climatiques. Ce ne sont pas non plus des concepts aisément mesurables. « Les gens sont rassurés lorsqu’ils voient des chiffres. On essaie de faire la même chose avec l’environnement, le social et la gouvernance, ce qui n’est pas possible », dit-elle. Mme M’Zali croit qu’il faut laisser le temps aux critères se cristalliser. « Il ne s’est rien fait pendant des années et nous sommes en train de prendre conscience », ajoute-t-elle.

Au moment d’interpréter les qualités ESG d’une entreprise ou d’un fonds, Bouchra M’Zali prévient contre la tentation de comparer l’incomparable. « Ce qui est tolérable ou bon pour moi ne l’est pas nécessairement pour quelqu’un d’autre. » Les enjeux dépendent des secteurs d’activité, poursuit Mme M’Zali. Elle explique que la question de l’émission de gaz à effet de serre n’aura pas la même importance pour une banque que pour une compagnie pétrolière. En revanche, le degré de protection des données personnelles des clients sera crucial dans l’analyse du risque d’une institution financière.