La ville de Rawdon, dont les représentants avaient refusé l’accès au site du foyer d’un incendie à l’expert en sinistre d’Intact Assurance, a échoué en cour à bloquer la poursuite de l’assureur, qui lui réclame le montant de l’indemnité versée aux propriétaires de l’immeuble détruit par le feu.

Dans un jugement rendu le 26 avril, le juge Pierre A. Béliveau, de la Cour supérieure du Québec, a rejeté la demande en irrecevabilité présentée par Rawdon. La poursuite d’Intact pourra donc suivre son cours. Le juge ne s’est toutefois pas prononcé sur la somme de 3 596 247 $ que l’assureur exige de la municipalité. Cet aspect sera débattu lors d’une autre procédure à venir.

Refus d’accès au site d’un sinistre

Le 7 mars 2021, un incendie avait sévèrement endommagé une résidence pour aînés de Rawdon dont Intact est l’assureur. Le feu aurait pris naissance dans la salle mécanique. Le lendemain, un expert en sinistre se présente sur les lieux dans le but d’examiner la scène du sinistre et d’en déterminer la cause. Les représentants de ville lui en refusent toutefois l’accès. Le surlendemain, l’expert retourne sur place en compagnie d’un ingénieur. Ils constatent alors que le site a été altéré sans qu’ils en soient avisés.

Intact tente plus tard de reconstituer la scène et de récupérer les équipements susceptibles d’être à l’origine du feu, mais tire la conclusion qu’il ne lui est plus possible d’en démontrer la cause exacte. Quelques jours avant l’incendie, une entreprise avait réparé la chaudière de chauffage électrique. L’assureur soutient que sa responsabilité aurait pu être engagée ou démontrée si les lieux et les composantes de la chaudière n’avaient pas été altérés de façon si importante. Sauf qu’il n’est plus en mesure de le prouver.

Intact indemnise son client pour la somme de 3 596 247 $, mais il réclame à la ville la totalité du montant versé à son client, alléguant que sans son refus d’accéder au site, il aurait été en mesure d’identifier la cause exacte de l’incendie et d’exercer un recours contre son responsable.

Demande d’irrecevabilité rejetée

Devant la Cour supérieure, la ville de Rawdon a demandé le rejet de la poursuite sous deux motifs : 1) l’absence de lien causal entre la faute alléguée et les dommages réclamés ; 2) l’absence de recours indépendant pour destruction de la preuve en droit québécois.

Se référant à l’arrêt Bohémien vs Barreau du Québec qui fait toujours autorité, le juge a rappelé en matière d’irrecevabilité que le Tribunal n’a pas à décider des chances de succès du demandeur, ni du bien-fondé des faits allégués. Dans l’incertitude et en cas de doute, il faut éviter de mettre fin prématurément à un procès et laisser au demandeur la chance d’être entendu sur le fond.

Débat sur le lien de causalité

Rawdon soutient que sa faute est survenue après l’incendie et qu’il n’est pas à l’origine du sinistre, ni du préjudice subi par l’assureur. Intact rétorque qu’en lui empêchant l’accès au site et en altérant les lieux, elle a rendu « illusoire » l’exercice d’un recours qui lui aurait permis de récupérer les sommes versées à son assuré auprès d’un tiers responsable.

« Le recours d’Intact est certes peu commun, écrit la Cour supérieure, mais il serait hasardeux, au stade préliminaire de l’irrecevabilité, de statuer sur l’inexistence ou l’insuffisance d’un lien de causalité entre la faute reprochée à la municipalité et les dommages qui lui sont réclamés. N’eût été des gestes reprochés à la ville, Intact aurait-elle bénéficié d’un recours subrogatoire ayant des chances de succès ? (…) Il s’agit là de questions auxquelles il n’est pas possible de répondre sans le bénéfice d’une preuve plus complète. La seule possibilité, même faible, qu’un lien de causalité puisse être démontré par une preuve prépondérante, milite en faveur du maintien du recours ».

La destruction de la preuve en droit québécois

Deuxième argument de Rawdon, il n’existerait, en droit québécois, aucun droit d’action distinct et indépendant résultant de la destruction de preuve. Le recours d’Intact n’aurait, en conséquence, aucun fondement légal. Cet enjeu est capital. À quoi s’exposent les parties qui détruisent les preuves d’un sinistre ?

« Cela n’apparaît pas aussi simple que le souhaite la municipalité », commente le juge Béliveau. Le Code de procédure civile du Québec stipule que les parties doivent s’assurer de préserver les éléments de preuve pertinents et que la partie en possession d’un élément matériel est tenue de le préserver ou, le cas échéant, une représentation adéquate qui permette d’en constater l’état jusqu’à la fin de l’instruction. »

Bien que la loi ne prévoit aucune sanction spécifique au fait de ne pas respecter l’obligation de préserver la preuve, on ne peut concevoir que le défaut d’en assurer le respect soit sans conséquence, commente la Cour.

« Si les circonstances d’une affaire démontrent l’existence d’une faute en lien avec la disparition, la suppression ou la destruction d’une preuve, les règles usuelles de la responsabilité civile doivent trouver application, s’il en résulte un préjudice pour une partie, affirme le juge. L’accès aux éléments matériels de preuve et la conservation de ceux-ci sont essentiels à la détermination de la cause d’un sinistre et à l’analyse de la responsabilité potentielle de tiers. Le défaut de s’y soumettre peut entraîner d’importantes conséquences pour une partie, incluant celle de la priver d’un recours judiciaire (…). »

Les faits, ajoute-t-il, ne permettent pas d’écarter que la que la municipalité ait pu commettre une faute, ni que celle-ci puisse être à l’origine d’un préjudice subi par Intact. De plus, dit toujours le juge, ce que l’assureur reproche à Rawdon dépasse le cadre strict de la destruction de la preuve, mais vise également son refus de permettre à ses experts d’accéder aux lieux du sinistre alors qu’on le demande dès le lendemain de l’incendie.

Tout en rappelant qu’il ne lui appartenait pas à ce stade préliminaire d’évaluer la difficulté que pourrait avoir Intact à faire la preuve de la faute de Rawdon et des dommages qui en ont peut-être résultés, la Cour supérieure a rejeté la demande en irrecevabilité de la ville et la poursuite d’Intact pourra donc se poursuivre. Il appartiendra à un autre juge lors d’un autre volet juridique de trancher sur le fond du débat.

« Comme c’est un dossier judiciarisé en cours d’instance, nous ne pouvons émettre quelques commentaires que ce soit », a indiqué Intact au Portail de l’assurance