Les assureurs n’ont plus le choix de prendre le virage numérique, car les clients exigent la même expérience que pour leurs autres formes de consommation. Lors d’un débat tenu à la conférence Insurtech Québec la semaine dernière, on a tenté de mesurer l’impact de ce virage sur les pratiques des assureurs.

Le débat en clôture de la journée était animé par Félix Martineau, qui travaille en développement des affaires et au service-conseil chez IBM Canada.

Selon Benjamin VonEuw, leader du centre d’innovation chez iA Groupe Financier, l’impact du virage numérique est généralisé à l’ensemble des industries, tous secteurs confondus et à différents niveaux. Les entreprises en télécommunications ont dû s’y mettre il y a 20 ans, les banques il y a 10 ans, mais pour les assureurs, ça reste encore un phénomène relativement nouveau. « En assurance de dommages, le cycle de vie est un peu plus rapide, alors on peut plus facilement innover et apporter des changements », dit-il.

En assurances des particuliers, qui est le volet principal des activités chez iA, le cycle de vie est beaucoup plus long, ajoute M. VonEuw. Certaines parties du processus de réclamation peuvent être numérisées, mais le contact direct avec une personne doit être maintenu. En conséquence, l’impact varie et l’équilibre doit être maintenu en tout temps, insiste-t-il.

Des changements faciles à implanter

Philippe Gosselin, directeur de l’innovation, stratégie partenariat et innovation stratégique chez Desjardins Groupe d’assurances générales, a été aux premières loges de plusieurs innovations dans son entreprise, dont la principale étant Ajusto. Tout comme son collègue d’iA, il reconnait que les changements sont plus faciles à implanter en assurance de dommages avec le renouvèlement régulier des polices.

Frédérique Leclerc, vice-présidente au marketing et aux stratégies numériques à La Capitale Groupe financier, constate aussi que les impacts varient en fonction du mode de distribution des produits, sans intermédiaire, avec des agents ou par le réseau de courtage.

Éric Benoit, vice-président ingénierie, innovation et technologie de l’information (TI) chez SSQ Assurances, estime de son côté que les changements influencent principalement les pratiques dans les technologies de l’information utilisées pour distribuer les produits et gérer les réclamations.

Selon lui, deux grands courants ont des impacts qui sont encore difficiles à mesurer : 1) l’exploitation des données par l’utilisation de l’intelligence artificielle, même si l’on sait que dans certains segments de marché, on arrive déjà à exploiter le potentiel des algorithmes ; 2) l’utilisation de l’infonuagique pour entreposer les données, avec les difficultés d’intégration et d’interdépendance des systèmes.

Un processus par étapes

Tous les assureurs doivent investir pour assurer la pérennité de leur modèle d’affaires, ajoute Frédérique Leclerc. Les approches varient en fonction des objectifs propres à chaque entreprise. Par exemple, Economical a créé un produit d’assurance en mode direct avec Sonnet, dans un environnement numérique.

Il y a des étapes à franchir pour accomplir le virage numérique, souligne Benjamin VonEuw. Il est certainement plus facile pour une entreprise naissante de réaliser le virage que pour un assureur classique dont les systèmes patrimoniaux ont été conçus il y a plusieurs années, voire quelques décennies dans certains cas.

« Il faut savoir d’où l’on part, connaitre les éléments que l’on peut changer rapidement, et mettre les pièces dans le bon ordre pour y arriver. Utiliser l’intelligence artificielle, quand on n’a pas les données, c’est un peu plus difficile », indique-t-il.

Maintenir la rentabilité

Philippe Gosselin rappelle que l’assureur doit mener ces changements tout en maintenant sa rentabilité. Quand la marge bénéficiaire d’un produit est mince, il y a alors avantage à numériser au maximum le processus d’affaires. « Permettre le transfert de photos en assurance auto, ça évite les visites chez le carrossier », cite-t-il en exemple.

Les attentes des clients ont été modifiées à cause des changements apportés dans les autres secteurs commerciaux, souligne-t-il. Autrefois, acheter un billet d’avion était une entreprise complexe et il fallait conserver précieusement les nombreuses copies carbone. Le processus est bien plus simple aujourd’hui, et cette simplicité crée des attentes chez les clients pour tous les autres services.

L’assureur qui trouvera le moyen de corriger le plus rapidement le tir en matière de service à la clientèle obtiendra un avantage sur la concurrence de manière indéniable. En assurance de dommages, il y aura de nouveaux joueurs d’ici cinq à dix ans et certains assureurs se feront éjecter du marché, ajoute-t-il. Le client n’aime plus attendre au bout du fil. « Ce besoin-là, je ne pense pas qu’on y réponde très bien aujourd’hui, on a du retard là-dessus », dit M. Gosselin.

Le problème avant la solution

Philippe Gosselin rappelle qu’en matière de technologie, il arrive parfois que l’on cède au travers de « tomber en amour avec une technologie, et non pas avec un problème. On peut avoir la meilleure solution technologique, mais si elle ne permet pas de résoudre un problème, à quoi ça sert ? C’est une erreur commune, on la fait tous, je l’ai fait encore il y a six mois », dit-il.

Il donne l’exemple de la blockchain : « Je n’ai pas encore trouvé le véritable problème que cela permet de régler. Il y en a surement, mais dans mon milieu de l’assurance, je ne le vois pas encore, alors je ne cours pas après ça », dit-il. Il faut arriver à s’isoler du bruit ambiant qui vient avec les tendances à la mode, suggère M. Gosselin.

La pression à la simplification des processus d’affaires augmente, note Frédérique Leclerc. Selon elle, le bon réflexe est d’écouter les attentes des clients et de trouver les outils qui ajouteront de la valeur à l’offre de service, tant pour le client que pour l’assureur. Il faut faire les bons choix, reconnait-elle, car les moyens ne sont pas illimités.

Félix Martineau souligne qu’il est impossible d’assister à une conférence dans ce domaine sans « se faire casser les oreilles par l’exemple de Lemonade, qui a remboursé une réclamation en trois secondes ».

Éric Benoit ne voit pas l’utilité de tenter de répliquer le modèle de Lemonade, dont les résultats ne sont pas aussi éclatants, souligne-t-il. Autrefois, les assureurs se ressemblaient pas mal tous. De plus en plus, ils essaient de se distinguer de leurs concurrents, notamment par les outils numériques. Les besoins changent, et il y a plus d’une clientèle, alors il faut donc diversifier l’offre de service pour satisfaire les besoins de tous les clients. « L’important, c’est d’avoir un bon plan de match », dit-il.

Données et confidentialité

Éric Benoit reconnait que tous les assureurs peuvent faire des progrès dans la convivialité de leur système, tant pour le réseau de distribution que pour la clientèle en assurance directe.

Les objets connectés fournissent une quantité phénoménale de données, souligne Philippe Gosselin, et la demande sociale n’est pas toujours claire en matière de respect de la vie privée. À ce sujet, il constate que l’opinion publique a beaucoup évolué ces derniers mois. « Je ne veux pas que Guy Cormier soit obligé de donner une entrevue à RDI à cause de moi », dit-il. On doit écouter la demande sociale et être un citoyen corporatif exemplaire, ajoute-t-il.

Benjamin VonEuw souligne la nécessité de concilier les attentes des clients et le nouveau cadre règlementaire qui découle de la loi 141 et les exigences de conformité.

Frédérique Leclerc répète que les attentes des clients évoluent. Elle travaille à moderniser les plateformes numériques de La Capitale, et le mot d’ordre est la simplicité.

Chez DGAG, le nouveau dada de Philippe Gosselin est l’utilisation des données publiques et de la cartographie. « On pense pouvoir régler plusieurs problèmes en exploitant mieux ces ressources », dit-il.

Éric Benoit avoue avoir une obsession pour améliorer le processus transactionnel en assurance. « La lourdeur, ce n’est pas une bonne chose, et dans le monde dans lequel nous sommes, ça ne peut plus être toléré », conclut-il.