L’application de la limitation de la responsabilité en droit maritime a été illustrée dans le cadre d’un débat tranché par la Cour suprême du Canada il y a une décennie. Me Jean-François Bilodeau, du cabinet Borden Ladner Gervais, était l’un des avocats dans ce litige. 

En juin 2006, un pêcheur de crabes de Baie-Comeau, Réal Vallée, vérifiait ses lignes de casier lorsque l’une de ses ancres s’est accrochée dans un câble sous-marin reposant sur le lit du fleuve. 

Croyant qu’il n’est pas en usage, sur la base de son témoignage, il le sectionne une première fois, et encore une autre fois avec une scie circulaire quelques jours plus tard. Il a alors provoqué une panne majeure de fibre optique sur la Côte-Nord. Quelques jours plus tard, il est allé se dénoncer lui-même à la police après avoir lu un journal quotidien où l’on parlait de la rupture du câble. 

Les sociétés Telus et Hydro-Québec étaient copropriétaires du câble installé en 1999. La réparation a coûté cher et elles ont ainsi réclamé 980 433,54 $ au pêcheur et à la société Peracomo, propriétaire du bateau de pêche Realice.  

Les défenderesses ont mis en cause leur assureur, Royal & Sun compagnie d’assurance du Canada. L’assureur a refusé de les indemniser. Me Bilodeau représentait l’assureur dans ce litige. 

« Il a été mis en preuve que Monsieur Vallée se promenait avec un navire dont il n’avait pas mis des cartes à jour depuis 20 ans », explique Me Bilodeau. Il n’a même pas communiqué avec la Garde côtière avant de couper le câble. 

Le pêcheur s’était déjà accroché au même câble en 2005. Il avait vu le câble, sans savoir de quoi il s’agissait, mais il a pu dégager son ancre. Après la saison de pêche, il a raconté avoir vu une présumée carte maritime sur le mur d’un musée, laquelle lui aurait fait croire que le câble était abandonné. Son explication n’a pas été jugée crédible par l’assureur ni par le juge de première instance ou les tribunaux d’appel.  

Le juge de première instance souligne néanmoins que l’Association des pêcheurs de crabe de la zone 17, auquel faisait partie M. Vallée, ne figurait pas sur la liste des associations de pêcheurs fournie par Pêche et Océans Canada à Telus. 

En l’espèce, si M. Vallée s’était départi de son ancre ainsi que de l’amarre et de la bouée en cause, il aurait subi une perte d’environ 250 $. 

Me Bilodeau relate un fait qui n’est pas rapporté dans les décisions des tribunaux. Après avoir sectionné le câble une deuxième fois, « il prend le câble de 800 mètres de long puis il va le jeter au milieu du fleuve Saint-Laurent en se disant : “Je ne me reprendrai plus dedans”. » 

L’exclusion 

La Loi sur la responsabilité maritime (LRM) du Canada limitait la responsabilité à 500 000 $, comme le Realice avait un tonnage inférieur à 300 tonnes. Mais en première instance, la Cour fédérale estime que les défenderesses n’ont pas droit à cette limitation. Selon le tribunal, ce plafond ne vaut pas lorsque le dommage est imputable à l’acte intentionnel et téméraire d’une personne. En outre, la police ne s’applique pas en raison de « l’inconduite délibérée » du pêcheur, une exclusion prévue au contrat d’assurance. 

Le jugement rendu le 6 mai 2011 accorde le plein montant réclamé par les demanderesses et a donné raison à l’assureur dans sa négation de la couverture, condamnant ainsi les parties intimées à régler la somme due, soit 1 213 320 $. Le 29 juin 2012, la Cour d’appel fédérale maintient le jugement de première instance.  

Souci moral 

La Cour suprême entend l’affaire au mois de novembre 2013. L’assureur fait valoir que l’objectif de l’exclusion légale de l’assurance responsabilité maritime en cas d’« inconduite délibérée » comporte deux volets. « En premier lieu figure la défense de l’ordre public. Il existe en effet un souci d’ordre moral d’empêcher l’assuré de se prévaloir de la garantie d’assurance pour se soustraire aux conséquences de son inconduite délibérée », résume la Cour suprême dans son jugement livré le 23 avril 2014. 

« En second lieu, l’exclusion vise à favoriser l’assurabilité en matière de responsabilité maritime, dont l’assise est l’indemnisation de risques ou de périls imprévisibles. L’assureur peut tenter d’évaluer le risque que présente un péril imprévu, mais il lui est impossible de chiffrer le risque afférent à un acte qui relève entièrement de la volonté de l’assuré », lit-on au paragraphe 47 du jugement. 

L’une des raisons d’être de la limitation de la responsabilité est de faire en sorte que l’on puisse s’assurer à un prix abordable, car l’obligation de réparation ne pourra dépasser le maximum fixé. « Indépendamment du risque assuré, les limites d’assurance correspondent au montant maximal que le transporteur ou l’affréteur peut être tenu de verser », indique la Cour en citant un ouvrage de doctrine portant sur la notion de l’inconduite délibérée. 

Appel accueilli partiellement 

Les cinq juges de la Cour suprême n’ont pas rendu une décision unanime, mais majoritaire, à 4 voix contre une. La plus haute cour infirme une partie des décisions antérieures en rétablissant la limitation de responsabilité prévue à l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes. Cet article s’applique au Canada en vertu de l’article 26 de la LRM. Cette limitation prévue par la Convention est quasi absolue, rappelle-t-on. 

L’exclusion aux fins de la garantie d’assurance est maintenue et l’indemnisation n’a pas à être payée par l’assureur. Le pêcheur peut être tenu personnellement responsable du dommage, conclut le juge Thomas A.Cromwell qui a rédigé l’opinion majoritaire. 

Cette « inconduite délibérée » du pêcheur est à l’origine du dommage, de sorte que la Cour suprême conclut que l’indemnisation est exclue aux fins de la garantie d’assurance. « L’exclusion pour conduite délibérée vise à distinguer les types de périls assurés de ceux qui ne le sont pas », lit-on au paragraphe 51 du jugement. 

La plupart des affaires où l’inconduite délibérée a été jugée sont reliées au sabordage d’un navire pour toucher le produit de l’assurance. « Ce comportement doit inclure une faute intentionnelle, mais aussi une conduite qui témoigne d’une insouciance téméraire au vu d’une obligation de connaissance », ajoute le jugement majoritaire. 

Comme le câble était une nuisance pour l’activité de pêche, M. Vallée aurait dû connaître son existence. En sectionnant le câble, il a couru un risque déraisonnable dont il avait subjectivement conscience et il a fait preuve d’insouciance quant aux conséquences. 

Cependant, les règles qui s’appliquent en droit maritime sont plus strictes. Pour écarter cette limitation de responsabilité prévue à la LRM, il faut aussi prouver l’intention de provoquer le dommage ou encore démontrer que l’auteur est conscient de la témérité de son geste et de ses conséquences.  

Selon la majorité du tribunal, cette preuve n’a pas été faite en première instance. « Le droit à la limitation de la responsabilité est seulement exclu lorsque le dommage voulu ou prévu par “la personne responsable” correspond au dommage effectivement subi par le demandeur », indique la Cour suprême en citant un ouvrage de doctrine. 

La dissidence 

Dans son jugement minoritaire, le juge dissident Richard Wagner partage l’opinion de ses collègues concernant l’application de la limitation de responsabilité prévue à la LRM. Il estime cependant qu’en fonction de ce même raisonnement, les défenderesses auraient dû bénéficier de la protection de leur police d’assurance, car rien dans le dossier ne permettait d’imputer au pêcheur l’intention de causer de tels dommages. 

« Si M. Vallée croyait sincèrement que le câble était abandonné et hors service, on ne saurait présumer qu’il avait connaissance des dommages qu’il causerait en le sectionnant », indique le juge Wagner. En conséquence, la couverture ne pouvait être niée par l’assureur et le pêcheur pouvait aussi limiter sa responsabilité. 

Dans d’autres décisions rendues par la Cour suprême, poursuit le juge Wagner, on précise que les concepts de négligence grossière, d’inconduite délibérée et d’inconduite téméraire ne sont pas analogues. L’inconduite délibérée ou téméraire suppose inévitablement une connaissance subjective des risques associés à l’acte en cause, tandis qu’il peut y avoir négligence grossière indépendamment de son intention ou de ce à quoi pensait l’auteur du geste. 

Le juge Wagner est d’avis que si la personne peut limiter sa responsabilité, elle ne devrait pas perdre le bénéfice de sa garantie d’assurance pour les mêmes gestes, « car cela risquerait de rompre l’équilibre, la cohérence et l’équité qui marquent certaines dispositions d’assurance lorsqu’elles réduisent la portée et la protection d’une police d’assurance responsabilité ». 

M. Vallée a cru sincèrement, mais erronément, que le câble était abandonné. Dès qu’il a été informé des dommages qu’il a causés, il s’est livré aux autorités. Si le câble avait été sous tension, il aurait pu s’électrocuter et il le savait. Il est néanmoins passé à l’action, ce qui prouve qu’il ne croyait pas qu’il était utilisé.

Cet article est un Complément au magazine de l'édition de septembre 2024 du Journal de l'assurance.